Métrique en Ligne
COR_1/COR117
Pierre CORNEILLE
Imitation De Jésus-Christ
1656
LIVRE TROISIÈME
CHAPITRE XLVIII
Du jour de l'éternité, et des angoisses
de cette vie.
Ô séjour bienheureux de la cité céleste, 12
Où de l'éternité le jour se manifeste, 12
Jour que jamais n'offusque aucune obscurité, 12
Jour qu'éclaire toujours l'astre de vérité, 12
5 Jour où sans cesse brille une joie épurée, 12
Jour où sans cesse règne une paix assurée, 12
Jour toujours immuable et dont le saint éclat 12
Jamais ne dégénère en un contraire état ! 12
Que déjà ne luit-il ! Et pour le laisser luire 12
10 Que ne cessent les temps de perdre et de produire ! 12
Que déjà ne fait place à ce grand avenir 12
Tout ce qu'ici leur chute avec eux doit finir ! 12
Il luit, il luit déjà, mais sa vive lumière 12
Aux seuls hôtes du ciel se fait voir toute entière. 12
15 Tant que nous demeurons sur la terre exilés, 12
Il n'en tombe sur nous que des rayons voilés ; 12
L'éloignement confond ou dissipe l'image 12
De ce qui s'en échappe au travers d'un nuage, 12
Et tout ce qu'à nos yeux il est permis d'en voir, 12
20 Ce sont traits réfléchis qu'en répand un miroir. 12
Ces habitants du ciel en savent les délices, 12
Tandis qu'en ces bas lieux nous traînons nos supplices, 12
Et qu'un accablement d'amertume et d'ennuis 12
De nos jours les plus beaux fait d'effroyables nuits. 12
25 Ces jours, que le temps donne et dérobe lui-même, 12
Longs pour qui les connoît, et courts pour qui les aime, 12
Ont pour l'un et pour l'autre un tissu de malheurs 12
D'où naissent à l'envi l'angoisse et les douleurs. 12
Tant que l'homme en jouit, que de péchés le gênent ! 12
30 Combien de passions l'assiégent ou l'enchaînent ! 12
Que de justes frayeurs, que de soucis cuisants 12
Lui déchirent le cœur et brouillent tous les sens ! 12
La curiosité de tous côtés l'engage ; 12
La folle vanité le tient en esclavage ; 12
35 Enveloppé d'erreurs, atterré de travaux, 12
Entre mille ennemis pressé de mille assauts, 12
Le repos l'affoiblit, et le plaisir l'énerve ; 12
Tout le cours de sa vie a des maux de réserve ; 12
Le riche par ses biens n'en est pas exempté, 12
40 Et le pauvre a pour comble encor sa pauvreté. 12
Quand verrai-je, seigneur, finir tant de supplices ? 12
Quand cesserai-je d'être un esclave des vices ? 12
Quand occuperas-tu, toi seul, mon souvenir ? 12
Quand mettrai-je ma joie entière à te bénir ? 12
45 Quand verrai-je en mon cœur une liberté sainte, 12
Sans aucun embarras, sans aucune contrainte ? 12
Et quand ne se nirai-je en mes ardents transports 12
Rien qui pèse à l'esprit, rien qui gêne le corps ? 12
Quand viendra cette paix, et profonde et solide, 12
50 Où la sûreté règne, où ton amour préside, 12
Paix dedans et dehors, paix sans anxiétés, 12
Paix sans trouble, paix ferme enfin de tous côtés ? 12
Doux sauveur de mon âme, hélas ! Quand te verrai-je ? 12
Quand m'accorderas-tu ce dernier privilége ? 12
55 Quand te pourront mes yeux contempler à loisir, 12
Te voir en tout, partout, être mon seul desir ? 12
Quand te verrai-je assis sur ton trône de gloire, 12
Et quand aurai-je part aux fruits de ta victoire, 12
À ce règne sans fin, que ta bénignité 12
60 Prépare à tes élus de toute éternité ? 12
Tu sais que je languis, abandonné sur terre 12
Aux cruelles fureurs d'une implacable guerre, 12
Où toujours je me trouve en pays ennemi, 12
Où rien ne me console après avoir gémi, 12
65 Où de mon triste exil les suites importunes 12
Ne sont qu'affreux combats et longues infortunes. 12
Modère les rigueurs de ce bannissement, 12
Verse en mes déplaisirs quelque soulagement : 12
Tu sais que c'est pour toi que tout mon cœur soupire ; 12
70 Tu vois que c'est à toi que tout mon cœur aspire ; 12
Le monde m'est à charge, et ne fait que grossir 12
Ce fardeau de mes maux qu'il tâche d'adoucir : 12
Ni de lui ni de moi je ne dois rien attendre ; 12
Je veux te posséder, et ne te puis comprendre ; 12
75 Je forme à peine un vol pour m'attacher aux cieux, 12
Qu'un souci temporel le ravale en ces lieux ; 12
Et de mes passions les forces mal domptées 12
Me rendent aux douceurs qu'elles m'avoient prêtées : 12
L'esprit prend le dessus, mais le poids de la chair 12
80 Jusqu'au-dessous de tout me force à trébucher. 12
Ainsi je me combats et me pèse à moi-même, 12
Ainsi de mon dedans le désordre est extrême : 12
La chair rappelle en bas, quand l'esprit tire en haut, 12
Et la foible partie est celle qui prévaut. 12
85 Que je souffre, seigneur, quand mon âme élevée 12
Jusqu'aux pieds de son dieu qui l'a faite et sauvée, 12
Un damnable escadron de sentiments honteux 12
Vient troubler sa prière et distraire ses vœux ! 12
Toi, qui seul de mes maux tiens en main le remède, 12
90 En ces extrémités n'éloigne pas ton aide, 12
Et ne retire point par un juste courroux 12
Le bras qui seul pour moi peut rompre tous leurs coups. 12
Lance du haut du ciel un éclat de ta foudre, 12
Qui dissipe leur force et les réduise en poudre ; 12
95 Précipite sur eux la grêle de tes dards ; 12
Rends-les à leur néant d'un seul de tes regards, 12
Et renvoie aux enfers, comme souverain maître, 12
Ces fantômes impurs que leur prince fait naître. 12
D'autre côté, seigneur, recueille en toi mes sens, 12
100 Ranime, réunis mes desirs languissants ; 12
Fais qu'un parfait oubli des choses de la terre 12
Tienne à couvert mon cœur de toute cette guerre ; 12
Ou si par quelque embûche il se trouve surpris, 12
Fais que par les efforts d'un prompt et saint mépris 12
105 Il rejette soudain ces délices fardées 12
Dont le vice blanchit ses plus noires idées. 12
Viens, viens à mon secours, suprême vérité, 12
Que je ne donne entrée à quelque vanité ; 12
Viens, céleste douceur, viens occuper la place, 12
110 Et toute impureté fuira devant ta face. 12
Cependant fais-moi grâce, et ne t'offense pas 12
Si dans le vrai chemin je fais quelques faux pas, 12
Si quelquefois de toi mon oraison s'égare, 12
Si quelque illusion malgré moi m'en sépare ; 12
115 Car enfin, je l'avoue à ma confusion, 12
Je ne cède que trop à cette illusion : 12
L'ombre d'un faux plaisir follement retracée 12
S'empare à tous moments de toute ma pensée ; 12
Je ne suis pas toujours où se trouve mon corps ; 12
120 Souvent j'occupe un lieu dont mon cœur est dehors ; 12
Et mon extravagance emportant l'infidèle, 12
Je suis bien loin de moi quand il est avec elle. 12
L'homme, sans y penser, pense à ce qu'il chérit, 12
Ainsi que l'œil de soi tourne à ce qui lui rit. 12
125 Ce qu'aime la nature ou qui plaît par l'usage, 12
C'est ce qui le plus tôt nous offre son image, 12
Et l'offre rarement, que notre esprit touché 12
Ne s'attache sans peine où le cœur est penché. 12
Aussi ta bouche même a bien voulu me dire 12
130 Qu'où je mets mon trésor, là mon âme respire : 12
Si je le mets au ciel, il m'est doux d'y penser ; 12
Si je le mets au monde, il m'y sait rabaisser ; 12
De ses prospérités je fais mon allégresse, 12
Et ses coups de revers excitent ma tristesse. 12
135 Si les plaisirs des sens saisissent mon amour, 12
Ce qui peut les flatter m'occupe nuit et jour ; 12
Si j'aime de l'esprit la parfaite science, 12
Je fais mon entretien de tout ce qui l'avance : 12
Enfin tout ce que j'aime et tout ce qui me plaît 12
140 Me tient comme enchaîné par un doux intérêt, 12
J'en parle avec plaisir, avec plaisir j'écoute 12
Tout ce qui peut m'instruire à marcher dans sa route, 12
Et j'emporte chez moi l'image avec plaisir 12
De tout ce qui chatouille et pique mon desir. 12
145 Qu'heureux est donc, ô Dieu, celui dont l'âme pure 12
Bannit, pour t'aimer seul, toute la créature, 12
Qui se fait violence, et n'osant s'accorder 12
Rien de ce que lui-même aime à se demander, 12
De la chair et des sens tellement se défie, 12
150 Qu'à force de ferveur l'esprit les crucifie ! 12
C'est ainsi qu'en son cœur rétablissant la paix, 12
Sur le mépris du monde élevant ses souhaits, 12
Il t'offre une oraison, il t'offre des louanges 12
Dignes de se mêler à celles de tes anges, 12
155 Puisqu'en lui ton amour par ses divins transports 12
Étouffe le terrestre et dedans et dehors. 12
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