Métrique en Ligne
DEL_1/DEL1
Jacques DELILLE
Les Jardins
ou
L’Art d’embellir les paysages
1782
CHANT PREMIER
Le doux printemps revient, et ranime à la fois 12
Les oiseaux, les zéphirs, et les fleurs, et ma voix. 12
Pour quel sujet nouveau dois-je monter ma lyre ? 12
Ah ! lorsque d’un long deuil la terre enfin respire, 12
5 Dans les champs, dans les bois, sur les monts d’alentour, 12
Quand tout rit de bonheur, d’espérance et d’amour, 12
Qu’un autre ouvre aux grands noms les fastes de la gloire ; 12
Sur un char foudroyant qu’il place la victoire ; 12
Que la coupe d’Atrée ensanglante ses mains : 12
10 Flore a souri ; ma voix va chanter les jardins. 12
Je dirai comment l’art, dans de frais paysages, 12
Dirige l’eau, les fleurs, les gazons, les ombrages. 12
Toi donc, qui, mariant la grâce et la vigueur, 12
Sais du chant didactique animer la langueur, 12
15 Ô muse ! si jadis, dans les vers de Lucrèce, 12
Des austères leçons tu polis la rudesse ; 12
Si par toi, sans flétrir le langage des dieux, 12
Son rival a chanté le soc laborieux ; 12
Viens orner un sujet plus riche, plus fertile, 12
20 Dont le charme autrefois avait tenté Virgile. 12
N’empruntons point ici d’ornement étranger ; 12
Viens, de mes propres fleurs mon front va s’ombrager ; 12
Et, comme un rayon pur colore un beau nuage, 12
Des couleurs du sujet je tiendrai mon langage. 12
25 L’art innocent et doux que célèbrent mes vers, 12
Remonte aux plus beaux jours de l’antique univers. 12
Dès que l’homme eut soumis les champs à la culture, 12
D’un heureux coin de terre il soigna la parure ; 12
Et plus près de ses yeux il rangea sous ses lois 12
30 Des arbres favoris et des fleurs de son choix. 12
Du simple Alcinoüs le luxe encor rustique 12
Décorait un verger. D’un art plus magnifique 12
Babylone éleva des jardins dans les airs. 12
Quand Rome au monde entier eut envoyé des fers, 12
35 Les vainqueurs, dans des parcs ornés par la victoire, 12
Allaient calmer leur foudre et reposer leur gloire. 12
La sagesse autrefois habitait les jardins, 12
Et d’un air plus riant instruisait les humains : 12
Et quand les dieux offraient un élysée aux sages, 12
40 Était-ce des palais ? C’était de verts bocages ; 12
C’était des prés fleuris, séjour des doux loisirs, 12
Où d’une longue paix ils goûtaient les plaisirs. 12
Ouvrons donc, il est temps, ma carrière nouvelle ; 12
Philippe m’encourage, et mon sujet m’appelle. 12
45 Pour embellir les champs simples dans leurs attraits, 12
Gardez-vous d’insulter la nature à grands frais. 12
Ce noble emploi demande un artiste qui pense, 12
Prodigue de génie, et non pas de dépense. 12
Moins pompeux qu’élégant, moins décoré que beau, 12
50 Un jardin, à mes yeux, est un vaste tableau. 12
Soyez peintre. Les champs, leurs nuances sans nombre, 12
Les jets de la lumière, et les masses de l’ombre, 12
Les heures, les saisons, variant tour à tour 12
Le cercle de l’année et le cercle du jour, 12
55 Et des prés émaillés les riches broderies, 12
Et des riants coteaux les vertes draperies, 12
Les arbres, les rochers, et les eaux, et les fleurs, 12
Ce sont là vos pinceaux, vos toiles, vos couleurs ; 12
La nature est à vous ; et votre main féconde 12
60 Dispose, pour créer, des éléments du monde. 12
Mais avant de planter, avant que du terrain 12
Votre bêche imprudente ait entamé le sein, 12
Pour donner aux jardins une forme plus pure, 12
Observez, connaissez, imitez la nature. 12
65 N’avez-vous pas souvent, aux lieux infréquentés, 12
Rencontré tout-à-coup ces aspects enchantés 12
Qui suspendent vos pas, dont l’image chérie 12
Vous jette en une douce et longue rêverie ? 12
Saisissez, s’il se peut, leurs traits les plus frappants, 12
70 Et des champs apprenez l’art de parer les champs. 12
Voyez aussi les lieux qu’un goût savant décore. 12
Dans ces tableaux choisis vous choisirez encore. 12
Dans sa pompe élégante admirez Chantilli, 12
De héros en héros, d’âge en âge embelli. 12
75 Belœil, tout à la fois magnifique et champêtre, 12
Chanteloup, fier encor de l’exil de son maître, 12
Vous plairont tour-à-tour. Tel que ce frais bouton, 12
Timide avant-coureur de la belle saison, 12
L’aimable Tivoli, d’une forme nouvelle 12
80 Fit le premier en France entrevoir le modèle. 12
Les Grâces en riant dessinèrent Montreuil. 12
Maupertuis, Le Désert, Rincy, Limours, Auteuil, 12
Que dans vos frais sentiers doucement on s’égare ! 12
L’ombre du grand Henri chérit encor Navarre. 12
85 Semblable à son auguste et jeune déité, 12
Trianon joint la grâce avec la majesté. 12
Pour elle il s’embellit, et s’embellit par elle. 12
Et toi, d’un prince aimable ô l’asile fidèle ! 12
Dont le nom trop modeste est indigne de toi, 12
90 Lieu charmant ! offre-lui tout ce que je lui doi, 12
Un fortuné loisir, une douce retraite. 12
Bienfaiteur de mes vers, ainsi que du poète, 12
C’est lui qui, dans ce choix d’écrivains enchanteurs, 12
Dans ce jardin paré de poétiques fleurs, 12
95 Daigne accueillir ma muse. Ainsi du sein de l’herbe 12
La violette croît auprès du lys superbe. 12
Compagnon inconnu de ces hommes fameux, 12
Ah ! si ma faible voix pouvait chanter comme eux, 12
Je peindrais tes jardins, le dieu qui les habite, 12
100 Les arts et l’amitié qu’il y mène à sa suite. 12
Beau lieu ! Fais son bonheur. Et moi, si quelque jour, 12
Grâce à lui, j’embellis un champêtre séjour, 12
De mon illustre appui j’y placerai l’image. 12
De mes premières fleurs je veux qu’elle ait l’hommage : 12
105 Pour elle je cultive et j’enlace en festons 12
Le myrte et le laurier, tous deux chers aux Bourbons. 12
Et si l’ombre, la paix, la liberté m’inspire, 12
À l’auteur de ces dons je dévouerai ma lyre. 12
J’ai dit les lieux charmants que l’art peut imiter ; 12
110 Mais il est des écueils que l’art doit éviter. 12
L’esprit imitateur trop souvent nous abuse. 12
Ne prêtez point au sol des beautés qu’il refuse : 12
Avant tout connaissez votre site ; et du lieu 12
Adorez le génie, et consultez le dieu. 12
115 Ses lois impunément ne sont pas offensées. 12
Cependant moins hardi qu’étrange en ses pensées, 12
Tous les jours, dans les champs, un artiste sans goût 12
Change, mêle, déplace, et dénature tout ; 12
Et, par l’absurde choix des beautés qu’il allie, 12
120 Revient gâter en France un site d’Italie. 12
Ce que votre terrain adopte avec plaisir, 12
Sachez le reconnaître, osez vous en saisir. 12
C’est mieux que la nature, et cependant c’est elle ; 12
C’est un tableau parfait qui n’a point de modèle. 12
125 Ainsi savaient choisir les Berghems, les Poussins. 12
Voyez, étudiez leurs chefs-d’œuvre divins : 12
Et ce qu’à la campagne emprunta la peinture, 12
Que l’art reconnaissant le rende à la nature. 12
Maintenant des terrains examinons le choix, 12
130 Et quels lieux se plairont à recevoir vos lois. 12
Il fut un temps funeste où, tourmentant la terre, 12
Aux sites les plus beaux l’art déclarait la guerre, 12
Et, comblant les vallons et rasant les coteaux, 12
D’un sol heureux formait d’insipides plateaux. 12
135 Par un contraire abus l’art, tyran des campagnes, 12
Aujourd’hui veut créer des vallons, des montagnes. 12
Évitez ces excès. Vos soins infructueux 12
Vainement combattraient un terrain montueux ; 12
Et dans un sol égal, un humble monticule 12
140 Veut être pittoresque, et n’est que ridicule. 12
Désirez-vous un lieu propice à vos travaux ? 12
Loin des champs trop unis, des monts trop inégaux, 12
J’aimerais ces hauteurs où, sans orgueil, domine 12
Sur un riche vallon une belle colline. 12
145 Là, le terrain est doux sans insipidité, 12
Élevé sans raideur, sec sans aridité. 12
Vous marchez : l’horizon vous obéit : la terre 12
S’élève ou redescend, s’étend ou se resserre. 12
Vos sites, vos plaisirs changent à chaque pas. 12
150 Qu’un obscur arpenteur, armé de son compas, 12
Au fond d’un cabinet, d’un jardin symétrique 12
Confie au froid papier le plan géométrique ; 12
Vous, venez sur les lieux. Là, le crayon en main, 12
Dessinez ces aspects, ces coteaux, ce lointain ; 12
155 Devinez les moyens, pressentez les obstacles : 12
C’est des difficultés que naissent les miracles. 12
Le sol le plus ingrat connaîtra la beauté. 12
Est-il nu ? que des bois parent sa nudité : 12
Couvert ? portez la hache en ses forêts profondes : 12
160 Humide ? en lacs pompeux, en rivières fécondes, 12
Changez cette onde impure ; et, par d’heureux travaux, 12
Corrigez à la fois l’air, la terre et les eaux : 12
Aride enfin ? cherchez, sondez, fouillez encore ; 12
L’eau lente à se trahir, peut-être est près d’éclore. 12
165 Ainsi, d’un long effort moi-même rebuté, 12
Quand j’ai d’un froid détail maudit l’aridité, 12
Soudain un trait heureux jaillit d’un fond stérile, 12
Et mon vers ranimé coule enfin plus facile. 12
Il est des soins plus doux, un art plus enchanteur. 12
170 C’est peu de charmer l’œil, il faut parler au cœur. 12
Avez-vous donc connu ces rapports invisibles 12
Des corps inanimés et des êtres sensibles ? 12
Avez-vous entendu des eaux, des prés, des bois, 12
La muette éloquence et la secrète voix ? 12
175 Rendez-nous ces effets. Que du riant au sombre, 12
Du noble au gracieux, les passages sans nombre 12
M’intéressent toujours. Simple et grand, fort et doux, 12
Unissez tous les tons pour plaire à tous les goûts 12
Là, que le peintre vienne enrichir sa palette ; 12
180 Que l’inspiration y trouble le poète ; 12
Que le sage du calme y goûte les douceurs ; 12
L’heureux, ses souvenirs ; le malheureux, ses pleurs. 12
Mais l’audace est commune, et le bon sens est rare. 12
Au lieu d’être piquant, souvent on est bizarre. 12
185 Gardez que, mal unis, ces effets différents 12
Ne forment qu’un chaos de traits incohérents. 12
Les contradictions ne sont pas des contrastes. 12
D’ailleurs, à ces tableaux il faut des toiles vastes. 12
N’allez pas resserrer dans des cadres étroits, 12
190 Des rivières, des lacs, des montagnes, des bois. 12
On rit de ces jardins, absurde parodie 12
Des traits que jette en grand la nature hardie ; 12
Où l’art, invraisemblable à la fois et grossier, 12
Enferme en un arpent un pays tout entier. 12
195 Au lieu de cet amas, de ce confus mélange, 12
Variez les sujets, ou que leur aspect change : 12
Rapprochés, éloignés, entrevus, découverts, 12
Qu’ils offrent tour à tour vingt spectacles divers. 12
Que de l’effet qui suit l’adroite incertitude 12
200 Laisse à l’œil curieux sa douce inquiétude ; 12
Qu’enfin les ornements avec goût soient placés, 12
Jamais trop imprévus, jamais trop annoncés. 12
Surtout du mouvement : sans lui, sans sa magie, 12
L’esprit désoccupé retombe en léthargie ; 12
205 Sans lui, sur vos champs froids mon œil glisse au hasard. 12
Des grands peintres encor faut-il attester l’art ? 12
Voyez-les prodiguer de leur pinceau fertile 12
De mobiles objets sur la toile immobile, 12
L’onde qui fuit, le vent qui courbe les rameaux, 12
210 Les globes de fumée exhalés des hameaux, 12
Les troupeaux, les pasteurs, et leurs jeux et leur danse ; 12
Saisissez leur secret, plantez en abondance 12
Ces souples arbrisseaux, et ces arbres mouvants, 12
Dont la tête obéit à l’haleine des vents ; 12
215 Quels qu’ils soient, respectez leur flottante verdure, 12
Et défendez au fer d’outrager la nature. 12
Voyez-la dessiner ces chênes, ces ormeaux ; 12
Voyez comment sa main, du tronc jusqu’aux rameaux, 12
Des rameaux au feuillage, augmentant leur souplesse, 12
220 Des ondulations leur donna la mollesse. 12
Mais les ciseaux cruels… Prévenez ce forfait, 12
Nymphes des bois, courez. Que dis-je ? c’en est fait : 12
L’acier a retranché leur cime verdoyante ; 12
Je n’entends plus au loin sur leur tête ondoyante 12
225 Le rapide Aquilon légèrement courir, 12
Frémir dans leurs rameaux, s’éloigner, et mourir : 12
Froids, monotones, morts, du fer qui les mutile 12
Ils semblent avoir pris la raideur immobile. 12
Vous donc, dans vos tableaux amis du mouvement, 12
230 À vos arbres laissez leur doux balancement. 12
Qu’en mobiles objets la perspective abonde : 12
Faites courir, tomber et rejaillir cette onde : 12
Vous voyez ces vallons et ces coteaux déserts ; 12
Des différents troupeaux dans les sites divers, 12
235 Envoyez, répandez les peuplades nombreuses. 12
Là, du sommet lointain des roches buissonneuses, 12
Je vois la chèvre pendre ; ici de mille agneaux 12
L’écho porte les cris de coteaux en coteaux. 12
Dans ces prés abreuvés des eaux de la colline, 12
240 Couché sur ses genoux, le bœuf pesant rumine 12
Tandis qu’impétueux, fier, inquiet, ardent, 12
Cet animal guerrier qu’enfanta le trident 12
Déploie, en se jouant dans un gras pâturage, 12
Sa vigueur indomptée et sa grâce sauvage. 12
245 Que j’aime et sa souplesse et son port animé ! 12
Soit que dans le courant du fleuve accoutumé, 12
En frissonnant il plonge, et, luttant contre l’onde, 12
Batte du pied le flot qui blanchit et qui gronde ; 12
Soit qu’à travers les prés il s’échappe par bonds ; 12
250 Soit que, livrant aux vents ses longs crins vagabonds, 12
Superbe, l’œil en feu, les narines fumantes, 12
Beau d’orgueil et d’amour, il vole à ses amantes : 12
Quand je ne le vois plus, mon œil le suit encor. 12
Ainsi de la nature épuisant le trésor, 12
255 Le terrain, les aspects, les eaux et les ombrages 12
Donnent le mouvement, la vie aux paysages. 12
Mais si du mouvement notre œil est enchanté, 12
Il ne chérit pas moins un air de liberté. 12
Laissez donc des jardins la limite indécise, 12
260 Et que votre art l’efface, ou du moins la déguise. 12
Où l’œil n’espère plus, le charme disparaît. 12
Aux bornes d’un beau lieu nous touchons à regret : 12
Bientôt il nous ennuie, et même nous irrite. 12
Au-delà de ces murs, importune limite, 12
265 On imagine encor de plus aimables lieux, 12
Et l’esprit inquiet désenchante les yeux. 12
Quand toujours guerroyant vos gothiques ancêtres 12
Transformaient en champ-clos leurs asiles champêtres, 12
Chacun dans son donjon, de murs environné, 12
270 Pour vivre sûrement, vivait emprisonné. 12
Mais que fait aujourd’hui cette ennuyeuse enceinte 12
Que conserve l’orgueil et qu’inventa la crainte ? 12
À ces murs qui gênaient, attristaient les regards, 12
Le goût préférerait ces verdoyants remparts, 12
275 Ces murs tissus d’épine, où votre main tremblante 12
Cueille et la rose inculte et la mûre sanglante. 12
Mais les jardins bornés m’importunent encor. 12
Loin de ce cercle étroit prenons enfin l’essor 12
Vers un genre plus vaste et des formes plus belles, 12
280 Dont seul Ermenonville offre encor des modèles. 12
Les jardins appelaient les champs dans leur séjour, 12
Les jardins dans les champs vont entrer à leur tour. 12
Du haut de ces coteaux, de ces monts d’où la vue 12
D’un vaste paysage embrasse l’étendue, 12
285 La nature au génie a dit : « Écoute-moi. 12
Tu vois tous ces trésors ; ces trésors sont à toi. 12
Dans leur pompe sauvage et leur brute richesse, 12
Mes travaux imparfaits implorent ton adresse ». 12
Elle dit. Il s’élance, il va de tous côtés 12
290 Fouiller dans cette masse où dorment cent beautés. 12
Des vallons aux coteaux, des bois à la prairie, 12
Il retouche en passant le tableau qui varie. 12
Il sait, au gré des yeux, réunir, détacher, 12
Éclairer, rembrunir, découvrir ou cacher. 12
295 Il ne compose pas ; il corrige, il épure, 12
Il achève les traits qu’ébaucha la nature. 12
Le front des noirs rochers a perdu sa terreur ; 12
La forêt égayée adoucit son horreur ; 12
Un ruisseau s’égarait, il dirige sa course ; 12
300 Il s’empare d’un lac, s’enrichit d’une source ; 12
Il veut ; et des sentiers courent de toutes parts 12
Chercher, saisir, lier tous ces membres épars, 12
Qui, surpris, enchantés du nœud qui les rassemble, 12
Forment de cent détails un magnifique ensemble. 12
305 Ces grands travaux peut-être épouvantent votre art. 12
Rentrez dans nos vieux parcs, et voyez d’un regard 12
Ces riens dispendieux, ces recherches frivoles, 12
Ces treillages sculptés, ces bassins, ces rigoles. 12
Avec bien moins de frais qu’un art minutieux 12
310 N’orna ce seul réduit qui plaît un jour aux yeux, 12
Vous allez embellir un paysage immense. 12
Tombez devant cet art, fausse magnificence ; 12
Et qu’un jour, transformée en un nouvel Éden, 12
La France à nos regards offre un vaste jardin ! 12
315 Que si vous n’osez pas tenter cette carrière, 12
Du moins de vos enclos franchissant la barrière, 12
Par de riches aspects agrandissez les lieux. 12
D’un vallon, d’un coteau, d’un lointain gracieux, 12
Ajoutez à vos parcs l’étrangère étendue ; 12
320 Possédez par les yeux, jouissez par la vue. 12
Surtout sachez saisir, enchaîner à vos plants 12
Ces accidents heureux qui distinguent les champs. 12
Ici, c’est un hameau que des bois environnent ; 12
Là, de leurs longues tours les cités se couronnent ; 12
325 Et l’ardoise azurée, au loin frappant les yeux, 12
Court en sommet aigu se perdre dans les cieux. 12
Oublierai-je ce fleuve, et son cours, et ses rives ? 12
Votre œil de loin poursuit les voiles fugitives. 12
Des îles quelquefois s’élèvent de son sein ; 12
330 Quelquefois il s’enfuit sous l’arc d’un pont lointain. 12
Et si la vaste mer à vos yeux se présente, 12
Montrez, mais variez cette scène imposante. 12
Ici, qu’on l’entrevoie à travers des rameaux. 12
Là, dans l’enfoncement de ces profonds berceaux, 12
335 Comme au bout d’un long tube une voûte la montre. 12
Au détour d’un bosquet ici l’œil la rencontre, 12
La perd encore ; enfin la vue en liberté 12
Tout-à-coup la découvre en son immensité. 12
Sur ces aspects divers fixez l’œil qui s’égare ; 12
340 Mais, il faut l’avouer, c’est d’une main avare 12
Que les hommes, les arts, la nature et le temps 12
Sèment autour de nous de riches accidents. 12
Ô plaines de la Grèce ! ô champs de l’Ausonie, 12
Lieux toujours inspirants, toujours chers au génie ! 12
345 Que de fois arrêté dans un bel horizon, 12
Le peintre voit, s’enflamme, et saisit son crayon, 12
Dessine ces lointains, et ces mers, et ces îles, 12
Ces ports, ces monts brûlants et devenus fertiles, 12
Des laves de ces monts encor tout menaçants, 12
350 Sur des palais détruits d’autres palais naissants, 12
Et, dans ce long tourment de la terre et de l’onde, 12
Un nouveau monde éclos des débris du vieux monde ! 12
Hélas ! je n’ai point vu ce séjour enchanté, 12
Ces beaux lieux où Virgile a tant de fois chanté ; 12
355 Mais, j’en jure et Virgile et ses accords sublimes, 12
J’irai ; de l’Apennin je franchirai les cimes ; 12
J’irai, plein de son nom, plein de ses vers sacrés, 12
Les lire aux mêmes lieux qui les ont inspirés. 12
Vous, épris des beautés qu’étalent ces rivages, 12
360 Au lieu de ces aspects, de ces grands paysages, 12
N’avez-vous au-dehors que d’insipides champs ? 12
Qu’au-dedans, des objets mieux choisis, plus touchants 12
Dédommagent vos yeux d’une vue étrangère : 12
Dans votre propre enceinte apprenez à vous plaire ; 12
365 Symbole heureux du sage, indépendant d’autrui, 12
Qui rentre dans son âme, et se plaît avec lui. 12
Je m’enfonce avec vous dans ce secret asile. 12
Toutefois aux lieux même où le sol plus fertile 12
En aspects variés est le plus abondant, 12
370 Des trésors de la vue économe prudent, 12
Faites-les acheter d’une course légère. 12
Que votre art les promette, et que l’œil les espère : 12
Promettre, c’est donner ; espérer, c’est jouir. 12
Il faut m’intéresser, et non pas m’éblouir. 12
375 Dans mes leçons encor je voudrais vous apprendre 12
L’art d’avertir les yeux, et l’art de les surprendre. 12
Mais avant de dicter des préceptes nouveaux, 12
Deux genres, dès longtemps ambitieux rivaux, 12
Se disputent nos vœux. L’un à nos yeux présente 12
380 D’un dessein régulier l’ordonnance imposante, 12
Prête aux champs des beautés qu’ils ne connaissaient pas, 12
D’une pompe étrangère embellit leurs appas, 12
Donne aux arbres des lois, aux ondes des entraves, 12
Et, despote orgueilleux, brille entouré d’esclaves. 12
385 Son air est moins riant et plus majestueux. 12
L’autre, de la nature amant respectueux, 12
L’orne, sans la farder, traite avec indulgence 12
Ses caprices charmants, sa noble négligence, 12
Sa marche irrégulière, et fait naître avec art 12
390 Les beautés, du désordre, et même du hasard. 12
Chacun d’eux a ses droits ; n’excluons l’un ni l’autre : 12
Je ne décide point entre Kent et Le Nôtre. 12
Ainsi que leurs beautés, tous les deux ont leurs lois. 12
L’un est fait pour briller chez les grands et les rois ; 12
395 Les rois sont condamnés à la magnificence. 12
On attend autour d’eux l’effort de la puissance ; 12
On y veut admirer, enivrer ses regards 12
Des prodiges du luxe et du faste des arts. 12
L’art peut donc subjuguer la nature rebelle ; 12
400 Mais c’est toujours en grand qu’il doit triompher d’elle. 12
Son éclat fait ses droits ; c’est un usurpateur 12
Qui doit obtenir grâce, à force de grandeur. 12
Loin donc ces froids jardins, colifichet champêtre, 12
Insipides réduits, dont l’insipide maître 12
405 Vous vante, en s’admirant, ses arbres bien peignés, 12
Ses petits salons verts bien tondus, bien soignés ; 12
Son plant bien symétrique, où, jamais solitaire, 12
Chaque allée a sa sœur, chaque berceau son frère, 12
Ses sentiers ennuyés d’obéir au cordeau, 12
410 Son parterre brodé, son maigre filet d’eau, 12
Ses buis tournés en globe, en pyramide, en vase, 12
Et ses petits bergers bien guindés sur leur base. 12
Laissez-le s’applaudir de son luxe mesquin ; 12
Je préfère un champ brut à son triste jardin. 12
415 Loin de ces vains apprêts, de ces petits prodiges, 12
Venez, suivez mon vol au pays des prestiges, 12
À ce pompeux Versaille, à ce riant Marly, 12
Que Louis, la nature, et l’art ont embelli. 12
C’est là que tout est grand, que l’art n’est point timide ; 12
420 Là, tout est enchanté. C’est le palais d’Armide ; 12
C’est le jardin d’Alcine, ou plutôt d’un héros 12
Noble dans sa retraite, et grand dans son repos, 12
Qui cherche encore à vaincre, à dompter des obstacles, 12
Et ne marche jamais qu’entouré de miracles. 12
425 Voyez-vous et les eaux, et la terre, et les bois, 12
Subjugués à leur tour, obéir à ses lois ; 12
À ces douze palais d’élégante structure 12
Ces arbres marier leur verte architecture ; 12
Ces bronzes respirer ; ces fleuves suspendus 12
430 En gros bouillons d’écume à grand bruit descendus 12
Tomber, se prolonger dans des canaux superbes, 12
Là, s’épancher en nappe ; ici, monter en gerbes ; 12
Et, dans l’air s’enflammant aux feux d’un soleil pur, 12
Pleuvoir en gouttes d’or, d’émeraude et d’azur ? 12
435 Si j’égare mes pas dans ces bocages sombres, 12
Des Faunes, des Sylvains en ont peuplé les ombres, 12
Et Diane et Vénus enchantent ce beau lieu. 12
Tout bosquet est un temple, et tout marbre est un dieu ; 12
Et Louis, respirant du fracas des conquêtes, 12
440 Semble avoir invité tout l’Olympe à ses fêtes. 12
C’est dans ces grands effets que l’art doit se montrer. 12
Mais l’esprit aisément se lasse d’admirer. 12
J’applaudis l’orateur dont les nobles pensées 12
Roulent pompeusement, avec soin cadencées : 12
445 Mais ce plaisir est court. Je quitte l’orateur 12
Pour chercher un ami qui me parle du cœur. 12
Du marbre, de l’airain que le luxe prodigue, 12
Des ornements de l’art l’œil bientôt se fatigue ; 12
Mais les bois, mais les eaux, mais les ombrages frais, 12
450 Tout ce luxe innocent ne fatigue jamais. 12
Aimez donc des jardins la beauté naturelle. 12
Dieu lui-même aux mortels en traça le modèle. 12
Regardez dans Milton. Quand ses puissantes mains 12
Préparent un asile aux premiers des humains ; 12
455 Le voyez-vous tracer des routes régulières, 12
Contraindre dans leur cours les ondes prisonnières ? 12
Le voyez-vous parer d’étrangers ornements 12
L’enfance de la terre et son premier printemps ? 12
Sans contrainte, sans art, de ses douces prémices 12
460 La nature épuisa les plus pures délices. 12
Des plaines, des coteaux le mélange charmant, 12
Les ondes à leur choix errantes mollement, 12
Des sentiers sinueux les routes indécises, 12
Le désordre enchanteur, les piquantes surprises, 12
465 Des aspects où les yeux hésitaient à choisir, 12
Variaient, suspendaient, prolongeaient leur plaisir. 12
Sur l’émail velouté d’une fraîche verdure, 12
Mille arbres, de ces lieux ondoyante parure, 12
Charme de l’odorat, du goût et des regards, 12
470 Élégamment groupés, négligemment épars, 12
Se fuyaient, s’approchaient, quelquefois à leur vue 12
Ouvraient dans le lointain une scène imprévue ; 12
Ou, tombant jusqu’à terre, et recourbant leurs bras, 12
Venaient d’un doux obstacle embarrasser leurs pas ; 12
475 Ou pendaient sur leur tête en festons de verdure, 12
Et de fleurs, en passant, semaient leur chevelure. 12
Dirai-je ces forêts d’arbustes, d’arbrisseaux, 12
Entrelaçant en voûte, en alcôve, en berceaux 12
Leurs bras voluptueux, et leurs tiges fleuries ? 12
480 C’est là que, les yeux pleins de tendres rêveries, 12
Ève à son jeune époux abandonna sa main, 12
Et rougit comme l’aube aux portes du matin. 12
Tout les félicitait dans toute la nature, 12
Le ciel par son éclat, l’onde par son murmure. 12
485 La terre, en tressaillant, ressentit leurs plaisirs ; 12
Zéphyre aux antres verts redisait leurs soupirs ; 12
Les arbres frémissaient, et la rose inclinée 12
Versait tous ses parfums sur le lit d’hyménée. 12
Ô bonheur ineffable ! ô fortunés époux ! 12
490 Heureux dans ses jardins, heureux qui, comme vous, 12
Vivrait, loin des tourments où l’orgueil est en proie, 12
Riche de fruits, de fleurs, d’innocence et de joie ! 12
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