Métrique en Ligne
COR_1/COR55
Pierre CORNEILLE
Imitation De Jésus-Christ
1656
LIVRE PREMIER
CHAPITRE XXIII
De la méditation de la mort.
Pense, mortel, à t'y résoudre ; 8
Ce sera bientôt fait de toi : 8
Tel aujourd'hui donne la loi, 8
Qui demain est réduit en poudre. 8
5 Le jour qui paroît le plus beau 8
Souvent jette dans le tombeau 8
La mémoire la mieux fondée ; 8
Et l'objet qu'on aime le mieux 8
Échappe bientôt à l'idée, 8
10 Quand il n'est plus devant les yeux. 8
Cependant ton âme stupide, 8
Sur qui les sens ont tout pouvoir, 8
Dans l'avenir ne veut rien voir 8
Qui la charme ou qui l'intimide : 8
15 Un assoupissement fatal 8
Dans ton cœur, qu'elle éclaire mal, 8
Ne souffre aucune sainte flamme, 8
Et forme une aveugle langueur 8
De la stupidité de l'âme 8
20 Et de la dureté du cœur. 8
Règle, règle mieux tes pensées, 8
Mets plus d'ordre en tes actions, 8
Réunis tes affections 8
Vagabondes et dispersées : 8
25 Pense, agis, aime incessamment, 8
Comme si déjà ce moment 8
Étoit celui d'en rendre conte, 8
Et ne devoit plus différer 8
Ta gloire éternelle ou ta honte, 8
30 Qu'autant qu'il faut pour expirer. 8
Qui prend soin de sa conscience 8
Ne considère dans la mort 8
Que la porte aimable d'un sort 8
Digne de son impatience. 8
35 L'horrible pâleur de son teint, 8
Les hideux traits dont on la peint, 8
N'ont pour ses yeux rien de sauvage, 8
Et ne font voir à leur clarté 8
Que la fin d'un triste esclavage 8
40 Et l'entrée à la liberté. 8
Crains le péché, si tu veux vivre 8
D'une vie heureuse et sans fin, 8
Et non pas ce commun destin 8
À qui la naissance te livre ; 8
45 Prépares-y-toi sans ennui : 8
Si tu ne le peux aujourd'hui, 8
Demain qu'aura-t-il de moins rude ? 8
As-tu ce terme dans ta main, 8
Et vois-tu quelque certitude 8
50 D'arriver jusqu'à ce demain ? 8
De quoi sert la plus longue vie 8
Avec si peu d'amendement, 8
Que d'un plus long engagement 8
Aux vices dont elle est suivie ? 8
55 Qu'est-elle souvent, qu'un amas 8
De sacriléges, d'attentats, 8
D'endurcissements invincibles ? 8
Et qu'y font de vieux criminels, 8
Que s'y rendre plus insensibles 8
60 Aux charmes des biens éternels ? 8
Plût à dieu que l'âme, bornée 8
À se bien regarder en soi, 8
Pût faire un bon et digne emploi 8
Du cours d'une seule journée ! 8
65 Nos esprits lâches et pesants 8
Comptent bien les mois et les ans 8
Qu'a vus couler notre retraite ; 8
Mais tel les étale à grand bruit, 8
Dont la bouche devient muette 8
70 Quand il en faut montrer le fruit. 8
Si la mort te semble un passage 8
Si dur, si rempli de terreur, 8
Le péril qui t'en fait horreur 8
Peut croître à vivre davantage. 8
75 Heureux l'homme dont en tous lieux 8
Son image frappe les yeux, 8
Que chaque moment y prépare, 8
Qui la regarde comme un prix, 8
Et de soi-même se sépare 8
80 Pour n'en être jamais surpris ! 8
Qu'un saint penser t'en entretienne 8
Quand un autre rend les abois : 8
Tu seras tel que tu le vois, 8
Et ton heure suivra la sienne. 8
85 Aussitôt que le jour te luit, 8
Doute si jusques à la nuit 8
Ta vie étendra sa durée ; 8
Et la nuit reçois le sommeil, 8
Sans la croire plus assurée 8
90 D'atteindre au retour du soleil. 8
Tiens ton âme toujours si prête, 8
Que ce glaive en l'air suspendu 8
Jamais sans en être attendu 8
Ne puisse tomber sur ta tête. 8
95 Souvent, sans nous en avertir, 8
La mort, nous forçant de partir, 8
Éteint la flamme la plus vive ; 8
Souvent tes yeux en sont témoins, 8
Et que le fils de l'homme arrive 8
100 Alors qu'on y pense le moins. 8
Cette dernière heure venue 8
Donne bien d'autres sentiments, 8
Et sur les vieux déréglements 8
Fait bien jeter une autre vue. 8
105 Avec combien de repentirs 8
Voudroit un cœur gros de soupirs 8
Pouvoir lors haïr ce qu'il aime, 8
Et combien avoir acheté 8
Le temps de prendre sur soi-même 8
110 Vengeance de sa lâcheté ! 8
Oh ! Qu'heureux est celui qui montre 8
À toute heure un esprit fervent, 8
Et qui se tient tel en vivant, 8
Qu'il veut que la mort le rencontre ! 8
115 Toi qui prétends à bien mourir, 8
Écoute l'art d'en acquérir 8
La véritable confiance, 8
Et vois quel est ce digne effort 8
Qui peut mettre ta conscience 8
120 Au chemin d'une bonne mort : 8
Un parfait mépris de la terre, 8
Des vertus un ardent desir, 8
Suivre sa règle avec plaisir, 8
Faire au vice une rude guerre, 8
125 S'attacher à son châtiment, 8
Obéir tôt et pleinement, 8
Se quitter, se haïr soi-même, 8
Et supporter d'un ferme esprit 8
L'adversité la plus extrême 8
130 Pour l'amour seul de Jésus-Christ. 8
Mais il faut une âme agissante, 8
Tandis que dure ta vigueur ; 8
Où la santé manque de cœur, 8
La maladie est impuissante : 8
135 Ses abattements, ses douleurs, 8
Rendent fort peu d'hommes meilleurs, 8
Non plus que les plus grands voyages ; 8
Souvent les travaux en sont vains, 8
Et les plus longs pèlerinages 8
140 N'ont jamais fait beaucoup de saints. 8
Prends peu d'assurance au prières 8
Qu'on te promet après ta mort, 8
Et pour te faire un saint effort 8
N'attends point les heures dernières : 8
145 Et tes proches et tes amis 8
Oublieront ce qu'ils t'ont promis 8
Plus tôt que tu ne t'imagines ; 8
Et qui peut attendre si tard 8
À répondre aux grâces divines, 8
150 Met son salut en grand hasard. 8
Tu dois envoyer par avance 8
Tes bonnes œuvres devant toi, 8
Qui de ton juge et de ton roi 8
Puissent préparer la clémence. 8
155 L'espérance au secours d'autrui 8
N'est pas toujours un bon appui 8
Près de sa majesté suprême, 8
Et si tu veux bien négliger 8
Toi-même le soin de toi-même, 8
160 Peu d'autres s'en voudront charger. 8
Travaille donc et sans remise : 8
Chaque moment est précieux, 8
Chaque instant peut t'ouvrir les cieux ; 8
Prends un temps qui te favorise ; 8
165 Mais hélas ! Qu'avec peu de fruit 8
L'homme, par soi-même séduit, 8
Endure qu'on l'en sollicite ! 8
Et qu'il aime à perdre ici-bas 8
Le temps d'amasser un mérite 8
170 Qui fait vivre après le trépas ! 8
Un temps viendra, mais déplorable, 8
Que tes yeux, en vain mieux ouverts, 8
Te feront voir combien tu perds 8
Dans cette perte irréparable. 8
175 Les soins tardifs de t'amender 8
Auront alors beau demander 8
Encore un jour, encore une heure : 8
Il faudra partir promptement, 8
Et la soif d'une fin meilleure 8
180 N'obtiendra pas un seul moment. 8
Penses-y sans cesse et sans feinte : 8
Ce grand péril se peut gauchir, 8
Et la crainte peut t'affranchir 8
Des plus justes sujets de crainte. 8
185 Quiconque à la mort se résout, 8
Qui la voit et la craint partout, 8
A peu de chose à craindre d'elle ; 8
Et le plus assuré secours 8
Contre les traits d'une infidèle, 8
190 C'est de s'en défier toujours. 8
Qu'une pieuse et sainte adresse, 8
Servant de règle à tes desirs, 8
Dispose tes derniers soupirs 8
À moins d'effroi que d'allégresse : 8
195 Meurs à tous les mortels appas, 8
Afin qu'en Dieu par le trépas 8
Tu puisses commencer à vivre, 8
Et qu'un plein mépris de ces lieux 8
Te donne liberté de suivre 8
200 Jésus-Christ jusque dans les cieux. 8
Qu'une sévère pénitence 8
N'épargne point ici ton corps, 8
Si tu veux recueillir alors 8
Les fruits d'une entière constance : 8
205 De ses plus âpres châtiments 8
Naîtront les plus doux sentiments 8
D'une confiance certaine ; 8
Et plus on l'aura maltraité, 8
Plus l'âme, forte de sa peine, 8
210 Prendra son vol en sûreté. 8
D'où te vient la folle espérance 8
De faire en terre un long séjour, 8
Toi qui n'as pas même un seul jour 8
Où tes jours soient en assurance ? 8
215 Combien en trompe un tel espoir ! 8
Et combien en laisse-t-il choir 8
Dans le plus beau de leur carrière ! 8
Combien tout à coup défaillir, 8
Et précipiter dans la bière 8
220 La vaine attente de vieillir ! 8
Combien de fois entends-tu dire : 8
« celui-ci vient d'être égorgé, 8
Celui-là d'être submergé, 8
Cet autre dans les feux expire ! » 8
225 L'un, écrasé subitement 8
Sous le débris d'un bâtiment, 8
A fini ses jours et ses vices ; 8
L'autre au milieu d'un grand repas, 8
L'autre parmi d'autres délices 8
230 S'est trouvé surpris du trépas ; 8
L'un est percé d'un plomb funeste, 8
L'autre dans le jeu rend l'esprit, 8
Tel meurt étranglé dans son lit, 8
Et tel étouffé de la peste ! 8
235 Ainsi mille genres de morts, 8
Par mille différents efforts, 8
Des mortels retranchent le nombre ; 8
L'ordre en ce point seul est pareil, 8
Qu'ils passent tous ainsi qu'une ombre 8
240 Qu'efface et marque le soleil. 8
Parmi les vers et la poussière 8
Qui daignera chercher ton nom, 8
Et pour obtenir ton pardon 8
Hasarder la moindre prière ? 8
245 Fais, fais ce que tu peux de bien, 8
Donne aux saints devoirs d'un chrétien 8
Tout ce que Dieu te donne à vivre : 8
Tu ne sais quand tu dois mourir, 8
Et moins encor ce qui doit suivre 8
250 Les périls qu'il y faut courir. 8
Tandis que le temps favorable 8
Te donne loisir d'amasser, 8
Amasse, mais sans te lasser, 8
Une richesse perdurable ; 8
255 Donne-toi pour unique but 8
Le grand œuvre de ton salut 8
Autant que le peut ta foiblesse ; 8
N'embrasse aucun autre projet, 8
Et prends tout souci pour bassesse, 8
260 S'il n'a ton Dieu pour seul objet. 8
Fais des amis pour l'autre vie ; 8
Honore les saints ici-bas, 8
Et tâche d'affermir tes pas 8
Dans la route qu'ils ont suivie ; 8
265 Range-toi sous leur étendard, 8
Afin qu'à l'heure du départ 8
Ils fassent pour toi des miracles, 8
Et qu'ils viennent te recevoir 8
Dans ces lumineux tabernacles 8
270 Où la mort n'a point de pouvoir. 8
Ne tiens sur la terre autre place 8
Que d'un pèlerin sans arrêt, 8
Qui ne prend aucun intérêt 8
Aux soins dont elle s'embarrasse ; 8
275 Tiens-y-toi comme un étranger 8
Qui dans l'ardeur de voyager 8
N'a point de cité permanente ; 8
Tiens-y ton cœur libre en tout lieu, 8
Mais d'une liberté fervente 8
280 Qui s'élève et s'attache à Dieu. 8
Pousse jusqu'à lui tes prières 8
Par de sacrés élancements ; 8
Joins-y mille gémissements, 8
Joins-y des larmes journalières. 8
285 Ainsi ton esprit bienheureux 8
Puisse d'un séjour dangereux 8
Passer en celui de la gloire ! 8
Ainsi la mort pour l'y porter 8
Règne toujours en ta mémoire ! 8
290 Ainsi Dieu te daigne écouter ! 8
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