Métrique en Ligne
DAU_1/DAU19
Alphonse DAUDET
LES AMOUREUSES
POEMES ET FANTAISIES
1858
LA DOUBLE CONVERSION
LA DOUBLE CONVERSION
I
C’est un dimanche, — au jour tombant, — 8
Place Royale, et sur un banc, 8
A gauche, en entrant par la grille, 8
Que le jeune André rencontra 8
5 La petite juive Sarah 8
Et qu’en eux l’amour opéra. 8
Qui dit juive dit belle fille, 8
Et pourtant n’en dit pas assez 8
Sur cette chair dorée et ferme, 8
10 Sur ces cils longs et retroussés 8
Qui s’allongent quand l’œil se ferme ; 8
Ces cheveux roux si bien tressés, 8
Ces pieds mignons si mal chaussés, 8
Et la double pêche qu’enferme 8
15 Le plus naturel des corsets ; 8
Bref, sur toute la portraiture 8
De la charmante créature 8
Dont André fut assez heureux 8
Pour être aimé, — quoique amoureux. 8
20 En un rien, la chose fut faite : 8
Mieux que moi vous savez comment 8
Se passe un pareil tête-à-tête ; 8
L’amoureux est toujours très bête, 8
On le trouve toujours charmant ; 8
25 Il pousse un soupir, — elle un autre. 8
« — Quel est ton nom ? — Quel est le vôtre ? 8
« — Je m’appelle André. — Moi, Sarah. » 8
Chacun se rapproche en cachette, 8
Chacun cherche ce qu’il dira 8
30 Et qui des deux commencera. 8
C’est le premier coup de fourchette. 8
il est toujours silencieux. 8
Les amants se parlent des yeux 8
Et ne s’en comprennent que mieux 8
35 — A franc regard âme loyale. 8
Or, ce soir-là, place Royale, 8
On se comprit du premier coup, 8
Et partant, l’on s’aima beaucoup. 8
A quelques pas du joli groupe 8
40 Formé par nos deux amoureux, 8
Se jouait un air langoureux, 8
Que la musique de la troupe 8
Semblait choisir exprès pour eux. 8
Du haut des toits, du haut des branches, 8
45 Un tas d’oiseaux, — mis en gaieté 8
Par l’aspect d’un beau soir d’été, — 8
Chantaient, chacun de son côté. 8
Au bas, le public des dimanches, 8
Luisant d’aise et de propreté, 8
50 Allait, venait en liberté : 8
— Fillettes en cornettes blanches, 8
Bons bourgeois remplis de santé, 8
Puis de grosses mères bien franches, 8
Puis des amants en quantité. 8
55 Frais tableaux ! spectacle enchanté ! 8
Quel cœur n’auriez-vous dilaté ! 8
Pour ma part, et dans le grand nombre, 8
J’en sais deux qui n’y tinrent pas ; 8
L’air était frais, la nuit plus sombre, 8
60 La musique jouait très bas… 8
Leurs mains se cherchèrent dans l’ombre, 8
Leurs yeux cessèrent de jaser 8
Et l’on entendit un baiser. 8
II
En amour les heures vont vite ; 8
65 On n’a pas le temps de se voir 8
Qu’il faut se quitter sans savoir 8
Comment on pourra se revoir. 8
« Adieu, cher. — A bientôt, petite. » 8
Et par des chemins différents 8
70 Nos pauvres amis, tout pleurants, 8
S’en retournent chez leurs parents. 8
En passant le coin de la rue 8
Saint-Antoine, André s’assura 8
Que sa mie était disparue ; 8
75 Puis, ne voyant rien, il rentra, 8
Le cœur gros et plein de Sarah. 8
Son père allait se mettre à table 8
Comme il arrivait : « Assieds-toi, 8
« Mon garçon, et fais comme moi. » 8
80 André s’assit. « Ah çà ! pourquoi 8
« Rentres-tu si tard et si coi ? » 8
André se tut. « Quel détestable 8
« Enfant tu fais ! » André pâlit. 8
Se leva, recula sa chaise. 8
85 Et, prétextant un grand malaise, 8
Dit bonsoir et fut à son lit. 8
« Voilà qui n’est pas ordinaire ! » 8
Grommela d’un ton débonnaire 8
Le père André tout interdit ; 8
90 Et de ce coup il en perdit 8
L’entrain, la soif et l’appétit. 8
C’était bien la crème des hommes 8
Que ce père André : soixante ans, 8
La verdeur d’un mois de printemps, 8
95 De la gaieté, toutes ses dents, 8
Et rien de ces vieillards rogommes, 8
Très sévères, très exigeants, 8
Qui détestent les jeunes gens. 8
Ancien brigadier aux gendarmes, 8
100 Sa bonne mine sous les armes, 8
Son mollet ferme, son teint frais, 8
Tout cela, — quelque temps après 8
Qu’il fut retiré du service, — 8
Lui valut la place de suisse 8
105 A Saint-Louis dans le Marais. 8
Riche d’un revenu fort mince, 8
Il vivait là, très retiré, 8
En bas blancs, en habit doré. 8
En culotte courte, adoré 8
110 De son fils et de son curé ; 8
Au total, heureux comme un prince. 8
Mais, ce soir-là, voyant André 8
Si triste, si désespéré, 8
Il en eut le cœur déchiré, 8
115 Et, quand il se fut assuré, 8
En bonne mère vigilante, 8
Qu’André n’était pas endormi, 8
Il vint prendre sa main brûlante, 8
Et, d’une voix quasi tremblante, 8
120 Il lui dit : « Qu’as-tu, mon ami ? » 8
L’enfant soupirait en silence… 8
« Tu souffres ? Où donc souffres-tu ? 8
« As-tu pris froid ? t’a-t-on battu ? » 8
Lors, voyant son père éperdu, 8
125 Notre André se fit violence 8
Et convint, sans plus de détour, 8
Qu’il souffrait d’un grand mal d’amour. 8
A cette fuis, ce fut au tour 8
Du bon suisse de ne rien dire. 8
130 Il était là, — se demandant 8
S’il devait se fâcher ou rire. 8
Mais se taire était plus prudent, 8
Il se taisait : — en attendant, 8
L’autre allail son train, prétendant 8
135 Qu’après tout, on était en âge, 8
A vingt ans, d’entrer en ménage, 8
Et qu’en un pareil accident 8
Le plus vite était le plus sage ; 8
Surtout qu’il ne s’agissait pas 8
140 D’un de ces amours de passage, 8
Où le cœur se moque tout bas 8
Des sottises que fait la tête, 8
Mais bien d’un de ces sentiments 8
Implacables, quoique charmants, 8
145 Qui vous assaillent par moments 8
Comme un sort que quelqu’un vous jette. 8
Puis, passant aux et cœtera 8
Que l’on devine et que j’abrège, 8
André s’agita, pérora, 8
150 Fit les cent coups, cria, pleura, 8
Le tout en l’honneur de Sarah. 8
Davantage, que vous dirai-je ? 8
Le suisse se laissa toucher 8
Par cette éloquente tendresse 8
155 Et voulut, — mais sans se fâcher, — 8
Que son fils lui donnât l’adresse 8
Et tous les noms de sa maîtresse. 8
Promettant, dès le lendemain, 8
De se rendre à l’aube chez elle 8
160 Pour voir à demander sa main 8
Aux parents de la demoiselle. 8
Une fois cela bien promis. 8
Tous deux furent vite endormis. 8
III
Le lendemain, avant la messe, 8
165 Le suisse, selon sa promesse, 8
Vous prend son gilet de velours 8
Boutonné d’argent sur la hanche, 8
Sa redingote à brandebourgs, 8
Ses bas fins, sa culotte blanche. 8
170 Des manières à l’unisson, 8
Et, de cette noble façon, 8
(layne le quartier où demeure 8
L’amoureuse de son garçon. 8
Quoiqu’il fût encor de bonne heure, 8
175 Paris, depuis longtemps levé, 8
Avait à peu près achevé 8
La toilette de son pavé ; 8
On ouvrait déjà les boutiques, 8
On entendait se quereller 8
180 Les porteurs et les domestiques, 8
Les grandes charrettes rouler, 8
Les chiens et les enfants hurler. 8
Pensez que notre ancien gendarme 8
Ne savait guère à qui parler 8
185 Au milieu de tout ce vacarme, 8
Quand, — devant le temple des Juifs, 8
Le bec en trompe, les yeux vifs, 8
Laide à ravir, sale à merveille, 8
Il vit une petite vieille 8
190 Qui balayait dévotement 8
Le portique du monument. 8
Notre suisse, au premier moment, 8
Se demanda si décemment 8
Il était d’un bon catholique 8
195 De parler à cette hérétique ; 8
Mais, — son curé n’étant pas là, — 8
L’homme d’Église s’envola, 8
Et c’est le père qui parla. 8
Or, quels ne furent pas sa rage, 8
200 Son horreur, son saisissement, 8
Quand, — après maint renseignement, 8
Maint caquet et maint commérage 8
Sur ce qui touchait à Sarah, — 8
La bedelle lui déclara 8
205 Que c’était proprement sa fille. 8
« Mais, saçrebleu ! je ne veux pas 8
« D’une juive dans ma famille ! » 8
Dit-il en reculant d’un pas. 8
« Que le Dieu d’Israël m’écrase, 8
210 « Fit la vieille, si j’entends rien 8
« A ce que veut dire la phrase 8
« De cet insolent de chrétien ! 8
« — Apprenez que je suis d’Église, 8
« Reprit le vieux, et sachez bien 8
215 « Que je crèverai comme un chien 8
« Avant que mon cœur s’en dédise : 8
« André peut faire la sottise 8
« D’épouser une juive ; mais 8
« Je ne la recevrai jamais. 8
220 « — Sarah chez vous ! Dieu m’en préserve ! 8
« — Il suffit ; mais si quelque jour 8
« Je la trouve à rôder autour 8
« De mon garçon, je lui réserve 8
« Quelques coups de cravache pour 8
225 « La dégoûter de son amour. 8
« — Soit ! mais si votre fils s’avise 8
« De passer par devant chez nous, 8
« Il pourra, quoiqu’il soit d’Église, 8
« Recevoir quelques mauvais coups.» 8
230 L’entretien allait de la sorte 8
Et n’allait pas mal, comme on voit ; 8
Déjà les vilains de l’endroit 8
S’attroupaient autour de la porte, 8
Quand le suisse eut le bon esprit 8
235 De s’évader, dont bien lui prit ; 8
Car la vieille avait de la tête 8
Et passait pour être sujette 8
A se servir de temps en temps 8
De ses ongles et de ses dents. 8
240 Sur quoi, faute de combattants 8
La bataille étant terminée, 8
Suisse, bedelle et curieux, 8
Chacun retourna furieux 8
Aux saints travaux de la journée. 8
IV
245 Or, le soir de ce même jour, 8
Nos deux enfants, à qui l’amour 8
Avait enseigné plus d’un tour, 8
Gagnèrent le coin le plus sombre, 8
De la place Royale, — et là. 8
250 Sous un porche humide, dans l’ombre, 8
Eut lieu rentretien que voilà : 8
ANDRÉ.
Sarah, Sarah, je suis bien triste ! 8
SARAH.
Je suis bien malheureuse, André ! 8
ANDRÉ.
Ce matin, mon père est rentré 8
255 Tout ému, tout encoléré, 8
Et m’a nettement déclaré, 8
Devant mon oncle l’organiste, 8
Qu’il allait rompre pour toujours 8
Le fil doré de nos amours. 8
260 Sarah, Sarah, je suis bien triste ! 8
SARAH.
Ce matin, ma mère, en rentrant, 8
M’a fait, — le déjeuner durant, — 8
Une scène très douloureuse : 8
Des pleurs, des menaces, des cris ! 8
265 En fin de compte, j’ai compris 8
Qu’il faut oublier à tout prix 8
L’homme dont j’ai le cœur épris, 8
André, je suis bien malheureuse ! 8
ANDRÉ.
Ah ! chère, pourquoi veulent-ils 8
270 Qu’un amour fort comme le nôtre 8
S’arrête à des détails subtils 8
D’oremus et de patenôtre ? 8
SARAH.
André, je voug demande un peu 8
Ce que cela fait au bon Dieu, 8
275 Quand deux cœurs battent l’un pour l’autre. 8
Que l’un soit blanc et l’autre bleu ? 8
ANDRÉ.
Regarde les oiseaux, parbleu ! 8
Qui de nous voudrait faire entendre 8
Aux fameux pigeons amoureux 8
280 Qu’ils ne pourraient s’unir entre eux 8
Et s’aimer entre eux d’amour tendre, 8
Pour ce respectable motif 8
Qu’un chrétien n’aime pas un juif ? 8
Vous vous moquez bien de ces choses, 8
285 Amoureux blancs à pattes roses ; 8
Pour être heureux, que vous faut-il ? 8
Trois grains d’amour, un grain de mil 8
En voilà pour toute la vie ! 8
Hein ? qu’en dis-tu ?
(Il l’embrasse.)
SARAH.
Je les envie,
290 Mais si j’imite ces oiseaux, 8
Maman me cassera les os. 8
ANDRÉ.
C’est vrai ; j’oubliais que mon père 8
Assommera son cher André 8
Plutôt que de lui laisser faire 8
295 Un mariage contre son gré. 8
SARAH.
Tu vois bien que c’est impossible ; 8
Même obstacle des deux côtés ; 8
Mère dure, père irascible, 8
Père et mère très entêtés. 8
300 Va ! séparons notre souffrance ; 8
Nous n’avons plus qu’une espérance, 8
— Bien triste, hélas ! — c’est de guérir 8
De notre mal ou d’en mourir. 8
(Elle pleure.)
(Long silence.)
ANDRÉ, tout à coup.
Il nous reste une chose à faire. 8
SARAH, vivement.
305 Nous avons encore un moyen. 8
ANDRÉ.
Mignonne, si tu m’aimes bien, 8
Nous pouvons nous tirer d’affaire. 8
SARAH.
Pourquoi ne te fais-tu pas juif ? 8
ANDRÉ, en même temps.
Si tu te faisais catholique ? 8
SARAH, vexée.
310 Je trouve ton moyen bien vif. 8
ANDRÉ, piqué.
Le tien me paraît bien… biblique. 8
SARAH.
Qu’entendez-vous par là, mon cher ? 8
ANDRÉ.
Par là, mignonne, j’entends dire 8
Que ce serait payer trop cher 8
315 L’heureux moment que je désire. 8
SARAH.
Et m’expliquerez-vous pourquoi 8
Vous me refuseriez vous-même 8
Ce que vous exigez de moi ? 8
ANDRÉ.
Pourquoi ? — Parce que je vous aime, 8
320 Et que nous gagnerons ainsi. 8
En y mettant un peu du vôtre, 8
Mon bonheur en ce monde-ci, 8
Et votre salut dans un autre. 8
SARAH, avec un sourire.
Mais, cher homme, ce que je veux 8
325 Reviendrait au même, il me semble ; 8
Au lieu de nous sauver tous deux. 8
Nous pourrions nous damner ensemble ; 8
Ce disant, la blonde Sarah 8
Fit une pause, se serra 8
330 Contre son petit catholique ; 8
Puis, comme dernier argument, 8
Qui n’admettait pas de réplique, 8
Elle frôla légèrement 8
Ainsi que d’une aile de mouche, 8
335 Du coin parfumé de sa bouche, 8
La lèvre en feu de son amant. 8
De caresse en enlacement, 8
Et d’enlacement en caresse, 8
Au surplus, comme une maîtresse 8
340 Prêche toujours mieux qu’un rabbin, 8
Notre André cherchait, mais en vain, 8
Ce qu’il pourrait bien lui répondre 8
Et sentait ses croyances fondre 8
Comme la neige dans la main. 8
345 Heureusement pour sa famille 8
Et pour l’honneur de sa maison, 8
Son cœur de chrétien eut raison 8
Des yeux de cette belle fille, 8
Où s’était logé le démon ; 8
350 Et sa foi n’étant qu’endormie, 8
Il vous prit les mains de sa mie 8
Et lui fit un très long sermon. 8
Il lui parla du catéchisme, 8
De la Vierge et de saint Joseph, 8
355 Du Christ, des dogmes et du schisme 8
Et d’un tas d’autres choses ; bref, 8
Il vanta la force et les charmes 8
De son Église et du vrai Dieu 8
Avec tant d’âme et tant de feu, 8
360 Que le diable en eût pris les armes. 8
Mais Sarah ne s’en émut point 8
Et de sa voix sonore et fraîche 8
Elle entama le second point 8
De la conférence et du prêche. 8
365 Comme exorde, elle sut, d’abord, 8
Lui peindre de couleurs très vives 8
Le grand type des races juives, 8
Et ce peuple héroïque et fort 8
Qui souffrit tant de fois la mort 8
370 Pour sa Bible et son coffre-fort. 8
Et suivit sa route éternelle, 8
Toujours chassé, toujours haï, 8
Une main vers le Sinaï 8
Et l’autre sur son escarcelle ; 8
375 Puis elle voulut voir un peu 8
S’il avait jamais lu la Bible, 8
Dans le vrai texte, dans l’hébreu, 8
Ajoutant qu’il est impossible 8
De causer dogme en pareil cas 8
380 Avec qui ne vous comprend pas. 8
Ceci dit, elle mit sa tête 8
Sur l’épaule de son ami, 8
Ouvrit d’un doigt sa gorgerette 8
Où quelque chose avait frémi ; 8
385 Puis, fermant les yeux à demi, 8
Resta là, tranquille et muette 8
Comme un rossignol endormi. 8
Mais André s’entêta comme elle. 8
Et, reprenant tout l’entretien, 8
390 Défendit le dogme chrétien 8
Sans reculer d’une semelle ; 8
Sur ce, caresses et querelles 8
Recommencèrent de plus belle. 8
Pour finir, il advint qu’après 8
395 Cette scène si chaleureuse 8
De théologie amoureuse, 8
Chacun d’eux en fut pour ses frais ; 8
Et que, lorsqu’ils se retirèrent, 8
Tous deux, furieux de partir 8
400 Sans avoir pu se convertir, 8
D’un commun accord se jurèrent 8
Sur leurs Dieux, qui n’en pouvaient mais, 8
De ne plus se revoir jamais. 8
V
Une fois loin de sa maîtresse, 8
405 Notre André, seul entre deux draps, 8
Se vit dans un grand embarras 8
Et dans une étrange détresse. 8
Quoique tout lui fit un devoir 8
De renoncer à la revoir, 8
410 Ce n’était plus en son pouvoir ; 8
Et loin de puiser du courage 8
Dans sa querelle avec Sarah, 8
Le pauvre enfant, — qui le croira ? — 8
Sentit qu’il l’aimait davantage ; 8
415 Aussi, comme il les regrettait, 8
Ses croyances de tout à l’heure ! 8
Aussi, comme il la détestait. 8
Qu’elle fût ou non la meilleure, 8
Cette Église dont il était ! 8
420 Il étouffait, il sanglotait. 8
« Va, ma belle petite juive, » 8
Criait-il en mordant ses draps, 8
« Va ! je t’aime, et quoi qu’il arrive, 8
« Je voudrai ce que tu voudras, 8
425 « Je serai ce que tu seras. 8
« Je ferai ce que tu feras. » 8
Mais Sarah ne répondait pas. 8
Dans la chambre attristée et noire, 8
On n’entendait que quelques rats 8
430 Grignotant le fond d’une armoire, 8
Le méchant tic tac entêté 8
D’un coucou faisant son service 8
En songeant à l’éternité, 8
Et les ronflements du vieux suisse 8
435 Dormant dans la salle à côté. 8
Or, tandis qu’on veille et qu’on pleure 8
Dans cette chrétienne demeure, 8
La même nuit, à la même heure, 8
Toujours pour le même motif, 8
440 On se désole au quartier juif ; 8
Et la fille de la bedelle, 8
Dans la crainte de réveiller 8
Sa mère couchée auprès d’elle, 8
Sanglote sous son oreiller. 8
VI
445 Au premier bonjour de l’aurore, 8
André, sur pied en un moment, 8
S’en alla trouver bravement 8
Son père qui dormait encore, 8
Et, s’asseyant à son chevet, 8
450 Les yeux rouges et le cœur triste, 8
Lui dit le dessein qu’il avait 8
De se faire séminariste 8
Pour se vouer dorénavant 8
Au service du Dieu vivant. 8
455 A cette étrange confidence, 8
Le suisse écarquilla les yeux, 8
Se signa, tourna de son mieux 8
Une phrase de circonstance 8
Sur les lois de la Providence ; 8
460 Puis, comme il tombait de sommeil, 8
S’en alla, ronflant de plus belle : 8
Voilà bien ce que l’on appelle 8
L’homme sage et de bon conseil. 8
Or, près de son lit et derrière 8
465 Un sarrau de calicot blanc, 8
Les bras fendus, le front branlant, 8
Un vieux christ sculpté sur bruyère 8
S’en allait tombant en poussière. 8
C’est à ses pieds qu’André, voulant 8
470 Noyer son mal dans la prière, 8
Vint s’agenouiller en tremblant 8
Et prier… non ! faire semblant ; 8
Car entre la face divine 8
Et notre amoureux, se glissait 8
475 Sa juive alerte et sans corset, 8
Silhouette coquette et fine 8
Devant qui tout disparaissait. 8
Sous cette influence amoureuse, 8
Le diable, un gaillard bien madré, 8
480 Eut, en un clin d’œil, engendré 8
Dans le cerveau du pauvre André 8
Une réflexion affreuse : 8
Le pauvre enfant se demanda 8
Si l’on n’aurait pas, d’aventure, 8
485 Tronqué notre sainte Écriture : 8
Et comme sur ce vieux dada, 8
Qu’entre tous l’Église redoute, 8
On marche vite sur la route, 8
De la méfiance et du doute, 8
490 Il s’avoua que, somme toute, 8
Sarah pouvait avoir dit vrai, 8
Et qu’il n’était pas démontré 8
Que la religion chrétienne 8
Fût à la hauteur de la sienne. 8
495 Dans ce doute, il chercha d’abord 8
La lumière au fond de lui-même ; 8
Mais ne se sentant assez fort 8
Pour résoudre ce grand problème, 8
Il prit bravement son parti, 8
500 Et, du coup, le voilà parti 8
Chez un rabbin du voisinage, 8
Qui, sous sa barbe de mufti, 8
Cachait la mâchoire d’un sage. 8
Soudain, et comme il était près 8
505 De tourner la place Royale, 8
Devant Saint-Louis en Marais, 8
Son église paroissiale, 8
L’œil grand ouvert, le cou tendu, 8
Notre ami s’arrête éperdu : 8
510 Jambe fine et mollet dodu. 8
Cheveux roux et taille bien prise 8
Et tout le reste à l’avenant, 8
Sarah montait en trottinant 8
Les grands escaliers de l’église. 8
515 « Sarah ! je ne me trompe pas ! » 8
Dit-il en revenant d’un pas ; 8
Puis, toute réflexion faite, 8
Croyant que c’était seulement 8
L’effet d’un mirage d’amant, 8
520 Il reprit, en baissant la tête, 8
La voix rauque et l’œil obscurci : 8
» Que viendrait-elle faire ici ? 8
« Quand on aime, Dieu ! qu’on est bête ! » 8
Et, cachant ses yeux sous sa main, 8
525 Il continua son chemin 8
Vers la demeure du rabbin. 8
VII
Huit jours après cette visite, 8
Dont le lecteur, dans un moment, 8
Va connaître le dénoûment, 8
530 Sarah reçut de son amant 8
Ces mots au crayon :
« Venez vite
« Boulevard du Temple, on attend. » 8
Signé : « Votre ami. »
« Tiens ! c’est drôle ! >
Se dit la fillette en jetant 8
535 Son petit schall vert sur l’épaule ; 8
« J’allais juste en écrire autant ! » 8
Et, sur ce, la voilà trottant 8
Le long de la rue aux Orfèvres, 8
Le rire aux dents, l’amour aux lèvres. 8
540 Ce jour-là, jour inusité. 8
Il faisait un vrai temps d’été, 8
Et du Temple à la Madeleine 8
La vieille Lutèce était pleine 8
De soleil et d’activité. 8
545 Ce fut Sarah qui, la première, 8
Aperçut son amant planté 8
Sous un grand rayon de lumière, 8
L’œil brillant, le front rejeté 8
A quatre pouces en arrière, 8
550 Beau d’amour et beau de gaîté. 8
Elle en eut le cœur transporté, 8
Et. d’un coup, la petite chèvre, 8
S’en vint bondir à son côté, 8
Puis dans ses bras, puis sur sa lèvre… 8
555 Pas un mot ! rien que des baisers ! 8
— Ces premiers élans apaisés, 8
Pour ne pas rester exposés 8
Aux regards de la populace, 8
Nos amis vidèrent la place, 8
560 Et l’heureux couple s’en alla 8
Causer à quelques pas de là. 8
Après une longue semaine 8
D’abstinence et de gros chagrin, 8
Pensez que cela vaut la peine 8
565 De dénouer sa langue un brin. 8
Aussi nos gens allaient bon train : 8
« — Si tu savais… — Je vais te dire… 8
« — Voulez-vous m’écouter un peu ? 8
« — Laissez-moi parler, sacrebleu ! 8
570 « — Tu vas t’écrier ! — Tu vas rire ! 8
« — Puisqu’il faut que je le le dise. » 8
« — Eh bien ! si tu veux le savoir… 8
« — Dans quatre jours on me baptise ! 8
« — On me circoncit demain soir ! » 8
575 Oh ! non ! il eût fallu les voir 8
Tressaillir, changer de figure, 8
Ouvrir la bouche et ne pouvoir, 8
A ce rude coup de boutoir, 8
Que s’affaisser sur le trottoir ; 8
580 Ce n’est rien qu’on se les figure. 8
Ce furent comme deux boulets 8
Qui leur partaient en pleins mollets… 8
Quelques longs instants écoulés, 8
André prit enfin la parole ; 8
585 Après quoi, nos pauvres petits 8
S’expliquèrent à tour de rôle 8
Comment ils s’étaient convertis 8
Chacun à l’Église dont l’autre 8
S’était fait l’éloquent apôtre, 8
590 Ce qui les avait exposés 8
A ce fâcheux chassez-croisez : 8
Le jour même de l’entrevue 8
De son rabbin avec André, 8
Sarah montait chez le curé 8
595 De son catholique adoré, 8
Et c’est elle qu’il avait vue 8
Grimpant, à ses yeux éblouis, 8
Les escaliers de Saint-Louis. 8
Et maintenant, qu’allaient-ils faire ? 8
600 Que résoudre ? que devenir ? 8
Et par quel bout devait finir 8
Toute cette méchante affaire ? 8
A condition de changer 8
De rôle et de dialectique, 8
605 A cette heure et sans grand danger 8
Ils pouvaient encore échanger 8
Quelque botte théologique. 8
Mais ce jeu ne convenait plus 8
A leur âme désespérée ; 8
610 Et tous deux portés par le flux 8
De la populace affairée, 8
Ils s’en allaient sans savoir où, 8
Le long des boulevards en fête 8
Soudain André lève la tête, 8
615 Prend son élan, se jette au cou 8
De sa maîtresse, comme un fou, 8
Et lui dit d’une voix émue 8
Qui la charme et qui la remue : 8
« Oh ! puisque l’amour est si grand, 8
620 « Mignonne, qu’au fond de nos âmes 8
« Il fait table rase en entrant, 8
« Et qu’il y trône en conquérant 8
« Sur des débris et sur des flammes ; 8
« Puisque nous voyons aujourd’hui 8
625 « Que ni croyances ni systèmes 8
« Rien ne peut tenir contre lui, 8
« Puisque je t’aime et que tu m’aimes, 8
« Adonc pourquoi nous obstiner ? 8
« Laissons faire l’amour, mignonne, 8
630 « Et suivons l’élan qu’il nous donne. 8
« C’est à Dieu de nous pardonner, 8
« Si besoin est qu’on nous pardonne ; 8
« Donc, maîtresse, si tu m’en crois, 8
« Nous allons courir par les bois ; 8
635 « Et nous fuirons comme la peste 8
« La théologie et le reste. 8
« Le ciel est bleu, les arbres verts. 8
« Prenons notre course au travers 8
« Des champs de Bièvre ou de Chevreusc. 8
640 « Toute la terre est amoureuse, 8
« Viens-t’en nous aimer quelque part. » 8
« — Oui, mais ne rentrons pas trop tard ! » 8
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