Métrique en Ligne
COR_1/COR140
Pierre CORNEILLE
Imitation De Jésus-Christ
1656
LIVRE QUATRIÈME
CHAPITRE XI
Que le corps de Jésus-Christ et la sainte écriture
sont entièrement nécessaires à l'ame fidèle.
Oh ! Que ta douceur infinie 8
Répand de charmantes faveurs, 8
Sauveur bénin, sur les ferveurs 8
De qui dignement communie ! 8
5 Ce grand banquet où tu l'admets 8
N'a point pour lui de moindres mets 8
Que son bien-aimé, son unique ; 8
Que toi, dis-je, seul à choisir, 8
Et seul à qui son cœur s'applique 8
10 Par-dessus tout autre desir. 8
Que j'en verrois croître les charmes, 8
Si d'un amoureux sentiment 8
Le tendre et long épanchement 8
M'y donnoit un torrent de larmes ! 8
15 Que tous mes vœux seroient contents 8
D'en baigner tes pieds en tout temps 8
Avec la sainte pécheresse ! 8
Mais où sont ces vives ardeurs ? 8
Où cette amoureuse tendresse ? 8
20 Où cet épanchement de pleurs ? 8
En présence d'un tel monarque, 8
À l'aspect de toute sa cour, 8
Un transport de joie et d'amour 8
En devroit porter cette marque : 8
25 Mon cœur par mille ardents soupirs 8
Devroit pousser mille desirs 8
Jusques à la voûte étoilée, 8
Et dans cet avant-goût des cieux 8
Ma joie en larmes distillée 8
30 Couler à grands flots de mes yeux. 8
En cet adorable mystère 8
Je te vois présent en effet, 8
Dieu véritable, homme parfait, 8
Sous une apparence étrangère : 8
35 Tu me caches cette splendeur 8
Dont ta souveraine grandeur 8
Avant les temps est revêtue. 8
Seigneur, que je te dois bénir 8
D'épargner à ma foible vue 8
40 Ce qu'elle n'eût pu soutenir ! 8
Les yeux même de tout un monde 8
En un seul regard assemblés, 8
De tant de lumière aveuglés, 8
Rentreroient sous la nuit profonde : 8
45 Ils ne pourroient pas subsister, 8
S'ils attentoient à supporter 8
Des clartés si hors de mesure ; 8
Et l'éclat de ta majesté, 8
Quand elle emprunte une figure, 8
50 Fait grâce à notre infirmité. 8
Sous ces dehors où tu te ranges 8
Je te vois tel qu'au firmament : 8
Je t'adore en ce sacrement 8
Tel que là t'adorent les anges. 8
55 La différence entre eux et moi, 8
C'est que les seuls yeux de la foi 8
M'y font voir ce que j'y révère, 8
Et qu'en ce lumineux pourpris 8
Une vision pleine et claire 8
60 Te montre à ces heureux esprits. 8
Mais il faut que je me contente 8
D'avoir pour guide ce flambeau, 8
En attendant qu'un jour plus beau 8
Remplisse toute mon attente : 8
65 C'est ce jour de l'éternité 8
Dont la brillante immensité 8
Dissipera toutes les ombres, 8
Et de la pointe de ses traits 8
Détruira tous ces voiles sombres 8
70 Qui couvrent tes divins attraits. 8
La parfaite béatitude, 8
Éclairant nos entendements, 8
Fera cesser les sacrements 8
Dans son heureuse plénitude. 8
75 Ce glorieux prix des travaux, 8
Qui nous met au-dessus des maux, 8
Ote le besoin du remède ; 8
Face à face tu t'y fais voir ; 8
Sans fin, sans trouble, on t'y possède ; 8
80 On t'y contemple sans miroir. 8
L'esprit, de lumière en lumière 8
Montant dans ton infinité, 8
S'y transforme en ta déité, 8
Qu'il embrasse et voit toute entière : 8
85 Cet esprit tout illuminé 8
Y goûte le verbe incarné, 8
Toi-même à ses yeux tu l'exposes, 8
Tel que dans ces vastes palais 8
Il étoit avant toutes choses, 8
90 Et tel qu'il demeure à jamais. 8
Le souvenir de ces merveilles 8
Fait qu'ici tout m'est ennuyeux, 8
Que tout y déplaît à mes yeux, 8
Tout importune mes oreilles : 8
95 Le goût même spirituel 8
M'est un chagrin continuel, 8
Près de cette douce mémoire ; 8
Et quoi qu'il m'arrive de bien, 8
Tant que je ne vois point ta gloire, 8
100 Tout m'est à charge, tout n'est rien. 8
Tu le sais, ô Dieu de ma vie, 8
Qu'ici-bas il n'est point d'objet 8
Où se termine mon projet, 8
Où se repose mon envie. 8
105 À te contempler fixement, 8
Sans fin et sans empêchement, 8
Je mets ma gloire souveraine ; 8
Mais avant que de voir finir 8
La mortalité que je traîne, 8
110 Ce bonheur ne peut s'obtenir. 8
Je dois donc avec patience 8
Te soumettre tous mes desirs, 8
Ne chercher point d'autres plaisirs, 8
N'avoir point d'autre confiance. 8
115 Les saints qui règnent avec toi 8
Vécurent au monde avec foi, 8
Avec patience y languirent ; 8
Et leur cœur en toi satisfait 8
De ce que leurs vœux se promirent 8
120 Attendit constamment l'effet. 8
J'ai la même foi qu'ils ont eue ; 8
J'ai le même espoir qu'ils ont eu ; 8
Et croyant tout ce qu'ils ont cru, 8
J'aspire comme eux à ta vue. 8
125 Avec ta grâce et pareils vœux 8
J'espère d'arriver comme eux 8
À tes promesses les plus amples, 8
Et jusqu'à cette fin sans fin 8
Ma foi, qu'appuieront leurs exemples, 8
130 Suivra sous toi le vrai chemin. 8
J'aurai de plus pour ma conduite 8
Les livres saints, dont le secours 8
À toute heure adoucit le cours 8
Des maux où mon âme est réduite : 8
135 Je trouve en leurs instructions 8
Des miroirs pour mes actions, 8
Sur qui je les règle et me juge ; 8
Et par-dessus tous leurs trésors 8
J'ai pour remède et pour refuge 8
140 Le banquet de ton sacré corps. 8
Cet accablement de misères 8
Qui m'environne incessamment, 8
Pour le supporter doucement, 8
Me rend deux choses nécessaires : 8
145 J'ai besoin en toutes saisons 8
De deux choses dans ces prisons 8
Où me renferme la nature ; 8
Et manque de l'une des deux, 8
De lumière, ou de nourriture, 8
150 Mon séjour n'y peut être heureux. 8
Seigneur, ta bonté singulière, 8
Pour m'aider à suivre tes pas, 8
M'y donne ton corps pour repas, 8
Et ta parole pour lumière. 8
155 Dans ces misérables vallons, 8
Sans l'un et l'autre de ces dons 8
Ta route seroit mal suivie ; 8
Car l'un est l'immuable jour, 8
Et l'autre le vrai pain de vie 8
160 Qui nourrit l'âme en ton amour. 8
L'âme de ton amour éprise 8
Peut regarder ces deux soutiens 8
Comme deux tables que tu tiens 8
Dans le trésor de ton église : 8
165 L'une est celle de ton autel, 8
Où se prend ton corps immortel 8
Pour nourriture et médecine ; 8
Et l'autre, celle de ta loi, 8
Qui nous instruit de ta doctrine, 8
170 Et nous affermit en la foi. 8
C'est elle qui du sanctuaire 8
Tirant pour nous le voile épais, 8
Jusqu'en ses plus profonds secrets 8
Nous introduit et nous éclaire : 8
175 C'étoit pour nous la préparer 8
Qu'il te plut jadis inspirer 8
Les prophètes et les apôtres ; 8
Et tes augustes vérités 8
Chaque jour encor par mille autres 8
180 Répandent sur nous leurs clartés. 8
Créateur et sauveur des hommes, 8
Qu'on te doit de remercîments 8
D'avoir fait ces banquets charmants 8
Pour des malheureux que nous sommes ! 8
185 Tu nous les tiens à tous ouverts, 8
Pour montrer à tout l'univers 8
Cette charité magnifique 8
Qui déployant tous ses trésors, 8
N'y donne plus l'agneau mystique, 8
190 Mais ton vrai sang et ton vrai corps. 8
Là sans cesse tous les fidèles, 8
Des traits de ton amour navrés, 8
Et de ton calice enivrés, 8
Goûtent quelques douceurs nouvelles. 8
195 Toutes les délices des cieux 8
Font un raccourci précieux 8
Dans ce calice salutaire ; 8
L'ange les y goûte avec nous ; 8
Mais comme sa vue est plus claire, 8
200 Ses plaisirs sont aussi plus doux. 8
Prêtres, qu'illustre est votre office ! 8
Que haute est cette dignité 8
Dont vous tenez l'autorité 8
De faire ce grand sacrifice ! 8
205 Deux mots sacrés et souverains 8
Font descendre un dieu dans vos mains ; 8
Vous le prenez dans votre bouche ; 8
Et dans ces festins solennels 8
Cette même main qui le touche 8
210 Le donne au reste des mortels. 8
Que ces mains doivent être pures ! 8
Que cette bouche, que ce lieu 8
Où loge si souvent un dieu 8
Doit être bien purgé d'ordures ! 8
215 Ô prêtres, que tout votre corps 8
Doit avoir dedans et dehors 8
Une intégrité consommée ! 8
Et qu'il faut voir de sainteté 8
Dans cette demeure animée 8
220 De l'auteur de la pureté ! 8
Une bouche si souvent prête 8
À recevoir le sacrement 8
Doit prendre garde exactement 8
Qu'il n'en sorte rien que d'honnête. 8
225 Loin tous inutiles discours 8
D'un organe qui tous les jours 8
À Jésus-Christ sert de passage ! 8
Point, point d'entretien que fervent ; 8
Point d'œil que simple, chaste et sage, 8
230 En qui l'approche si souvent. 8
Vos mains, qui touchent à toute heure 8
L'auteur de la terre et des cieux, 8
Doivent accompagner vos yeux 8
À s'élever vers sa demeure. 8
235 Songez bien surtout que sa loi 8
Vous demande un sévère emploi 8
Qui réponde au grand nom de prêtre ; 8
Et que lorsqu'il y dit à tous : 8
« soyez saints comme votre maître, » 8
240 Il parle aux autres moins qu'à vous. 8
Seigneur, qui de ce caractère 8
Nous as daigné favoriser, 8
Ne nous laisse pas abuser 8
De son auguste ministère : 8
245 Aide-nous, fais-nous dignement 8
Former un dévot sentiment 8
Par l'assistance de tes grâces, 8
Afin qu'en toute pureté 8
Nous puissions marcher sur tes traces, 8
250 Et mieux servir ta majesté. 8
Que si de l'humaine impuissance 8
L'insensible et commun pouvoir 8
Relâche trop notre devoir 8
De ce qu'il lui faut d'innocence, 8
255 Fais que de sincères douleurs 8
Effacent à force de pleurs 8
Tout ce qui s'y coule de vice ; 8
Et que ravis de ta bonté, 8
Nous attachions à ton service 8
260 Une humble et ferme volonté. 8
logo du CRISCO logo de l'université