Métrique en Ligne
COR_1/COR74
Pierre CORNEILLE
Imitation De Jésus-Christ
1656
LIVRE TROISIÈME
CHAPITRE V
Des merveilleux effets de l'amour divin.
Je te bénis, père céleste, 8
Père de mon divin sauveur, 8
Qui rends en tous lieux ta faveur 8
Pour tes enfants si manifeste. 8
5 J'en suis le plus pauvre et le moindre, 8
Et tu daignes t'en souvenir : 8
Combien donc te dois-je bénir, 8
Et combien de grâces y joindre ! 8
Ô père des miséricordes, 8
10 Ô dieu des consolations, 8
Reçois nos bénédictions 8
Pour les biens que tu nous accordes. 8
Tu répands des douceurs soudaines 8
Sur l'amertume des ennuis, 8
15 Et tout indigne que j'en suis, 8
Tu consoles toutes mes peines. 8
J'en bénis ta main paternelle, 8
J'en bénis ton fils Jésus-Christ, 8
J'en rends grâces au saint-esprit : 8
20 À tous les trois gloire éternelle ! 8
Ô dieu tout bon, ô dieu qui m'aimes 8
Jusqu'à supporter ma langueur, 8
Quand tu descendras dans mon cœur, 8
Que mes transports seront extrêmes ! 8
25 C'est toi seul que je considère 8
Comme ma gloire et mon pouvoir, 8
Comme ma joie et mon espoir, 8
Et mon refuge en ma misère. 8
Mais mon amour encor débile 8
30 Tombe souvent comme abattu, 8
Et mon impuissante vertu 8
Ne fait qu'un effort inutile. 8
J'ai besoin que tu me soutiennes, 8
Que tu daignes me consoler, 8
35 Et que pour ne plus chanceler 8
Tu prêtes des forces aux miennes. 8
Redouble tes faveurs divines, 8
Visite mon cœur plus souvent, 8
Et pour le rendre plus fervent 8
40 Instruis-le dans tes disciplines. 8
Affranchis-le de tous ses vices, 8
Déracine ses passions, 8
Efface les impressions 8
Qu'y forment les molles délices. 8
45 Qu'ainsi purgé par ta présence, 8
À tes pieds je le puisse offrir, 8
Net pour t'aimer, fort pour souffrir, 8
Stable pour la persévérance. 8
Connois-tu bien l'amour, toi qui parles d'aimer ? 12
50 L'amour est un trésor qu'on ne peut estimer : 12
Il n'est rien de plus grand, rien de plus admirable ; 12
Il est seul à soi-même ici-bas comparable ; 12
Il sait rendre légers les plus pesants fardeaux ; 12
Les jours les plus obscurs, il sait les rendre beaux, 12
55 Et l'inégalité des rencontres fatales 12
Ne trouve point en lui des forces inégales. 12
Charmé qu'il est partout des beautés de son choix, 12
Quelque charge qu'il porte, il n'en sent point le poids ; 12
Et son attachement au digne objet qu'il aime 12
60 Donne mille douceurs à l'amertume même. 12
Cet amour de Jésus est noble et généreux ; 12
Des grandes actions il rend l'homme amoureux, 12
Et les impressions qu'une fois il a faites 12
Toujours de plus en plus aspirent aux parfaites. 12
65 Il va toujours en haut chercher de saints appas, 12
Il traite de mépris tout ce qu'il voit de bas, 12
Et dédaigne le joug de ces honteuses chaînes, 12
Jusqu'à ne point souffrir d'affections mondaines, 12
De peur que leur nuage enveloppant ses yeux 12
70 À leurs secrets regards n'ôte l'aspect des cieux, 12
Qu'un frivole intérêt des choses temporelles 12
N'abatte les desirs qu'il pousse aux éternelles, 12
Ou que pour éviter quelque incommodité, 12
Il n'embrasse un obstacle à sa félicité. 12
75 Je te dirai bien plus : sa douceur et sa force 12
Sont des cœurs les plus grands la plus illustre amorce ; 12
La terre ne voit rien qui soit plus achevé ; 12
Le ciel même n'a rien qui soit plus élevé : 12
En veux-tu la raison ? En Dieu seul est sa source ; 12
80 En Dieu seul est aussi le repos de sa course, 12
Il en part, il y rentre, et ce feu tout divin 12
N'a point d'autre principe et n'a point d'autre fin. 12
Tu sauras encor plus : à la moindre parole, 12
Au plus simple coup d'œil, l'amant va, court et vole, 12
85 Et mêle tant de joie à son activité, 12
Que rien n'en peut borner l'impétuosité. 12
Pour tous également son ardeur est extrême ; 12
Il donne tout pour tous, et n'a rien à lui-même ; 12
Mais quoiqu'il soit prodigue, il ne perd jamais rien, 12
90 Puisqu'il retrouve tout dans le souverain bien, 12
Dans ce bien souverain, à qui tous autres cèdent, 12
Qui seul les comprend tous, et dont tous ils procèdent. 12
Il se repose entier sur cet unique appui, 12
Et trouve tout en tous sans posséder que lui. 12
95 Dans les dons qu'il reçoit, tout ce qu'il se propose, 12
C'est d'en bénir l'auteur par-dessus toute chose : 12
Il n'a point de mesure, et comme son ardeur 12
Ne peut de son objet égaler la grandeur, 12
Il la croit toujours foible, et souvent en murmure, 12
100 Quand même cette ardeur passe toute mesure. 12
Rien ne pèse à l'amour, rien ne peut l'arrêter ; 12
Il n'est point de travaux qu'il daigne supputer ; 12
Il veut plus que sa force ; et quoi qui se présente, 12
L'impossibilité jamais ne l'épouvante : 12
105 Le zèle qui l'emporte au bien qu'il s'est promis 12
Lui montre tout possible, et lui peint tout permis. 12
Ainsi qui sait aimer se rend de tout capable : 12
Il réduit à l'effet ce qui semble incroyable ; 12
Mais le manque d'amour fait le manque de cœur, 12
110 Il abat le courage, il détruit la vigueur, 12
Relâche les desirs, brouille la connoissance, 12
Et laisse enfin tout l'homme à sa propre impuissance. 12
L'amour ne dort jamais, non plus que le soleil : 12
Il sait l'art de veiller dans les bras du sommeil ; 12
115 Il sait dans la fatigue être sans lassitude ; 12
Il sait dans la contrainte être sans servitude, 12
Porter mille fardeaux sans en être accablé, 12
Voir mille objets d'effroi sans en être troublé : 12
C'est d'une vive flamme une heureuse étincelle, 12
120 Qui pour se réunir à sa source immortelle, 12
Au travers de la nue et de l'obscurité 12
Jusqu'au plus haut des cieux s'échappe en sûreté. 12
Quiconque sait aimer sait bien ce que veut dire 12
Cette secrète voix qui souvent nous inspire, 12
125 Et quel bruit agréable aux oreilles de Dieu 12
Fait cet ardent soupir qui lui crie en tout lieu : 12
« ô mon Dieu, mon amour unique ! 8
Regarde mon zèle et ma foi ; 8
Reçois-les, et sois tout à moi, 8
130 Comme tout à toi je m'applique. 8
« dilate mon cœur et mon âme, 8
Pour les remplir de plus d'amour, 8
Et fais-leur goûter nuit et jour 8
Ce que c'est qu'une sainte flamme. 8
135 « qu'ils trouvent partout des supplices, 8
Hormis aux douceurs de t'aimer ; 8
Qu'ils se baignent dans cette mer ; 8
Qu'ils se fondent dans ces délices. 8
« que cette ardeur toujours m'embrase, 8
140 Et que ses transports tout-puissants, 8
Jusqu'au-dessus de tous mes sens 8
Poussent mon amoureuse extase. 8
« que dans ces transports extatiques, 8
Où seul tu me feras la loi, 8
145 Tout hors de moi, mais tout en toi, 8
Je te chante mille cantiques. 8
« que je sache si bien te suivre, 8
Que tu me daignes accepter, 8
Et qu'à force de t'exalter 8
150 Je me pâme et cesse de vivre. 8
« que je t'aime plus que moi-même, 8
Que je m'aime en toi seulement, 8
Et qu'en toi seul pareillement 8
Je puisse aimer quiconque t'aime. 8
155 « ainsi mon âme toute entière, 8
Et toute à toi jusqu'aux abois, 8
Suivra ces amoureuses lois 8
Que lui montrera ta lumière. » 8
Ce n'est pas encor tout, et tu ne conçois pas, 12
160 Ni tout ce qu'est l'amour, ni ce qu'il a d'appas. 12
Apprends qu'il est bouillant, apprends qu'il est sincère, 12
Apprends qu'il a du zèle, et qu'il sait l'art de plaire, 12
Qu'il est délicieux, qu'il est prudent et fort, 12
Fidèle, patient, constant jusqu'à la mort, 12
165 Courageux, et surtout hors de cette foiblesse 12
Qui force à se chercher, et pour soi s'intéresse ; 12
Car enfin c'est en vain qu'on se laisse enflammer : 12
Aussitôt qu'on se cherche, on ne sait plus aimer. 12
L'amour est circonspect, il est juste, humble et sage ; 12
170 Il ne sait ce que c'est qu'être mol ni volage, 12
Et des biens passagers les vains amusements 12
N'interrompent jamais ses doux élancements. 12
L'amour est sobre et chaste, il est ferme et tranquille ; 12
À garder tous ses sens il est prompt et docile. 12
175 L'amour est bon sujet, soumis, obéissant, 12
Plein de mépris pour soi, pour Dieu reconnoissant ; 12
En Dieu seul il se fie, en Dieu seul il espère, 12
Même quand Dieu l'expose à la pleine misère, 12
Qu'il est sans goût pour Dieu dans l'effort du malheur ; 12
180 Car le parfait amour ne vit point sans douleur ; 12
Et quiconque n'est prêt de souffrir toute chose, 12
D'attendre que de lui son bien-aimé dispose, 12
Quiconque peut aimer si mal, si lâchement, 12
N'est point digne du nom de véritable amant. 12
185 Pour aimer comme il faut, il faut pour ce qu'on aime 12
Embrasser l'amertume et la dureté même, 12
Pour aucun accident n'en être diverti, 12
Et pour aucun revers ne quitter son parti. 12
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