GENS DE MER |
MATELOTS |
|
Vos marins de quinquets à l'Opéra … comique, |
12 |
|
Sous un frac en bleu-ciel jurent « Mille sabords ! » |
12 |
|
Et, sur les boulevards, le survivant chronique |
12 |
|
Du Vengeur vend l'onguent à tuer les rats morts. |
12 |
5 |
Le Jûn'homme infligé d'un bras — même en voyage — |
12 |
|
Infortuné, chantant par suite de naufrage ; |
12 |
|
La femme en bain de mer qui tord ses bras au flot ; |
12 |
|
Et l'amiral ***ıı — Ce n'est pas matelot ! |
12 |
|
|
— Matelots — quelle brusque et nerveuse saillie |
12 |
10 |
Fait cette Race à part sur la race faillie ! |
12 |
|
Comme ils vous mettent tous, terriens, au même sac ! |
12 |
|
— Un curé dans ton lit, un' fill' dans mon hamac ! —
|
12 |
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . |
|
|
— On ne les connaît pas, ces gens à rudes nœuds. |
12 |
|
Ils ont le mal de mer sur vos planchers à bœufs : |
12 |
15 |
A terre — oiseaux palmés — ils sont gauches et veûles. |
12 |
|
Ils sont mal culottés comme leurs brûle-gueules. |
12 |
|
Quand le roulis leur manque … ils se sentent rouler : |
12 |
|
— A terre, on a beau boire, on ne peut désoûler !
|
12 |
|
|
— On ne les connaît pas. — Eux : que leur fait la terre ?… |
12 |
20 |
Une relâche, avec l'hôpital militaire, |
12 |
|
Des filles, la prison, des horions, du vin… |
12 |
|
Le reste : Eh bien, après ? — Est-ce que c'est marin ?… |
12 |
|
|
— Eux ils sont matelots. — A travers les tortures, |
12 |
|
Les luttes, les dangers, les larges aventures, |
12 |
25 |
Leur face-à-coups-de-hache a pris un tic nerveux |
12 |
|
D'insouciant dédain pour ce qui n'est pas Eux… |
12 |
|
C'est qu'ils se sentent bien, ces chiens ! Ce sont des mâles ! |
12 |
|
— Eux : l'Océan ! — et vous : les plates-bandes sales ; |
12 |
|
Vous êtes des terriens, en un mot, des troupiers : |
12 |
30 |
— De la terre de pipe et de la sueur de pieds ! — |
12 |
|
|
Eux sont les vieux-de-cale et les frères-la côte, |
12 |
|
Gens au cœur sur la main, et toujours la main haute ; |
12 |
|
Des natures en barre ! — Et capables de tout… |
12 |
|
— Faites-en donc autant !… — Ils sont de mauvais goût… |
12 |
35 |
— Peut-être… Ils ont chez vous des amours tolérées |
12 |
|
|
Par un grippe-Jésus1 accueillant leurs entrées… |
12 |
|
— Eh ! faut-il pas du cœur au ventre quelque part, |
12 |
|
Pour entrer en plein jour là — bagne-lupanar, |
12 |
|
Qu'ils nomment le Cap-Horn, dans leur langue hâlée : |
12 |
40 |
— Le cap Horn, noir séjour de tempête grêlée — |
12 |
|
Et se coller en vrac, sans crampe d'estomac, |
12 |
|
De la chair à chiquer — comme un nœud de tabac ! |
12 |
|
|
Jetant leur solde avec leur trop-plein de tendresse, |
12 |
|
A tout vent ; ils vont là comme ils vont à la messe… |
12 |
45 |
Ces anges mal léchés, ces durs enfants perdus ! |
12 |
|
— Leur tête a du requin et du petit-Jésus. |
12 |
|
|
Ils aiment à tout crin : Ils aiment plaie et bosse, |
12 |
|
La Bonne-Vierge, avec le gendarme qu'on rosse ; |
12 |
|
Ils font des vœux à tout … mais leur vœu caressé |
12 |
50 |
A toujours l'habit bleu d'un Jésus-christ2 rossé. |
12 |
|
|
— Allez : ce franc cynique a sa grâce native… |
12 |
|
Comme il vous toise un chef, à sa façon naïve ! |
12 |
|
Comme il connaît son maître : — Un d'un seul bloc de bois !
|
12 |
|
— Un mauvais chien toujours qu'un bon enfant parfois !
|
12 |
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . |
|
55 |
— Allez : à bord, chez eux, ils ont leur poésie ! |
12 |
|
Ces brutes ont des chants ivres d'âme saisie |
12 |
|
Improvisés aux quarts sur le gaillard-d'avant… |
12 |
|
— Ils ne s'en doutent pas, eux, poème vivant. |
12 |
|
|
— Ils ont toujours, pour leur bonne femme de mère, |
12 |
60 |
Une larme d'enfant, ces héros de misère ; |
12 |
|
Pour leur Douce-Jolie, une larme d'amour !… |
12 |
|
Au pays — loin — ils ont, espérant leur retour, |
12 |
|
Ces gens de cuivre rouge, une pâle fiancée |
12 |
|
Que, pour la mer jolie, un jour ils ont laissée. |
12 |
65 |
Elle attend vaguement … comme on attend là-bas. |
12 |
|
Eux ils portent son nom tatoué sur leur bras. |
12 |
|
Peut-être elle sera veuve avant d'être épouse… |
12 |
|
— Car la mer est bien grande et la mer est jalouse. — |
12 |
|
Mais elle sera fière, à travers un sanglot, |
12 |
70 |
De pouvoir dire encore : — Il était matelot !… |
12 |
|
|
— C'est plus qu'un homme aussi devant la mer géante, |
12 |
|
Ce matelot entier !… |
|
|
Ce matelot entier !… Piétinant sous la plante |
|
|
De son pied marin le pont près de crouler ; |
12 |
|
Tiens bon ! ça le connaît, ça va le désoûler. |
12 |
75 |
Il finit comme ça, simple en sa grande allure, |
12 |
|
D'un bloc : — Un trou dans l'eau, quoi !… pas de fioriture. |
12 |
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . |
|
|
On en voit revenir pourtant : bris de naufrage. |
12 |
|
Ramassis de scorbut et hachis d'abordage… |
12 |
|
Cassés, défigurés, dépaysés, perclus : |
12 |
80 |
— Un œil en moins. — Et vous, en avez-vous en plus : |
12 |
|
— La fièvre-jaune. — Eh bien, et vous, l'avez-vous rose ? |
12 |
|
— Une balafre. — Ah, c'est signé !…C'est quelque chose ! |
12 |
|
— Et le bras en pantenne. — Oui, c'est un biscaïen, |
12 |
|
Le reste c'est le bel ouvrage au chirurgien. |
12 |
85 |
— Et ce trou dans la joue ? — Un ancien coup de pique. |
12 |
|
— Cette bosse ? — A tribord ?… excusez : c'est ma chique. |
12 |
|
— ça ? — Rien : une foutaise, un pruneau dans la main, |
12 |
|
ça sert de baromètre, et vous verrez demain : |
12 |
|
Je ne vous dis que ça, sûr ! quand je sens ma crampe… |
12 |
90 |
Allez, on n'en fait plus des coques de ma trempe ! |
12 |
|
On m'a pendu deux fois… — |
|
|
On m'a pendu deux fois… — Et l'honnête forban |
|
|
Creuse un bateau de bois pour un petit enfant. |
12 |
|
Ils durent comme ça, reniflant la tempête |
12 |
|
Riches de gloire et de trois cents francs de retraite, |
12 |
95 |
Vieux culots de gargousse, épaves de héros !… |
12 |
|
— Héros ? — ils riraient bien !… — Non merci : matelots ! |
12 |
|
|
— Matelots ! — Ce n'est pas vous, jeunes mateluches, |
12 |
|
Pour qui les femmes ont toujours des coqueluches… |
12 |
|
Ah, les vieux avaient de plus fiers appétits ! |
12 |
100 |
En haussant leur épaule ils vous trouvent petits. |
12 |
|
A treize ans ils mangeaient de l'Anglais, les corsaires ! |
12 |
|
Vous, vous n'êtes que des pelletas militaires… |
12 |
|
Allez, on n'en fait plus de ces purs, premier brin !
|
12 |
|
Tout s'en va … tout ! La mer … elle n'est plus marin !
|
12 |
105 |
De leur temps, elle était plus salée et sauvage. |
12 |
|
Mais, à présent, rien n'a plus de pucelage… |
12 |
|
La mer… La mer n'est plus qu'une fille à soldats !… |
12 |
|
|
— Vous, matelots, rêvez, en faisant vos cent pas |
12 |
|
Comme dans les grands quarts… Paisible rêverie |
12 |
110 |
De carcasse qui geint, de mât craqué qui crie… |
12 |
|
— Aux pompes !… |
|
|
— Aux pompes !… — Non … fini ! — Les beaux jours sont passés |
|
|
— Adieu mon beau navire aux trois mâts pavoisés !
|
12 |
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . |
|
|
Tel qu'une vieille coque au sec et dégréée, |
12 |
|
Où vient encor parfois clapoter la marée ; |
12 |
115 |
Âme-de-mer en peine est le vieux matelot |
12 |
|
Attendant, échoué … — quoi : la mort ? |
|
|
Attendant, échoué … — quoi : la mort ? — Non, le flot. |
|
|
Ile d'Ouessant — Avril.
|