Métrique en Ligne
COR_1/COR115
Pierre CORNEILLE
Imitation De Jésus-Christ
1656
LIVRE TROISIÈME
CHAPITRE XLVI
De la confiance qu'il faut avoir en Dieu,
Quand on est attaqué de paroles.
Eh bien ! On te querelle, on te couvre d'injures ; 12
La calomnie est grande et te remplit d'effroi : 12
Veux-tu rompre aisément ses pointes les plus dures ? 12
Affermis ton espoir et ta constance en moi. 12
5 Ne t'inquiète point de ces discours frivoles ; 12
Les paroles enfin ne sont que des paroles, 12
Que des sons parmi l'air vainement dispersés ; 12
Elles peuvent briser quelques âmes de verre, 12
Et ne tombent point sur la pierre 8
10 Que leurs traits n'en soient émoussés. 8
Quand leur plus gros déluge insolemment t'accable, 12
Sache faire profit de son plus vaste effort ; 12
Songe à te corriger, si tu te sens coupable, 12
Songe à souffrir pour moi, si rien ne te remord. 12
15 C'est du moins qu'il te faille endurer quelque chose 12
D'un conte qui te blesse, ou d'un mot qui t'impose, 12
Toi que de rudes coups auroient bientôt lassé, 12
Et qui verrois bientôt tes forces chancelantes 12
Sous les épreuves violentes 8
20 Par où tant de saints ont passé. 8
D'où vient que pour si peu le chagrin te dévore, 12
Qu'un mot jusqu'en ton cœur va trouver ton défaut, 12
Si ce n'est que la chair, qui te domine encore, 12
Te fait considérer l'homme plus qu'il ne faut ? 12
25 C'est le mépris humain que ton âme appréhende, 12
Qui soulève ce cœur contre la réprimande, 12
Lors même qu'elle est due à ta légèreté : 12
C'est là ce qui te force à chercher quelque ruse, 12
Qui sous une mauvaise excuse 8
30 Mette à couvert ta lâcheté. 8
Examine-toi mieux, et quoi qu'on t'ose dire, 12
Descends jusqu'en toi-même, et vois ce que tu crains : 12
Tu verras que le monde encore en toi respire 12
Avec le vain souci d'agréer aux mondains. 12
35 Craindre pour tes défauts qu'on ne te mésestime, 12
Que la confusion sur ton front ne s'imprime, 12
C'est montrer que ton cœur s'est mal sacrifié, 12
Que tu n'as point encor d'humilité profonde, 12
Et que tu n'es ni mort au monde, 8
40 Ni lui pour toi crucifié. 8
Mais écoute, mon fils, écoute ma parole, 12
Et dix mille d'ailleurs ne te pourront toucher, 12
Quand même la malice en sa plus noire école 12
Forgeroit tous leurs dards pour te les décocher : 12
45 Qu'à son choix contre toi le mensonge travaille, 12
Laisse-le s'épuiser, prise moins qu'une paille 12
Toute l'indignité dont il te veut couvrir : 12
Que te peut nuire enfin une telle tempête ? 12
Est-il un cheveu sur ta tête 8
50 Dont elle puisse t'appauvrir ? 8
Ceux qui vers le dehors poussant toute leur âme, 12
N'ont ni d'yeux au dedans, ni Dieu devant les yeux, 12
Sensibles jusqu'au fond aux atteintes du blâme, 12
Frémissent à toute heure, et tremblent en tous lieux ; 12
55 Mais ceux dont la sincère et forte patience 12
Porte jusqu'en moi seul toute sa confiance, 12
Et ne s'arrête point au propre sentiment, 12
Ceux-là craignent si peu ces discours de la terre, 12
Que jamais leur plus rude guerre 8
60 Ne les fait pâlir un moment. 8
Tu dis qu'il est fâcheux de voir la calomnie 12
De la vérité même emprunter les couleurs, 12
Que la plus juste gloire en demeure ternie, 12
Et peut des plus constants tirer quelques douleurs ; 12
65 Mais que t'importe enfin, si tu m'as pour refuge ? 12
N'en suis-je pas au ciel l'inévitable juge, 12
Qui vois sans me tromper comme tout s'est passé ? 12
Et pour le châtiment, et pour la récompense, 12
Ne sais-je pas qui fait l'offense, 8
70 Et qui demeure l'offensé ? 8
Rien ne va sans mon ordre, et c'est moi qui t'envoie 12
Ce mot que contre toi lancent tes ennemis : 12
Je veux qu'ainsi des cœurs le secret se déploie, 12
Et tout ce qui t'arrive, exprès je l'ai permis. 12
75 Tu verras quelque jour mon arrêt équitable 12
Séparer l'innocent d'avecque le coupable, 12
Et rendre à tous les deux ce qu'ils ont mérité : 12
Cependant il me plaît qu'en secret ma justice 12
De l'un éprouve la malice, 8
80 Et de l'autre la fermeté. 8
Tout ce que l'homme ici te rend de témoignage 12
Est sujet à l'erreur et périt avec lui ; 12
La vérité des miens leur fait cet avantage 12
Qu'ils sont au bout des temps les mêmes qu'aujourd'hui. 12
85 Je les cache souvent, et fort peu de lumières 12
Savent en pénétrer les ténèbres entières ; 12
Mais l'erreur n'entre point dans leur obscurité, 12
Et dans le même instant qu'on y trouve à redire, 12
L'âme bien éclairée admire 8
90 Leur inconcevable équité. 8
Il faut donc me remettre à juger chaque chose, 12
Et sur le propre sens jamais ne s'appuyer : 12
C'est ainsi que le juste, à quoi que je l'expose, 12
Ne sent rien qui le trouble ou le puisse ennuyer. 12
95 Quoique la calomnie élève à sa ruine 12
De ses noirs attentats la plus forte machine, 12
Il en attend le coup sans aucun tremblement ; 12
Et si quelqu'un l'excuse, et prenant sa défense 12
Fait triompher son innocence, 8
100 Sa joie est sans emportement. 8
Il prend peu de souci de la honte et du blâme ; 12
Il sait que j'en connois les injustes efforts, 12
Que je sonde le cœur, que je vois toute l'âme, 12
Et ne m'éblouis point des plus brillants dehors : 12
105 Il me voit au-dessus de la fausse apparence, 12
Et reconnoît par là quelle est la différence 12
Du jugement de l'homme et de mon jugement, 12
Et que souvent mes yeux regardent comme un crime 12
Ce que trouve digne d'estime 8
110 Son aveugle discernement. 8
Seigneur, qui par de vifs rayons 8
Pénètres chaque conscience, 8
Juste juge, en qui nous voyons 8
Et la force et la patience, 8
115 Tu sais quelle fragilité, 8
Quelle pente à l'impureté 8
Suit partout la nature humaine : 8
Daigne me servir de soutien, 8
Et sois la confiance pleine 8
120 Qui me guide au souverain bien. 8
Pour ne voir point de tache en moi, 8
Mon innocence n'est pas sûre ; 8
Tu vois bien plus que je ne voi, 8
Tu fais bien une autre censure : 8
125 Aussi devrois-je avec douceur 8
M'humilier sous la noirceur 8
De tous les défauts qu'on m'impute ; 8
Et souffrir d'un esprit remis, 8
Lors même qu'on me persécute 8
130 Pour ce que je n'ai point commis. 8
Pardon, mon cher sauveur, pardon, 8
Quand j'en use d'une autre sorte ; 8
Ne me refuse pas le don 8
D'une patience plus forte. 8
135 Ta miséricorde vaut mieux, 8
Pour rencontrer grâce à tes yeux 8
Dans l'excès de ton indulgence, 8
Qu'une apparente probité 8
Ne peut servir à la défense 8
140 De la secrète infirmité. 8
Quand un long amas de vertus 8
M'érigeroit un haut trophée 8
Sur tous les vices abattus 8
Et la convoitise étouffée, 8
145 Ces vertus n'auroient pas de quoi 8
Me justifier devant toi, 8
Quelque mérite qui les suive : 8
Il y faut encor ta pitié, 8
Puisque sans elle homme qui vive 8
150 À tes yeux n'est justifié. 8
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