Métrique en Ligne
COR_1/COR54
Pierre CORNEILLE
Imitation De Jésus-Christ
1656
LIVRE PREMIER
CHAPITRE XXII
Des considérations de la misère humaine.
Mortel, ouvre les yeux, et vois que la misère 12
Te cherche et te suit en tout lieu, 8
Et que toute la vie est une source amère 12
À moins qu'elle tourne vers Dieu. 8
5 Rien ne te doit troubler, rien ne te doit surprendre, 12
Quand l'effet manque à tes desirs, 8
Puisque ton sort est tel que tu n'en dois attendre 12
Que des sujets de déplaisirs. 8
N'espère pas qu'ici jamais il se ravale 12
10 À répondre à tous tes souhaits : 8
Pour toi, pour moi, pour tous, la règle est générale 12
Et ne se relâche jamais. 8
Il n'est emploi ni rang dont la grandeur se pare 12
De cette inévitable loi, 8
15 Et ceux qu'on voit porter le sceptre ou la tiare 12
N'en sont pas plus exempts que toi. 8
L'angoisse entre partout, et si quelqu'un sur terre 12
Porte mieux ce commun ennui, 8
C'est celui qui pour Dieu sait se faire la guerre, 12
20 Et se plaît à souffrir pour lui. 8
Les foibles cependant disent avec envie : 12
« voyez que cet homme est puissant, 8
Qu'il est grand, qu'il est riche, et que toute sa vie 12
Prend un cours noble et florissant ! » 8
25 Malheureux, regardez quels sont les biens célestes, 12
Ceux-ci ne paroîtront plus rien, 8
Et vous n'y verrez plus que des attraits funestes 12
Sous la fausse image du bien. 8
Douteuse est leur durée, et trompeur le remède 12
30 Qu'ils donnent à quelques besoins ; 8
Et le plus fortuné jamais ne les possède 12
Que parmi la crainte et les soins. 8
Le solide plaisir n'est pas dans l'abondance 12
De ces pompeux accablements ; 8
35 Et souvent leur excès amène l'impudence 12
Des plus honteux déréglements. 8
Leur médiocrité suffit au nécessaire 12
D'un esprit sagement borné, 8
Et tout ce qui la passe augmente la misère 12
40 Dont il se voit environné. 8
Plus il rentre en soi-même et regarde la vie 12
Dedans son véritable jour, 8
Plus de cette misère il la trouve suivie, 12
Et change en haine son amour. 8
45 Il ressent d'autant mieux l'amertume épandue 12
Sur la longueur de ses travaux, 8
Et s'en fait un miroir qui présente à sa vue 12
L'image de tous ses défauts. 8
Car enfin travailler, dormir, manger et boire, 12
50 Et mille autres nécessités, 8
Sont aux hommes de Dieu, qui n'aiment que sa gloire, 12
D'étranges importunités. 8
Oh ! Que tous ces besoins ont de cruelles gênes 12
Pour un esprit bien détaché ! 8
55 Et qu'avec pleine joie il en romproit les chaînes 12
Qui l'asservissent au péché ! 8
Ce sont des ennemis qu'en vain sa ferveur brave, 12
Puisqu'ils sont toujours les plus forts, 8
Et des tyrans aimés qui tiennent l'âme esclave 12
60 Sous les infirmités du corps. 8
David trembloit sous eux, et parmi sa tristesse, 12
Rempli de célestes clartés : 8
« sauvez-moi, disoit-il, du joug qu'à ma foiblesse 12
Imposent mes nécessités. » 8
65 Malheur à toi, mortel, si tu ne peux connoître 12
La misère de ton séjour ! 8
Et malheur encor plus si tu n'es pas le maître 12
De ce qu'il te donne d'amour ! 8
Faut-il que cette vie, en soi si misérable, 12
70 Ait toutefois un tel attrait 8
Que le plus malheureux et le plus méprisable 12
Ne l'abandonne qu'à regret ? 8
Le pauvre, qui l'arrache à force de prières, 12
Avec horreur la voit finir, 8
75 Et l'artisan s'épuise en sueurs journalières 12
Pour trouver à la soutenir. 8
Que s'il étoit au choix de notre âme insensée 12
De languir toujours en ces lieux, 8
Nous traînerions nos maux sans aucune pensée 12
80 De régner jamais dans les cieux. 8
Lâches, qui sur nos cœurs aux voluptés du monde 12
Souffrons des progrès si puissants, 8
Que rien n'y peut former d'impression profonde, 12
S'il ne flatte et charme nos sens ! 8
85 Nous verrons à la fin, aveugles que nous sommes, 12
Que ce que nous aimons n'est rien, 8
Et qu'il ne peut toucher que les esprits des hommes 12
Qui ne se connoissent pas bien. 8
Les saints, les vrais dévots, savoient mieux de leur être 12
90 Remplir toute la dignité, 8
Et pour ces vains attraits ils ne faisoient paroître 12
Qu'entière insensibilité. 8
Ils dédaignoient de perdre un moment aux idées 12
Des biens passagers et charnels, 8
95 Et leurs intentions, d'un saint espoir guidées, 12
Voloient sans cesse aux éternels. 8
Tout leur cœur s'y portoit, et s'élevant sans cesse 12
Vers leurs invisibles appas, 8
Il empêchoit la chair de s'en rendre maîtresse 12
100 Et de le ravaler trop bas. 8
Mon frère, à leur exemple, anime ton courage, 12
Et prends confiance après eux : 8
Quoi qu'il faille de temps pour un si grand ouvrage, 12
Tu n'en as que trop, si tu veux. 8
105 Jusques à quand veux-tu que ta lenteur diffère ? 12
Ose, et dis sans plus négliger : 8
« il est temps de combattre, il est temps de mieux faire, 12
Il est temps de nous corriger. » 8
Prends-en l'occasion dans tes peines diverses : 12
110 Elles te la viennent offrir : 8
Le temps du vrai mérite est celui des traverses ; 12
Pour triompher, il faut souffrir. 8
Par le milieu des eaux, par le milieu des flammes, 12
On passe au repos tant cherché ; 8
115 Et sans violenter et les corps et les âmes, 12
On ne peut vaincre le péché. 8
Tant qu'à ce corps fragile un souffle nous attache, 12
Tel est à tous notre malheur, 8
Que le plus innocent ne se peut voir sans tache, 12
120 Ni le plus content sans douleur. 8
Le plein calme est un bien hors de notre puissance, 12
Aucun ici-bas n'en jouit : 8
Il descendit du ciel avec notre innocence, 12
Avec elle il s'évanouit. 8
125 Comme ces deux trésors étoient inséparables, 12
Un moment perdit tous les deux ; 8
Et le même péché qui nous fit tous coupables, 12
Nous fit aussi tous malheureux. 8
Prends donc, prends patience en un chemin qu'on passe 12
130 Sous des orages assidus, 8
Jusqu'à ce que ton Dieu daigne te faire grâce, 12
Et te rendre les biens perdus ; 8
Jusqu'à ce que la mort brise ce qui te lie 12
À cette longue infirmité, 8
135 Et qu'en toi dans le ciel la véritable vie 12
Consume la mortalité. 8
Jusque-là n'attends pas des plus saints exercices 12
Un long et plein soulagement : 8
Le naturel de l'homme a tant de pente aux vices, 12
140 Qu'il s'y replonge à tout moment. 8
Tu pleures pour les tiens, pécheur, tu t'en confesses, 12
Tu veux, tu crois y renoncer ; 8
Et dès le lendemain tu reprends les foiblesses 12
Dont tu te viens de confesser. 8
145 Tu promets de les fuir quand la douleur t'emporte 12
Contre ce qu'elles ont commis, 8
Et presque au même instant tu vis de même sorte 12
Que si tu n'avois rien promis. 8
C'est donc avec raison que l'âme s'humilie, 12
150 Se mésestime, se déplaît, 8
Toutes les fois qu'en soi fortement recueillie 12
Elle examine ce qu'elle est. 8
Elle voit l'inconstance avec un tel empire 12
Régner sur sa fragilité, 8
155 Que le meilleur propos qu'un saint regret inspire 12
N'a que de l'instabilité. 8
Elle voit clairement que ce que fait la grâce 12
Par de rudes et longs travaux, 8
Un peu de négligence en un moment l'efface 12
160 Et nous rend tous nos premiers maux. 8
Que sera-ce de nous au bout d'une carrière 12
Où s'offrent combats sur combats, 8
Si notre lâcheté déjà tourne en arrière, 12
Et perd haleine au premier pas ? 8
165 Malheur, malheur à nous, si notre âme endormie 12
Penche vers la tranquillité, 8
Comme si notre paix déjà bien affermie 12
Nous avoit mis en sûreté ! 8
C'est usurper ici les douces récompenses 12
170 Des véritables saintetés, 8
Avant qu'on en ait vu les moindres apparences 12
Surmonter nos légèretés. 8
Ah ! Qu'il vaudroit bien mieux qu'ainsi que des novices 12
De nouveau nous fussions instruits, 8
175 Et reprissions un maître aux premiers exercices 12
Pour en tirer de meilleurs fruits ! 8
Du moins on pourroit voir si nous serions capables 12
Encor de quelque amendement, 8
Et si dans nos esprits les clartés véritables 12
180 Pourroient s'épandre utilement. 8
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