Métrique en Ligne
COR_1/COR58
Pierre CORNEILLE
Imitation De Jésus-Christ
1656
LIVRE DEUXIÈME
CHAPITRE I
De la conversation intérieure.
« sachez que mon royaume est au dedans de vous, » 12
Dit le céleste époux 6
Aux âmes de ses chers fidèles : 8
Élève donc la tienne où l'appelle sa voix, 12
5 Quitte pour lui le monde, et laisse aux criminelles 12
Ce triste canton de rebelles, 8
Et tu rencontreras le repos sous ses lois. 12
Apprends à mépriser les pompes inconstantes 12
De ces douceurs flottantes 6
10 Dont le dehors brille à tes yeux ; 8
Apprends à recueillir ce qu'une sainte flamme 12
Dans un intérieur verse de précieux, 12
Et soudain du plus haut des cieux 8
Le royaume de Dieu descendra dans ton âme. 12
15 Car enfin ce royaume est une forte paix 12
Qui de tous les souhaits 6
Bannit la vaine inquiétude ; 8
Une stable allégresse, et dont le Saint-Esprit 12
Répandant sur les bons l'heureuse certitude, 12
20 L'impie et noire ingratitude 8
Jamais ne la reçut, jamais ne la comprit. 12
Jésus viendra chez toi lui-même la répandre, 12
Si ton cœur pour l'attendre 6
Lui dispose un digne séjour : 8
25 La gloire qui lui plaît et la beauté qu'il aime 12
De l'éclat du dedans tirent leur plus beau jour ; 12
Et pour te donner son amour 8
Il ne veut rien de toi qui soit hors de toi-même. 12
Il y fera pleuvoir mille sortes de biens 12
30 Par les doux entretiens 6
De ses amoureuses visites : 8
Un plein épanchement de consolations, 12
Un calme inébranlable, une paix sans limites, 12
Et l'abondance des mérites, 8
35 Y suivront à l'envi ses conversations. 12
Courage donc, courage, âme sainte : prépare 12
Pour un bonheur si rare 6
Un cœur tout de zèle et de foi ; 8
Que ce divin époux daigne à cette même heure, 12
40 S'y voyant seul aimé, seul reconnu pour roi, 12
Entrer chez toi, loger chez toi, 8
Et jusqu'à ton départ y faire sa demeure. 12
Lui-même il l'a promis : « si quelqu'un veut m'aimer, 12
Il doit se conformer, 6
45 Dit-il, à ce que je commande ; 8
Alors mon père et moi nous serons son appui, 12
Nous le garantirons de quoi qu'il appréhende ; 12
Et pour sa sûreté plus grande, 8
Nous viendrons jusqu'à lui pour demeurer chez lui. 12
50 Ouvre-lui tout ce cœur ; et quoi qu'on te propose, 12
Tiens-en la porte close 6
À tout autre objet qu'à sa croix : 8
Lui seul pour te guérir a d'assurés remèdes, 12
Lui seul pour t'enrichir abandonne à ton choix 12
55 Plus que tous les trésors des rois, 8
Et tu possèdes tout lorsque tu le possèdes. 12
Il pourvoira lui-même à tes nécessités, 12
Et ses hautes bontés 6
Partout soulageront tes peines ; 8
60 Il te sera fidèle, et son divin pouvoir 12
T'en donnera partout des preuves si soudaines, 12
Que les assistances humaines 8
N'auront ni temps ni lieu d'amuser ton espoir. 12
Des peuples et des grands la faveur est changeante, 12
65 Et la plus obligeante 6
En moins de rien passe avec eux ; 8
Mais celle de Jésus ne connoît point de terme, 12
Et s'attache à l'aimé par de si puissants nœuds, 12
Que jusqu'au plein effet des vœux, 8
70 Jusqu'à la fin des maux, elle tient toujours ferme. 12
Souviens-toi donc toujours, quand un ami te sert 12
Le plus à cœur ouvert, 6
Que souvent son zèle est stérile ; 8
Fais peu de fondement sur son plus haut crédit, 12
75 Et dans le même instant qu'il t'est le plus utile, 12
Crois-le mortel, crois-le fragile, 8
Et t'attriste encor moins lorsqu'il te contredit. 12
Tel aujourd'hui t'embrasse et soutient ta querelle, 12
Dont l'esprit infidèle 6
80 Dès demain voudra t'opprimer ; 8
Et tel autre aujourd'hui contre toi s'intéresse, 12
Que pour toi dès demain tu verras s'animer : 12
Tant pour haïr et pour aimer 8
Au gré du moindre vent tourne notre foiblesse ! 12
85 Ne t'assure qu'en Dieu, mets-y tout ton amour 12
Jusqu'à ton dernier jour, 6
Tout ton espoir, toute ta crainte : 8
Il conduira ta langue, il réglera tes yeux, 12
Et de quelque malheur que tu sentes l'atteinte, 12
90 Jamais il n'entendra ta plainte 8
Qu'il ne fasse pour toi ce qu'il verra de mieux. 12
L'homme n'a point ici de cité permanente : 12
Où qu'il soit, quoi qu'il tente, 6
Il n'est qu'un malheureux passant ; 8
95 Et si dans les travaux de son pèlerinage, 12
L'effort intérieur d'un cœur reconnoissant 12
Ne l'unit au bras tout-puissant, 8
Il s'y promet en vain le calme après l'orage. 12
Que regardes-tu donc, mortel, autour de toi, 12
100 Comme si quelque emploi 6
T'y faisoit une paix profonde ? 8
C'est au ciel, c'est en Dieu qu'il te faut habiter : 12
C'est là, c'est en lui seul qu'un vrai repos se fonde ; 12
Et quoi qu'étale ici le monde, 8
105 Ce n'est qu'avec dédain que l'œil s'y doit prêter. 12
Tout ce qu'il te présente y passe comme une ombre, 12
Et toi-même es du nombre 6
De ces fantômes passagers : 8
Tu passeras comme eux, et ta chute funeste 12
110 Suivra l'attachement à ces objets légers, 12
Si pour éviter ces dangers 8
Tu ne romps avec toi comme avec tout le reste. 12
De ce triste séjour où tout n'est que défaut, 12
Jusqu'aux pieds du très-haut, 6
115 Sache relever ta pensée ; 8
Qu'à force de soupirs, de larmes et de vœux, 12
Jusques à Jésus-Christ ta prière poussée 12
Lui montre une ardeur empressée, 8
D'où sans cesse pour lui partent de nouveaux feux. 12
120 Si tu t'y sens mal propre, et qu'entre tant d'épines 12
Jusqu'aux grandeurs divines 6
Tes forces ne puissent monter, 8
S'il faut que sur la terre encor tu les essaies, 12
Sa passion t'y donne assez où t'arrêter ; 12
125 Mais il faut pour la bien goûter 8
Affermir ta demeure au milieu de ses plaies. 12
Prends ce dévot refuge en toutes tes douleurs, 12
Et tes plus grands malheurs 6
Trouveront une issue aisée : 8
130 Tu sauras négliger quoi qu'il faille souffrir ; 12
Les mépris te seront des sujets de risée, 12
Et la médisance abusée 8
Ne dira rien de toi dont tu daignes t'aigrir. 12
Le monarque du ciel, le maître du tonnerre, 12
135 Méprisé sur la terre, 6
Dans l'opprobre y finit ses jours ; 8
Au milieu de sa peine, au fort de sa misère, 12
Il vit tous ses amis lâches, muets et sourds : 12
Tout lui refusa du secours, 8
140 Et tout l'abandonna, jusqu'à son propre père. 12
Cet abandon lui plut, il aima ce mépris, 12
Et pour être ton prix 6
Il voulut être ta victime : 8
Innocent qu'il étoit, il voulut endurer ; 12
145 Et toi, dont la souffrance est moindre que le crime, 12
Tu t'oses plaindre qu'on t'opprime, 8
Et croire que tes maux valent en murmurer ! 12
Il eut des ennemis, il vit la médisance 12
Noircir en sa présence 6
150 Ses plus sincères actions ; 8
Et tu veux que chacun avec soin te caresse, 12
Que chacun soit jaloux de tes affections, 12
Qu'il coure à tes intentions, 8
Et pour te mieux servir à l'envi s'intéresse ! 12
155 Dans les adversités l'âme fait ses trésors 12
Des misères du corps ; 6
Ce sont les épreuves des bonnes : 8
Leur patience amasse alors sans se lasser ; 12
Mais où pourra la tienne emporter des couronnes, 12
160 Si tous les soins que tu te donnes 8
N'ont pour but que de fuir ce qui peut l'exercer ? 12
Tu vois ton maître en croix, où ton péché le tue, 12
Et tu peux à sa vue 6
Te rebuter de quelque ennui ! 8
165 Ah ! Ce n'est pas ainsi qu'on a part à sa gloire ; 12
Change, pauvre pécheur, change dès aujourd'hui : 12
Souffre avec lui, souffre pour lui, 8
Si tu veux avec lui régner par sa victoire. 12
Si tu peux dans son sein une fois pénétrer 12
170 Jusqu'où savent entrer 6
Les ardeurs d'une amour extrême, 8
Si tu peux faire en terre un essai des plaisirs 12
Où ce parfait amour abîme un cœur qui l'aime, 12
Tu verras bientôt pour toi-même 8
175 Ta sainte indifférence avoir peu de desirs. 12
Il t'importera peu que le monde s'en joue, 12
Et t'offre de la roue 6
Ou le dessus ou le dessous : 8
Plus cet amour est fort, plus l'homme se méprise ; 12
180 Les opprobres n'ont rien qui ne lui semble doux, 12
Et plus rudes en sont les coups, 8
Plus il voit que de Dieu la main le favorise. 12
L'amoureux de Jésus et de la vérité 12
Avec sévérité 6
185 Au dedans de soi se ramène ; 8
Et depuis que son cœur pleinement s'affranchit 12
De toute affection désordonnée et vaine, 12
De toute ambition humaine, 8
Dans ce retour vers Dieu sans obstacle il blanchit. 12
190 Son âme détachée, et libre autant que pure, 12
Par-dessus la nature 6
Sans peine apprend à s'élever : 8
Sitôt que de soi-même il cesse d'être esclave, 12
Un ferme et vrai repos chez lui le vient trouver ; 12
195 Et quand il a pu se braver, 8
Il n'a point d'ennemis qu'aisément il ne brave. 12
Il sait donner à tout un véritable prix, 12
Sans peser le mépris 6
Ou l'estime qu'en fait le monde : 8
200 Vraiment sage et savant, il peut dire en tout lieu 12
Qu'il ne tient point de lui sa doctrine profonde, 12
Et que celle dont il abonde 8
Ne se puise jamais qu'en l'école de Dieu. 12
Dedans l'intérieur il ordonne sa voie, 12
205 Et dehors, quoi qu'il voie, 6
Tout est peu de chose à ses yeux : 8
Le zèle qui partout règne en sa conscience 12
N'attend pour s'exercer ni les temps ni les lieux, 12
Et pour aller de bien en mieux 8
210 Tout lieu, tout temps est propre à son impatience. 12
Quelques tentations qui l'osent assaillir, 12
Prompt à se recueillir, 6
En soi-même il fait sa retraite ; 8
Et comme il s'y retranche avec facilité, 12
215 Des attraits du dehors la douceur inquiète 12
Jamais jusque-là ne l'arrête 8
Qu'il se répande entier sur leur inanité. 12
Ni le travail du corps, ni le soin nécessaire 12
D'une pressante affaire 6
220 Ne l'emporte à se disperser ; 8
Dans tous événements ce zèle trouve place ; 12
La bonne occasion, il la sait embrasser ; 12
La mauvaise, il la sait passer, 8
Et faire son profit de ce qui l'embarrasse. 12
225 Ce bel ordre au dedans en chasse tout souci 12
De ce que font ici 6
Ceux qu'on blâme et ceux qu'on admire : 8
Il ferme ainsi la porte à tous empêchements, 12
Et sait qu'on n'est distrait du bien où l'âme aspire 12
230 Qu'autant qu'en soi-même on attire 8
D'un vain extérieur les prompts amusements. 12
Si la tienne une fois étoit bien dégagée, 12
Bien nette, bien purgée 6
De ces folles impressions, 8
235 Tout la satisferoit, tout lui seroit utile, 12
Et Dieu, réunissant tes inclinations, 12
De toutes occupations 8
Te feroit en vrais biens une terre fertile. 12
Mais n'étant pas encor ni bien mortifié, 12
240 Ni bien fortifié 6
Contre les douceurs passagères, 8
Souvent il te déplaît qu'au lieu de ces vrais biens, 12
Tu ne te vois rempli que d'images légères, 12
Dont les promesses mensongères 8
245 Troublent à tous moments la route que tu tiens. 12
Ton cœur aime le monde ; et tout ce qui le brouille, 12
Tout ce qui plus le souille, 6
C'est cet impur attachement : 8
Rejette ses plaisirs, romps avec leur bassesse ; 12
250 Et ce cœur vers le ciel s'élançant fortement, 12
Saura goûter incessamment 8
Du calme intérieur la parfaite allégresse. 12
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