Métrique en Ligne
COR_1/COR76
Pierre CORNEILLE
Imitation De Jésus-Christ
1656
LIVRE TROISIÈME
CHAPITRE VII
Qu'il faut cacher la grâce de la dévotion
sous l'humilité.
Tu veux être dévot, et je t'en fais la grâce ; 12
Mais apprends qu'il la faut cacher, 8
Et qu'un don que tu tiens si cher, 8
Renfermé dans toi-même aura plus d'efficace. 12
5 Bien que tu saches ce qu'il vaut, 8
Ne t'en élève pas plus haut ; 8
Parles-en d'autant moins que plus je t'en inspire ; 12
Et n'en prends pas l'autorité 8
De donner plus de poids à ce que tu veux dire, 12
10 Par une sotte gravité. 8
Le mépris de toi-même est le plus heureux signe 12
Que tu sais connoître son prix : 8
Sois donc ferme dans ce mépris, 8
Et crains de perdre un bien dont tu te sens indigne. 12
15 Toutes ces petites douceurs 8
Que le zèle épand dans les cœurs 8
Ne sont pas de ce bien la garde la plus sûre. 12
N'y mets aucun attachement ; 8
Je te l'ai déjà dit, que telle est leur nature 12
20 Qu'elles passent en un moment. 8
Dans ces heureux moments où ma grâce t'éclaire, 12
Regarde avec humilité 8
Quelle devient ta pauvreté 8
Sitôt que cette grâce a voulu se soustraire. 12
25 Le grand progrès spirituel 8
N'est pas au goût continuel 8
Des sensibles attraits dont elle te console, 12
Mais à souffrir sans murmurer 8
Les maux qu'elle te laisse alors qu'elle s'envole, 12
30 Et ne te point considérer. 8
Bien qu'en ce triste état tout te nuise et te fâche, 12
Bien qu'une importune langueur 8
Éteigne presque ta vigueur, 8
Ne permets pas pourtant que ton feu se relâche : 12
35 Veille, prie, et ne quitte rien 8
De ce que tu faisois de bien 8
Alors que tu sentois ta ferveur plus entière ; 12
Fais enfin suivant ton pouvoir, 8
Suivant ce qui te reste en l'esprit de lumière, 12
40 Et tu rempliras ton devoir. 8
Je me tiendrai toujours de ton intelligence, 12
Pourvu que cette aridité, 8
Pourvu que cette anxiété 8
Ne se tourne jamais en pleine négligence. 12
45 Plusieurs bronchent à ce faux pas ; 8
Et dès qu'ils perdent ces appas, 8
Il semble par dépit qu'au surplus ils renoncent : 12
Tout leur courage s'amollit, 8
Et dans la nonchalance où leurs âmes s'enfoncent 12
50 Leur plus beau feu s'ensevelit. 8
Ce n'est pas comme il faut se ranger à ma suite : 12
L'homme a beau former un dessein, 8
Il n'a pas toujours en sa main 8
Tout ce qu'il se promet de sa bonne conduite. 12
55 Quelle que soit l'ardeur des vœux, 8
C'est quand je veux et qui je veux 8
Que console, où je veux, ma grâce toute pure ; 12
Et de ses plus charmants attraits 8
Mon vouloir souverain est la seule mesure, 12
60 Et non la ferveur des souhaits. 8
Souvent cette ferveur, par ses douces amorces 12
Fatale aux esprits imprudents, 8
Fait succomber les plus ardents 8
À force d'entreprendre au-dessus de leurs forces : 12
65 Ces dévots trop présomptueux 8
Dans leurs élans impétueux 8
Ne daignent réfléchir sur ce qu'ils peuvent faire, 12
Et changent leur zèle en poison, 8
Quand ils écoutent plus son ardeur téméraire 12
70 Que les avis de la raison. 8
Ainsi ces indiscrets perdent bientôt mes grâces, 12
Pour oser plus qu'il ne me plaît ; 8
Et leur vol rencontre un arrêt 8
Qui les rejette au rang des âmes les plus basses. 12
75 Pour fruit de leur témérité 8
Ils retrouvent l'indignité 8
Des imperfections qui leur sont naturelles, 12
Afin que n'espérant rien d'eux, 8
Et ne prétendant plus voler que sous mes ailes, 12
80 Ils me laissent régler leurs feux. 8
Vous donc qui commencez à marcher dans ma voie, 12
Chers apprentis de la vertu, 8
Dans ce chemin que j'ai battu 8
Portez, je le consens, grand cœur et grande joie ; 12
85 Mais gardez sous cette couleur 8
D'écouter toute la chaleur 8
Qui s'allume sans ordre en vos jeunes courages : 12
Vous pourrez trébucher bien bas, 8
Si vous ne choisissez les conseils des plus sages 12
90 Pour guides à vos premiers pas. 8
C'est vous faire une folle et vaine confiance, 12
De croire plus vos sentiments 8
Que les solides jugements 8
Qu'affermit une longue et sainte expérience. 12
95 Quelque bien que vous embrassiez, 8
Quelques progrès que vous fassiez, 8
Ils vous laissent à craindre une funeste issue, 12
Si ce que vous avez d'amour 8
Pour ces foibles clartés de votre propre vue, 12
100 S'obstine à fuir tout autre jour. 8
L'esprit persuadé de sa propre sagesse 12
Rarement reçoit sans ennui 8
L'ordre ni les leçons d'autrui ; 8
Il aime rarement à suivre une autre adresse. 12
105 L'innocente simplicité 8
Que relève l'humilité 8
Passe le haut savoir qu'enfle la suffisance, 12
Et des fruits qu'il fait recueillir 8
Le peu vaut mieux pour toi que la pleine abondance, 12
110 Si tu t'en peux enorgueillir. 8
Sache régler ta joie : une âme est peu discrète 12
Qui dans les plus heureux succès 8
S'y livre avec un tel excès, 8
Qu'elle va toute entière où ce transport la jette, 12
115 Avec trop de légèreté, 8
De sa première pauvreté, 8
Au milieu de mes dons, ingrate, elle s'oublie ; 12
Et qui sait l'art d'en bien jouir 8
Craint toujours de donner à ma grâce affoiblie 12
120 Quelque lieu de s'évanouir. 8
Ne sois pas moins soigneux de régler la tristesse : 12
C'est témoigner peu de vertu 8
Que d'avoir un cœur abattu, 8
Sitôt qu'un déplaisir violemment te presse. 12
125 Quelque grand que soit le malheur, 8
Il ne faut pas que la douleur 8
Forme aucun désespoir de ton impatience, 12
Ni que le zèle rebuté 8
Étouffe par dépit toute la confiance 12
130 Qu'il doit avoir en ma bonté. 8
Fuis ces extrémités : quiconque en la bonace 12
S'ose tenir trop assuré 8
Devient lâche et mal préparé 8
À la moindre tempête, à sa moindre menace. 12
135 Si tu peux te faire la loi, 8
Toujours humble, toujours en toi, 8
Toujours de ton esprit le véritable maître, 12
Alors, moins prompt à succomber, 8
Tu verras les périls que toutes deux font naître 12
140 Presque sans péril d'y tomber. 8
Dans l'ardeur la plus forte et la mieux éclairée 12
Conserve bien le souvenir 8
De ce que tu dois devenir 8
Lorsque cette clarté se sera retirée : 12
145 Dans l'éclipse d'un si beau jour 8
Pense de même à son retour ; 8
Fais briller ses rayons sans cesse en ta mémoire ; 12
Et s'ils paroissent inconstants, 8
Crois que c'est pour ton bien et pour ma propre gloire 12
150 Que je t'en prive quelque temps. 8
Cette sorte d'épreuve est souvent plus utile, 12
Bien qu'un peu rude à ta ferveur, 8
Que si tu voyois ma faveur 8
Rendre à tous tes souhaits l'événement facile. 12
155 L'amas des consolations, 8
L'éclat des révélations, 8
Ne sont pas du mérite une marque fort sûre ; 12
Et ni par le degré plus haut, 8
Ni par la suffisance à lire l'écriture, 12
160 On ne juge bien ce qu'il vaut. 8
Il veut pour fondements de son prix légitime 12
Une sincère humilité, 8
Une parfaite charité, 8
Un ferme désaveu de toute propre estime. 12
165 Celui-là seul sait mériter, 8
Qui n'aspire qu'à m'exalter, 8
Qui partout et sur tout ne cherche que ma gloire, 12
Qui tient les mépris à bonheur, 8
Et gagne sur soi-même une telle victoire, 12
170 Qu'il les goûte mieux que l'honneur. 8
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