Métrique en Ligne
CRB_1/CRB25
Tristan CORBIÈRE
LES AMOURS JAUNES
1873
LES AMOURS JAUNES
UN JEUNE QUI S'EN VA
Morire
Oh le printemps ! — Je voudrais paître !… 8
C'est drôle, est-ce pas : Les mourants 8
Font toujours ouvrir leur fenêtre, 8
Jaloux de leur part de printemps ! 8
5 Oh le printemps ! Je veux écrire ! 8
Donne-moi mon bout de crayon 8
— Mon bout de crayon, c'est ma lyre — 8
Et — là — je me sens un rayon. 8
Vite !… j'ai vu, dans mon délire, 8
10 Venir me manger dans la main 8
La Gloire qui voulait me lire ! 8
— La gloire n'attend pas demain. — 8
Sur ton bras, soutiens ton poète, 8
Toi, sa Muse, quand il chantait, 8
15 Son Sourire quand il mourait, 8
Et sa Fête … quand c'était fête ! 8
Sultane, apporte un peu ma pipe 8
Turque, incrustée en faux saphir, 8
Celle qui va bien à mon type 8
20 Et ris ! — C'est fini de mourir ; 8
Et viens sur mon lit de malade ; 8
Empêche la mort d'y toucher, 8
D'emporter cet enfant maussade 8
Qui ne veut pas s'aller coucher. 8
25 Ne pleure donc plus, — je suis bête — 8
Vois : mon drap n'est pas un linceul… 8
Je chantais cela pour moi seul… 8
Le vide chante dans ma tête. 8
Retourne contre la muraille. 8
30 — Là — l'esquisse — un portrait de toi — 8
Malgré lui mon œil soûl travaille 8
Sur la toile… C'était de moi. 8
J'entends — bourdon de la fièvre — 8
Un chant de berceau me monter : 8
35 « J'entends le renard, le lièvre, 8
Le lièvre, le loup chanter. » 8
… Va ! nous aurons une chambrette 8
Bien fraîche, à papier bleu rayé ; 8
Avec un vrai bon lit honnête 8
40 A nous, à rideaux … et payé ! 8
Et nous irons dans la prairie 8
Pêcher à la ligne tous deux, 8
Ou bien mourir pour la patrie !… 8
— Tu sais, je fais ce que tu veux. 8
45 … Et nous aurons des robes neuves, 8
Nous serons riches à bâiller 8
Quand j'aurai revu mes épreuves ! 8
— Pour vivre, il faut bien travailler… 8
— Non ! mourir…
La vie était belle
50 Avec toi ! mais rien ne va plus… 8
A moi le pompon d'immortelle 8
Des grands poètes que j'ai lus ! 8
A moi, Myosotis ! Feuille morte 8
De Jeune malade à pas lent ! 8
55 Souvenir de soi … qu'on emporte 8
En croyant le laisser — souvent ! 8
— Décès : Rolla : — l'Académie — 8
Murger, Beaudelaire : — hôpital, — 8
Lamartine : — en perdant la vie 8
60 De sa fille, en strophes pas mal… 8
Doux bedeau, pleureuse en lévite, 8
Harmonieux tronc des moissonnés 8
Inventeur de la larme écrite, 8
Lacrymatoire d'abonnés !… 8
65 Moreau — j'oubliais — Hégésippe, 8
Créateur de l'art-hôpital… 8
Depuis, j'ai la phthisie en grippe ; 8
Ce n'est plus même original. 8
— Escousse encor : mort en extase 8
70 De lui ; mort phthisique d'orgueil. 8
— Gilbert : phthisie et paraphrase 8
Rentrée, en se pleurant à l'œil. 8
— Un autre incompris : Lacenaire, 8
Faisant des vers en amateur 8
75 Dans le goût anti-poitrinaire, 8
Avec Sanson pour éditeur. 8
— Lord Byron, gentleman-vampire, 8
Hystérique du ténébreux ; 8
Anglais sec, cassé par son rire, 8
80 Son noble rire de lépreux. 8
— Hugo : l'Homme apocalyptique, 8
L'Homme-Ceci-tûra-cela, 8
Meurt, gardenational épique ; 8
Il n'en reste qu'un — celui-là ! — 8
85 … Puis un tas d'amants de la lune, 8
Guère plus morts qu'ils n'ont vécu, 8
Et changeant de fosse commune 8
Sans un discours, sans un écu ! 8
J'en ai lus mourir !… Et ce cygne 8
90 Sous le couteau du cuisinier : 8
— Chénier — … Je me sens — mauvais signe ! — 8
De la jalousie. — O métier ! 8
Métier ! Métier de mourir… 8
Assez, j'ai fini mon étude. 8
95 Métier : se rimer finir !… 8
C'est une affaire d'habitude. 8
Mais non, la poésie est : vivre, 8
Paresser encore, et souffrir 8
Pour toi, maîtresse ! et pour mon livre ; 8
Il est là qui dort
100 — Non : mourir !
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Sentir sur ma lèvre appauvrie 8
Ton dernier baiser se gercer, 8
La mort dans tes bras me bercer… 8
Me déshabiller de la vie !… 8
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