Métrique en Ligne
COR_1/COR130
Pierre CORNEILLE
Imitation De Jésus-Christ
1656
LIVRE QUATRIÈME
CHAPITRE I
Avec quel respect il faut recevoir le corps
de Jésus-Christ.
Ce sont là tes propos, vérité souveraine : 12
Ta bouche en divers temps les a tous prononcés ; 12
Je les vois par écrit en divers lieux tracés ; 12
Mais ce sont tous ruisseaux de la même fontaine. 12
5 Ils sont tiens, ils sont vrais, et mon infirmité 12
Les doit recevoir tous avec fidélité, 12
Avec pleine reconnoissance, 8
En faire tout mon bien, et les considérer 12
Comme autant de trésors que ta magnificence 12
10 Pour mon propre salut a voulu m'assurer. 12
Je les prends avec joie au sortir de ta bouche 12
Pour les faire passer jusqu'au fond de mon cœur, 12
Et comme ils n'ont en eux qu'amour et que douceur, 12
Leur sainte impression sensiblement me touche ; 12
15 Mais la terreur que mêle à de si doux transports 12
De mes impuretés le sensible remords, 12
Par d'inévitables reproches 8
Retarde tout l'effet de leurs plus forts attraits, 12
D'un mystère si haut me défend les approches, 12
20 Et me laisse accablé du poids de mes forfaits. 12
Cependant tu le veux, seigneur, tu me l'ordonnes, 12
Qu'opposant tes bontés à tout ce juste effroi, 12
Je marche en confiance et m'approche de toi, 12
Si je veux avoir part aux vrais biens que tu donnes : 12
25 Tu veux me préparer par un céleste mets 12
Au bienheureux effet de ce que tu promets 12
Dans une abondance éternelle, 8
Et que mon impuissance et ma fragilité, 12
Si je veux obtenir une vie immortelle, 12
30 Se nourrissent du pain de l'immortalité. 12
« vous donc qui gémissez sous un travail trop rude, 12
Vous dont un poids trop lourd étouffe la vigueur, 12
Venez tous, nous dis-tu, je vous rendrai du cœur, 12
Je vous affranchirai de toute lassitude. » 12
35 Ô termes pleins d'amour ! ô mots doux et charmants ! 12
Qu'ils ont pour le pécheur de hauts ravissements, 12
Quand tu l'appelles à ta table ! 8
Un pauvre, un mendiant, s'en voir par toi pressés ! 12
S'y voir par toi repus de ton corps adorable ! 12
40 Mais enfin tu l'as dit, seigneur, et c'est assez. 12
Que suis-je, ô mon sauveur, pour oser y prétendre ? 12
Qui me peut enhardir à m'approcher de toi ? 12
Et qui te fait nous dire : « accourez tous à moi, » 12
Toi que ne peut le ciel contenir ni comprendre ? 12
45 D'où te vient cet amour qui m'y daigne inviter, 12
Moi dont les actions ne font que t'irriter, 12
Moi qui ne suis qu'ordure et glace ? 8
L'ange ne peut te voir sans en frémir d'effroi, 12
Les justes et les saints tremblent devant ta face, 12
50 Et tu dis aux pécheurs : « accourez tous à moi. » 12
Si tu ne le disois, quel homme oseroit croire 12
Qu'un Dieu jusqu'à ce point se voulût abaisser ? 12
Et si tu n'ordonnois à tous de s'avancer, 12
Quel homme attenteroit à cet excès de gloire ? 12
55 Si Noé fut cent ans à bâtir un vaisseau 12
Qui contre le ravage et les fureurs de l'eau 12
Devoit garantir peu de monde, 8
Quelle apparence, ô Dieu, qu'ayant à recevoir 12
Le créateur du ciel, de la terre et de l'onde, 12
60 Une heure à ces respects prépare mon devoir ? 12
Si ton grand serviteur, ton bien-aimé Moïse, 12
Pour enfermer la pierre écrite de tes doigts, 12
Fit une arche au désert d'incorruptible bois, 12
Et vêtit ses dehors d'une dorure exquise ; 12
65 Si de ce bois choisi le précieux emploi 12
Ne fut que pour garder les tables d'une loi 12
Que tu voulois être suivie : 8
Moi qui ne suis qu'un tronc tout pourri, tout gâté, 12
Pour recevoir l'auteur des lois et de la vie, 12
70 Oserai-je apporter tant de facilité ? 12
Ce modèle accompli des têtes couronnées, 12
Le plus sage des rois, le grand roi Salomon, 12
Pour élever un temple à l'honneur de ton nom, 12
Tout grand roi qu'il étoit, employa sept années ; 12
75 Il fit huit jours de fête à le sanctifier ; 12
Il mit sur tes autels, pour te le dédier, 12
Mille victimes pacifiques ; 8
Et les chants d'allégresse, et le son des clairons, 12
Quand il plaça ton arche en ces lieux magnifiques, 12
80 En apprirent la pompe à tous les environs. 12
Et moi qui des pécheurs suis le plus misérable, 12
Oserai-je introduire un dieu dans ma maison, 12
Lui présenter pour temple une sale prison, 12
Lui donner pour demeure un séjour effroyable ? 12
85 Au lieu d'un siècle entier, de sept ans, de huit jours, 12
Un quart d'heure amortit, un moment rompt le cours 12
De toute l'ardeur de mon zèle ; 8
Et puissé-je du moins m'acquitter dignement 12
Des amoureux devoirs d'un serviteur fidèle, 12
90 Ou durant ce quart d'heure, ou durant ce moment ! 12
Qu'ils ont pour t'obéir, qu'ils ont pour te mieux plaire, 12
Tous trois consumé d'art, de travaux et de temps ! 12
Qu'auprès de leur ferveur mes feux sont inconstants ! 12
Et que je te sers mal pour un si grand salaire ! 12
95 Alors que ta bonté m'attire à ce festin 12
Où ton corps est la viande et ton sang est le vin, 12
Que lâchement je m'y prépare ! 8
Que rarement en moi je me tiens recueilli ! 12
Qu'aisément mon esprit de lui-même s'égare, 12
100 Et suit les vains objets dont il est assailli ! 12
Certes en ta présence un penser salutaire 12
Devroit fermer la porte à tous autres desirs, 12
Et réunir en toi si bien tous nos plaisirs, 12
Qu'aucune autre douceur ne pût nous en distraire. 12
105 Tout ce qui du respect s'écarte tant soit peu, 12
Tout ce dont les parfaits font quelque désaveu, 12
Devroit de tout point disparoître, 8
Puisque les anges même ont lieu d'être jaloux 12
De voir, non un d'entre eux, mais leur souverain maître 12
110 Ravaler sa grandeur jusqu'à loger en nous. 12
Quelques honneurs qu'on dût à l'arche d'alliance, 12
De quelque sacré prix que fussent ses trésors, 12
La différence est grande entre elle et ton vrai corps, 12
Entre eux et la vertu de ta sainte présence. 12
115 Tout ce qu'on immoloit sous l'ancienne loi 12
N'étoit de l'avenir promis à notre foi 12
Qu'une ombre, qu'une image obscure ; 8
Et dessus nos autels on offre à tout moment 12
Le parfait sacrifice, et la victime pure 12
120 Qui de tout ce vieil ordre est l'accomplissement. 12
Que ne conçois-je donc une ardeur plus sincère, 12
Un zèle plus fervent, à ton divin aspect ! 12
Que ne me préparé-je avec plus de respect 12
À la réception de ton sacré mystère ! 12
125 Dans les siècles passés, prophètes, princes, rois, 12
Patriarches et peuple en ont cent et cent fois 12
Donné le précepte et l'exemple ; 8
Et leurs cœurs pour ton culte ardemment embrasés 12
Me forcent à rougir, quand je porte à ton temple 12
130 Des vœux si languissants et sitôt épuisés. 12
Le dévot roi David, sautant devant ton arche, 12
Publioit tes bienfaits reçus par ses aïeux ; 12
Des instruments divers le son mélodieux 12
Concerté par son ordre en régloit la démarche ; 12
135 Des psaumes le doux son tout autour s'entendoit ; 12
Poussé du Saint-Esprit lui-même il accordoit 12
Sa harpe à chanter tes merveilles ; 8
Lui-même il enseignoit tout son peuple à s'unir 12
Pour louer chaque jour tes grandeurs sans pareilles ; 12
140 Lui-même il l'instruisoit en l'art de te bénir. 12
Si telle étoit jadis la ferveur pour ta gloire, 12
Si le zèle agissoit alors si fortement, 12
Que de son seul aspect l'arche du testament 12
De ta sainte louange excitoit la mémoire, 12
145 Quelle est la révérence, et quels sont les transports 12
Que ce grand sacrement, que ton précieux corps 12
Doit m'imprimer au fond de l'âme ? 8
Et que ne doivent point tous les peuples chrétiens 12
Apporter de respect, de tendresse et de flamme, 12
150 Quand ils vont recevoir cette source de biens ? 12
Les reliques des saints et leurs superbes temples 12
Font courir les mortels en mille et mille lieux ; 12
Ils s'y laissent charmer et l'oreille et les yeux 12
Par la haute structure et par leurs hauts exemples ; 12
155 Ils baisent à genoux les précieux dépôts 12
De leur chair vénérable et de leurs sacrés os, 12
Qu'enveloppent l'or et la soie ; 8
Et je te vois, mon Dieu, tout entier à l'autel, 12
Toi le grand saint des saints, toi l'auteur de leur joie, 12
160 Toi de tout l'univers le monarque immortel ! 12
Souvent même l'esprit de ces pèlerinages 12
N'est qu'un chatouillement de curiosité, 12
Et l'attrait qu'a toujours en soi la nouveauté 12
Vers ce qu'on n'a point vu tire ainsi les courages. 12
165 Quand un motif si vain les pousse et les conduit, 12
Le travail le plus long rapporte peu de fruit, 12
Et ne laisse rien qui corrige, 8
Surtout en ces esprits follement empressés, 12
Qu'une ardeur trop légère à ces courses oblige, 12
170 Sans aucun saint retour sur leurs crimes passés. 12
Mais en ce sacrement ton auguste présence, 12
Véritable homme-dieu, rend le fruit assuré, 12
Toutes les fois qu'un cœur dignement préparé 12
Y porte ferveur pleine et pleine révérence. 12
175 Il n'y va point aussi ni par légèreté, 12
Ni par démangeaison de curiosité, 12
Ni par autre sensible amorce : 8
Tout ce qui l'y conduit, c'est une ferme foi, 12
C'est d'un solide espoir l'inébranlable force, 12
180 C'est un ardent amour qui n'a d'objet que toi. 12
De la terre et du ciel créateur invisible, 12
Que grande est la bonté que tu montres pour nous ! 12
Que ton ordre aux élus est favorable et doux, 12
De leur offrir pour mets ton corps incorruptible ! 12
185 De ta façon d'agir les miracles charmants 12
Épuisent la vigueur de nos entendements, 12
Et ne s'en laissent point comprendre : 8
C'est ce qui des dévots attire tous les cœurs ; 12
C'est ce qui dans leurs cœurs verse un amour si tendre ; 12
190 C'est ce qui les élève aux plus hautes ferveurs. 12
Aussi ces vrais dévots, dont les saints exercices 12
Appliquent de leurs soins toute l'activité 12
À corriger en eux cette facilité 12
Que prête la nature aux attaques des vices ; 12
195 Ces rares serviteurs, qui n'ont point d'autre but 12
Que d'avancer leur vie au chemin du salut, 12
Et rendre leurs âmes parfaites, 8
Reçoivent d'ordinaire en ce grand sacrement 12
Un zèle plus soumis à ce que tu souhaites, 12
200 Et l'amour des vertus empreint plus fortement. 12
Ô grâce merveilleuse autant qu'elle est cachée, 12
Qu'éprouve le fidèle, et que ne peut goûter 12
Ni le manque de foi qui s'arrête à douter, 12
Ni l'âme aux vains plaisirs en esclave attachée ! 12
205 Par tes rayons secrets l'esprit mieux éclairé, 12
Loin des sentiers obscurs qui l'avoient égaré, 12
Reprend sa route légitime : 8
Sa beauté se répare, ainsi que sa vertu, 12
Et tout ce qu'en gâtoit la souillure du crime 12
210 Rend à ses premiers traits l'éclat qu'ils avoient eu. 12
Tu descends quelquefois avec telle abondance, 12
Qu'après l'âme remplie un doux regorgement 12
En répand sur le corps le rejaillissement, 12
Et l'anime à son tour par sa vive influence. 12
215 La prodigalité de la divine main 12
Veut que tout l'homme ait part à ce bien souverain 12
Au milieu de sa lassitude ; 8
Et du corps tout usé la traînante langueur 12
Dans le débordement de cette plénitude 12
220 Souvent trouve un trésor de nouvelle vigueur. 12
Est-il rien cependant honteux et déplorable 12
Comme nos lâchetés, comme notre tiédeur, 12
De ne pas nous porter avecque plus d'ardeur 12
À prendre Jésus-Christ, à manger à sa table ? 12
225 C'est en lui, c'est aux biens qu'il nous y fait trouver 12
Que consistent de ceux qui se doivent sauver 12
Tout l'espoir et tous les mérites ; 8
C'est lui qui sanctifie, et nous a rachetés, 12
Qui nous console ici par ses douces visites, 12
230 Et qui des saints au ciel fait les félicités. 12
Nous avons donc bien lieu d'une douleur profonde 12
De voir tant de mortels ouvrir si peu les yeux 12
Sur un mystère saint qui réjouit les cieux, 12
Et qui par sa vertu conserve tout le monde. 12
235 Oh ! Quel aveuglement ! Oh ! Quelle dureté 12
De regarder si peu quelle est la dignité 12
D'un don si grand, si salutaire ! 8
L'usage trop commun semble la rabaisser, 12
Et tel prend chaque jour cet auguste mystère, 12
240 Qui le prend par coutume et ne daigne y penser. 12
Si nous n'avions qu'un lieu, si nous n'avions qu'un prêtre 12
Par qui ton corps sacré s'offrît sur nos autels, 12
Avec combien de foule y courroient les mortels ! 12
Quelle ardeur pour le voir ne feroient-ils paroître ! 12
245 Mais tu n'épargnes point un bien si précieux : 12
Tant de prêtres partout l'offrent en tant de lieux, 12
Que nos froideurs n'ont point d'excuse. 8
On le voit, on l'adore, on le prend chaque jour ; 12
Et plus cette faveur sur la terre est diffuse, 12
250 Plus elle y fait briller ta grâce et ton amour. 12
Ton nom en soit béni, sauveur de la nature, 12
Dieu de miséricorde, et pasteur éternel, 12
Dont l'amour excessif pour l'homme criminel 12
Lui donne en cet exil ton corps pour nourriture ! 12
255 Pauvre et banni qu'il est, loin de le rejeter, 12
À ce banquet sacré tu daignes l'inviter ; 12
Ta propre bouche l'y convie : 8
« ô vous qui succombez sous le faix des travaux, 12
Venez tous, nous dis-tu, doux auteur de la vie, 12
260 Et je soulagerai la grandeur de vos maux. » 12
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