Métrique en Ligne
COR_1/COR56
Pierre CORNEILLE
Imitation De Jésus-Christ
1656
LIVRE PREMIER
CHAPITRE XXIV
Du jugement, et des peines du péché.
Homme, quoi qu'ici-bas tu veuilles entreprendre, 12
Songe à ce compte exact qu'un jour il en faut rendre, 12
Et mets devant tes yeux cette dernière fin 12
Qui fera ton mauvais ou ton heureux destin. 12
5 Regarde avec quel front tu pourras comparoître 12
Devant le tribunal de ton souverain maître, 12
Devant ce juste juge à qui rien n'est caché, 12
Qui jusque dans ton cœur sait lire ton péché, 12
Qu'aucun don n'éblouit, qu'aucune erreur n'abuse, 12
10 Que ne surprend jamais l'adresse d'une excuse, 12
Qui rend à tous justice et pèse au même poids 12
Ce que font les bergers et ce que font les rois. 12
Misérable pécheur, que sauras-tu répondre 12
À ce dieu qui sait tout, et viendra te confondre, 12
15 Toi que remplit souvent d'un invincible effroi 12
Le courroux passager d'un mortel comme toi ? 12
Donne pour ce grand jour, donne ordre à tes affaires, 12
Pour ce grand jour, le comble ou la fin des misères, 12
Où chacun, trop chargé de son propre fardeau, 12
20 Son propre accusateur et son propre bourreau, 12
Répondra par sa bouche, et seul à sa défense, 12
N'aura point de secours que de sa pénitence. 12
Cours donc avec chaleur aux emplois vertueux : 12
Maintenant ton travail peut être fructueux, 12
25 Tes douleurs maintenant peuvent être écoutées, 12
Tes larmes jusqu'au ciel être soudain portées, 12
Tes soupirs de ton juge apaiser la rigueur, 12
Ton repentir lui plaire, et nettoyer ton cœur. 12
Oh ! Que la patience est un grand purgatoire 12
30 Pour laver de ce cœur la tache la plus noire ! 12
Que l'homme le blanchit, lorsqu'il le dompte au point 12
De souffrir un outrage et n'en murmurer point ! 12
Lorsqu'il est plus touché du mal que se procure 12
L'auteur de son affront, que de sa propre injure ; 12
35 Lorsqu'il élève au ciel ses innocentes mains 12
Pour le même ennemi qui rompt tous ses desseins, 12
Qu'avec sincérité promptement il pardonne, 12
Qu'il demande pardon de même qu'il le donne, 12
Que sa vertu commande à son tempérament, 12
40 Que sa bonté prévaut sur son ressentiment, 12
Que lui-même à toute heure il se fait violence 12
Pour vaincre de ses sens la mutine insolence, 12
Et que pour seul objet partout il se prescrit 12
D'assujettir la chair sous les lois de l'esprit ! 12
45 Ah ! Qu'il vaudroit bien mieux par de saints exercices 12
Purger nos passions, déraciner nos vices, 12
Et nous-mêmes en nous à l'envi les punir, 12
Qu'en réserver la peine à ce long avenir ! 12
Mais ce que nous avons d'amour désordonnée, 12
50 Pour cette ingrate chair à nous perdre obstinée, 12
Nous-mêmes nous séduit, et l'arme contre nous 12
De tout ce que nos sens nous offrent de plus doux. 12
Qu'auront à dévorer les éternelles flammes, 12
Que cette folle amour où s'emportent les âmes, 12
55 Cet amas de péchés, ce détestable fruit 12
Que cette chair aimée au fond des cœurs produit ? 12
Plus tu suis ses conseils et te fais ici grâce, 12
Plus de matière en toi pour ces flammes s'entasse ; 12
Et ta punition que tu veux reculer 12
60 Prépare à l'avenir d'autant plus à brûler. 12
Là, par une justice effroyable à l'impie, 12
Par où chacun offense, il faudra qu'il l'expie ; 12
Les plus grands châtiments y seront attachés 12
Aux plus longues douceurs de nos plus grands péchés. 12
65 Dans un profond sommeil la paresse enfoncée 12
D'aiguillons enflammés s'y trouvera pressée, 12
Et les cœurs que charmoit sa molle oisiveté 12
Gémiront sans repos toute l'éternité. 12
L'ivrogne et le gourmand recevront leurs supplices 12
70 Du souvenir amer de leurs chères délices, 12
Et ces repas traînés jusques au lendemain 12
Mêleront leur idée aux rages de la faim. 12
Les sales voluptés, dans le milieu d'un gouffre, 12
Parmi les puanteurs de la poix et du soufre, 12
75 Laisseront occuper aux plus cruels tourments 12
Les lieux les plus flattés de leurs chatouillements. 12
L'envieux, qui verra du plus creux de l'abîme 12
Le ciel ouvert aux saints et fermé pour son crime, 12
D'autant plus furieux, hurlera de douleur 12
80 Pour leur félicité plus que pour son malheur. 12
Tout vice aura sa peine à lui seul destinée : 12
La superbe à la honte y sera condamnée, 12
Et pour punir l'avare avec sévérité, 12
La pauvreté qu'il fuit aura sa cruauté. 12
85 Là sera plus amère une heure de souffrance 12
Que ne le sont ici cent ans de pénitence ; 12
Là jamais d'intervalle ou de soulagement 12
N'affoiblit des damnés l'éternel châtiment ; 12
Mais ici nos travaux peuvent reprendre haleine, 12
90 Souffrir quelque relâche à la plus juste peine ; 12
L'espoir d'en voir la fin à toute heure est permis, 12
Tandis qu'on s'en console avecque ses amis. 12
Romps-y donc du péché les noires habitudes, 12
À force de soupirs, de soins, d'inquiétudes, 12
95 Afin qu'en ce grand jour ce juge rigoureux 12
Te mette en sûreté parmi les bienheureux ; 12
Car les justes alors avec pleine constance 12
Des maux par eux soufferts voudront prendre vengeance, 12
Et d'un regard farouche ils paroîtront armés 12
100 Contre les gros pécheurs qui les ont opprimés. 12
Tu verras lors assis au nombre de tes juges 12
Ceux qui jadis chez toi cherchoient quelques refuges, 12
Et tu seras jugé par le juste courroux 12
De qui te demandoit la justice à genoux. 12
105 L'humble alors et le pauvre après leur patience 12
Rentreront à la vie en paix, en confiance, 12
Cependant que le riche avec tout son orgueil, 12
Pâle et tremblant d'effroi, sortira du cercueil. 12
Lors aura son éclat la sagesse profonde, 12
110 Qui passoit pour folie aux mauvais yeux du monde : 12
Une gloire sans fin sera le digne prix 12
D'avoir souffert pour Dieu l'opprobre et le mépris. 12
Lors tous les déplaisirs endurés sans murmure 12
Seront changés en joie inépuisable et pure ; 12
115 Et toute iniquité confondant son auteur 12
Lui fermera la bouche et rongera le cœur. 12
Point lors, point de dévots sans entière allégresse, 12
Point lors de libertins sans profonde tristesse : 12
Ceux-là s'élèveront dans les ravissements, 12
120 Ceux-ci s'abîmeront dans les gémissements ; 12
Et la chair qu'ici-bas on aura maltraitée, 12
Que la règle ou le zèle auront persécutée, 12
Goûtera plus alors de solides plaisirs 12
Que celle que partout on livre à ses desirs. 12
125 Les lambeaux mal tissus de la robe grossière 12
Des plus brillants habits terniront la lumière ; 12
Et les princes verront les chaumes préférés 12
Au faîte ambitieux de leurs palais dorés. 12
La longue patience aura plus d'avantage 12
130 Que tout ce vain pouvoir qu'a le monde en partage ; 12
La prompte obéissance et sa simplicité, 12
Que tout ce que le siècle a de subtilité. 12
La joie et la candeur des bonnes consciences 12
Iront lors au-dessus des plus hautes sciences ; 12
135 Et du mépris des biens les plus légers efforts 12
Seront de plus grand poids que les plus grands trésors. 12
Tu sentiras ton âme alors plus consolée 12
D'une oraison dévote à tes soupirs mêlée, 12
Que d'avoir fait parade en de pompeux festins 12
140 Du choix le plus exquis des viandes et des vins. 12
Tu te trouveras mieux de voir dans la balance 12
L'heureuse fermeté d'un rigoureux silence, 12
Que d'y voir l'embarras et les distractions 12
D'un cœur qui s'abandonne aux conversations ; 12
145 D'y voir de bons effets que de belles paroles, 12
Des actes de vertu que des discours frivoles ; 12
D'y voir la pénitence avec sa dureté, 12
D'y voir l'étroite vie avec son âpreté, 12
Que la douce mollesse où flotte vagabonde 12
150 Une âme qui s'endort dans les plaisirs du monde. 12
Apprends qu'il faut souffrir quelques petits malheurs, 12
Pour t'affranchir alors de ces pleines douleurs : 12
Éprouve ici ta force, et fais sur peu de chose 12
Un foible essai des maux où l'avenir t'expose. 12
155 Ils seront éternels, et tu crains d'endurer 12
Ceux qui n'ont ici-bas qu'un moment à durer ! 12
Si leurs moindres assauts, leur moindre expérience 12
Te jette dans le trouble et dans l'impatience, 12
Au milieu des enfers, où ton péché va choir, 12
160 Jusques à quelle rage ira ton désespoir ? 12
Souffre, souffre sans bruit, quoi que le ciel t'envoie : 12
Tu ne saurois avoir de deux sortes de joie, 12
Remplir de tes desirs ici l'avidité, 12
Et régner avec Dieu dedans l'éternité. 12
165 Quand depuis ta naissance on auroit vu ta vie 12
D'honneurs jusqu'à ce jour et de plaisirs suivie, 12
Qu'auroit tout cet amas qui te pût secourir, 12
Si dans ce même instant il te falloit mourir ? 12
Tout n'est que vanité : gloire, faveurs, richesses, 12
170 Passagères douceurs, trompeuses allégresses ; 12
Tout n'est qu'amusement, tout n'est que faux appui, 12
Hormis d'aimer Dieu seul, et ne servir que lui. 12
Qui de tout son cœur l'aime y borne ses délices ; 12
Il ne craint mort, enfer, jugement, ni supplices ; 12
175 De ce parfait amour le salutaire excès 12
Près de l'objet aimé lui donne un sûr accès ; 12
Mais lorsque le pécheur aime encor que du vice 12
La funeste douceur dans son âme se glisse, 12
Il n'est pas merveilleux s'il tremble incessamment 12
180 Au seul nom de la mort ou de ce jugement. 12
Il est bon toutefois que l'ingrate malice, 12
En qui l'amour de Dieu cède aux attraits du vice, 12
Du moins cède à son tour à l'effroi des tourments 12
Qui l'arrache par force à ses déréglements. 12
185 Si pourtant cette crainte est en toi la maîtresse, 12
Sans que celle de Dieu soutienne ta foiblesse, 12
Ce mouvement servile, indigne d'un chrétien, 12
Dédaignera bientôt les sentiers du vrai bien, 12
Et te laissera faire une chute effroyable 12
190 Dans les piéges du monde et les filets du diable. 12
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