Métrique en Ligne
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Marceline DESBORDES-VALMORE
POÉSIES
1830
IDYLLES
LES DEUX BERGÈRES
Doris
Que fais-tu, pauvre Hélène, au bord de ce ruisseau ? 12
Hélène
Je regarde ma vie, en voyant couler l’eau. 12
Son cours languit, Doris, il n’aime plus la rive ; 12
Dans nos champs qu’il arrose il roule quelque ennui. 12
5 Écoute ! il porte au bois sa musique plaintive ; 12
Et je voudrais au bois me plaindre comme lui. 12
Doris
De quoi te plaindrais-tu ?
Hélène
Je ne saurais le dire.
Ce ruisseau parait calme, et pourtant il soupire. 12
On ne sait trop s’il fuit… s’il cherche… s’il attend… 12
10 Mais il est malheureux, puisque mon cœur l’entend. 12
Doris
Tu rêves. Son cristal est pur, vif et limpide ; 12
On le dirait joyeux de caresser des fleurs. 12
Hélène
Pour moi, j’y reconnais une douleur timide : 12
Souvent dans un sourire on devine des pleurs. 12
15 Toi qui chantes toujours, tu ne peux le comprendre. 12
Ma voix n’a plus d’essor, et j’ai le temps d’apprendre 12
Qu’un chagrin se révèle en soupirant tout bas : 12
Si je pouvais chanter, je ne l’entendrais pas ! 12
Doris
S’il parle, il dit au bois que nous sommes jolies, 12
20 Que s’il a ralenti son cours précipité, 12
C’est qu’il croit voir en toi les grâces recueillies, 12
Et qu’il prend du plaisir à doubler ma beauté. 12
Voilà (je te dis tout) ce qu’un berger m’assure ; 12
Sa parole est sincère, et, pour preuve, il le jure. 12
Hélène
25 Il le jure. Ah ! prends garde ! et si tu veux bien voir, 12
Doris, ne choisis pas un flatteur pour miroir. 12
Doris
Si tu savais son nom, tu serais bien honteuse. 12
Hélène
Bergère, il est berger ; sa parole est douteuse. 12
Doris
Il m’a dit qu’au rivage il tracerait un jour, 12
30 Pour l’orgueil du ruisseau, mon chiffre et son amour. 12
Hélène
L’amour aime à tracer les serments sur le sable ; 12
Un coup de vent répond de sa fidélité. 12
D’une plume légère il compose une fable ; 12
Ses flèches dans nos cœurs gravent la vérité. 12
Doris
35 Oh ! les tristes leçons ! Du ruisseau qui les donne 12
Troublons les flots jaloux ; qu’ils n’affligent personne ! 12
Hélène
Tu peux troubler ses flots, mais non pas les tarir, 12
Quand les jours sont moins purs, cessent-ils de courir ? 12
La pierre d’un long cercle a ridé sa surface ; 12
40 Elle tombe, l’eau roule, et le cercle s’efface. 12
Doris
Ô ma chère compagne ! en est-il des beaux jours 12
Comme de ce tableau ?
Hélène
C’est celui des amours.
Doris
Mais par une amoureuse et touchante aventure, 12
Lorsque tu le crois seul, errant et malheureux, 12
45 Il trouve un filet d’eau caché sous la verdure, 12
Et l’emporte gaîment dans son sein amoureux. 12
Hélène
Mais il arrive à peine au fond de la vallée. 12
Surpris par le torrent qui l’entraîne à son tour, 12
Il y jette à regret son onde désolée, 12
50 Et les ruisseaux unis s’y perdent sans retour. 12
Doris
Eh bien ! je n’irai pas jusqu’au torrent, bergère, 12
Donner à leur destin d’inutiles soupirs ; 12
J’irai me regarder à la source légère 12
Qui se livre, naissante, au souffle des zéphyrs. 12
55 Sur ses rives de mousse et de roseaux parées, 12
Le soir, je conduirai mes brebis altérées. 12
Ainsi, dans l’eau, qui change au caprice des vents, 12
Tu verras tes ennuis, je verrai mes beaux ans. 12
Hélène
Oh ! n’abandonne pas nos tranquilles demeures ! 12
60 Laisse y couler en paix tes innocentes heures ; 12
Ne donne ni tes pas ni tes vœux au hasard ! 12
On se hâte, on s’arrête, on tremble… il est trop tard. 12
Évite le sentier trop voisin de son onde ; 12
Il égare, il conduit loin, bien loin du hameau, 12
65 Dans une solitude isolée et profonde, 12
Où l’eau, comme des pleurs, coule auprès d’un tombeau. 12
Un cœur tendre s’y cache au jour qu’il semble craindre ; 12
Il n’a que ce ruisseau pour l’entendre et le plaindre ; 12
Peut-être qu’à lui seul il confie un regret… 12
70 Doris, ne va jamais surprendre son secret ! 12
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