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COP_4/COP86
François COPPÉE
LES HUMBLES
1872
En province
A ma sœur Madame Sophie Lafaye
I
L A petite maison à mine sépulcrale, 12
Noire et basse, en plein nord, près de la cathédrale, 12
Quand j'avais visité la ville, m'avait plu 12
Par son air clérical, discret et vermoulu. 12
5 L'espalier de la porte avec ses quelques roses 12
Qui, pâles, se mouraient le long des murs moroses, 12
Le pignon au vieux toit de tuile surplombant 12
Les trois degrés du seuil, le trottoir et le banc 12
Placé là tout exprès pour que le pauvre y dorme, 12
10 L'ombre que sur le tout jetait l'église énorme, 12
La rue où le gazon verdissait les pavés, 12
Ces détails, plus complets qu'on ne les eût rêvés, 12
Me prouvaient qu'il fallait en effet que je vinsse 12
Pour voir cette maison dans ce coin de province. 12
15 Causant de ce logis à des voisins, j'appris 12
Qu'il était habité, moyennant un bas prix 12
Et depuis fort longtemps, par une vieille fille 12
Extrêmement dévote et d'ancienne famille. 12
Or, étant un flâneur, et passant très souvent 12
20 Devant cette maison au parfum de couvent, 12
— N'allez pas croire au moins qu'à dessein je le fisse,- 12
Vers midi, c'est-à-dire une heure après l'office, 12
Tous les jours, excepté les dimanches, je vis, 12
A cet angle que fait la place du parvis 12
25 Avec la vieille rue en question, paraître 12
Et venir lentement un grand et maigre prêtre, 12
En tricorne, portant son gros livre à fermoir, 12
Proprement recouvert d'un morceau de drap noir. 12
Il s'approchait, pensif, de la vieille masure, 12
30 Mais avec l'air tranquille et la démarche sûre 12
Qu'on a lorsqu'on se livre à des soins réguliers. 12
Il s'arrêtait au seuil, grattait ses lourds souliers, 12
Frappait un petit coup qu'on entendait à peine, 12
Et, vif, dès que la gâche avait jailli du pêne, 12
35 Entrait et refermait doucement après lui. 12
J'étais seul en province et m'ennuyais. L'ennui 12
Rend maussade et vous fait céder aux injustices ; 12
Et voici que déjà, sur ces faibles indices, 12
J'avais un roman noir et bête tout trouvé : 12
40 Une dévote avare, un testament couvé, 12
Des parents sur la paille, enfin toutes les suites 12
D'une menée affreuse et sourde de jésuites. 12
On devient quelquefois un voltairien fieffé 12
Pour un rien, pour avoir lu le Siècle au café ; 12
45 Et, comme il est toujours pénible de se taire 12
Quand on pense tenir la moitié d'un mystère, 12
Je m'informai. — Ce fut bien fait pour moi, vraiment, 12
Qui rêvais d'appeler un juste châtiment 12
Sur quelque tortueuse et sombre stratégie ; 12
50 Car on ne me conta qu'une simple élégie 12
Dont il me fallut être ému, bon gré mal gré. 12
II
Au retour des Bourbons ; un vieux noble émigré 12
Vint, ainsi que le fait un homme qui s'installe, 12
Louer cette maison dans sa ville natale. 12
55 Railleur et n'ayant plus les antiques respects, 12
Il ne s'était enfui que lorsque les suspects 12
Furent enfin inscrits sur la fameuse liste. 12
Car il était resté très ardent royaliste 12
Et partisan fougueux des orgueils du vieux temps. 12
60 Quand il revint avec une enfant de huit ans, 12
La fille de son fils, hélas ! une orpheline, 12
Ce fut triste. — Il était sans laquais ni berline, 12
Seul, à pied et portant ce fardeau sur les bras. 12
Mais, sceptique, il avait prévu les rois ingrats, 12
65 Et, décemment râpé, sans misère apparente, 12
Il vécut, dans un coin, d'une petite rente, 12
Écrivant, par loisir, un traité de blason. 12
Il 'avait justement choisi cette maison, 12
Parce que, d'un côté, triste, inhospitalière, 12
70 Avec ses murs verdis et son toit noir de lierre, 12
Elle convenait fort à son âpre dédain, 12
Et qu'elle avait, derrière, un carré de jardin 12
Où, sous un frêle arceau de jaunes capucines, 12
Dérobée aux regards des fenêtres voisines, 12
75 L'enfant pouvait jouer au soleil, dans les fleurs. 12
Comme il n'espérait pas revoir des jours meilleurs, 12
Que son nom, nom fameux, vieux comme la bannière 12
De saint Denis, c'était cette enfant, la dernière, 12
Qui devait, fille pauvre et sans dot, le porter, 12
80 Qu'une mésalliance était à redouter, 12
Pour elle cet athée avait rêvé le cloître. 12
Aussi souriait-il, plus calme, en sentant croître 12
Dans ce cœur virginal le lys pur de la foi. 12
D'autre part, il aimait son fauteuil, son chez soi, 12
85 Trouvait l'office long et l'église glacée ; 12
Et l'unique servante était bien trop pressée 12
Pour conduire l'enfant pieuse qui voulut 12
Bientôt entendre messe, et vêpres, et salut. 12
— A cette époque-là, venait chez ce vieux noble 12
90 Qui possédait encor quelques champs, un vignoble 12
Près d'une métairie, à l'ombre des pommiers, 12
Un garçon de seize ans, le fils de ses fermiers, 12
Qui, jugé trop chétif pour la vie ordinaire 12
De la campagne, était élève au séminaire. 12
95 Un beau jour, ce petit paysan fut chargé 12
Par l'aïeul, le dimanche étant jour de congé, 12
De se rendre à l'église avec la demoiselle 12
Et de la ramener après cela chez elle. 12
On l'en récompensait par sa place aux repas 12
100 Et par l'accueil. C'était tout simple, n'est-ce pas ? 12
Cet humble protégé, collégien rustique, 12
Pouvait, à la rigueur, servir de domestique, 12
Bien que, pour être prêtre, il apprît le latin. 12
— Depuis lors, les enfants, le dimanche matin, 12
105 Côte à côte, et prenant toujours la même place 12
Sous le vitrail en feu de la grande rosace, 12
S'asseyaient dans la nef profonde et priaient Dieu. 12
La petite fillette était vouée au bleu, 12
Toilette qui sied bien aux couleurs enfantines, 12
110 Et tous ses vêtements, chapeau, robe et bottines, 12
Comme son âme, étaient de la couleur du ciel. 12
Quant au pauvre garçon, le noir officiel 12
Et les habits de drap, à coupe droite et triste, 12
Pouvaient lui donner l'air un peu séminariste ; 12
115 Mais, chez les bonnes gens qui prenaient le chemin 12
De l'église et voyaient, se tenant par la main, 12
Passer les deux enfants avec leurs eucologes, 12
C'étaient des hochements de tête et des éloges 12
De leurs regards brillants de douce piété. 12
120 Seulement ils étaient d'une timidité 12
Extrême et rougissaient beaucoup quand, sur leur route, 12
Un passant, étranger à la ville sans doute, 12
Parlait d'eux, les prenant pour le frère et la sœur. 12
L'un et l'autre, ils goûtaient vaguement la douceur 12
125 Pénétrante que donne à l'habitude prise 12
La province, où la vie est monotone et grise. 12
Pour la triste orpheline et l'écolier captif, 12
Chaque dimanche était un moment fugitif 12
Fait de calme harmonie et de parfums de fête, 12
130 Où, vibrantes de foi candide et satisfaite, 12
Leurs deux voix se mêlaient dans tout ce qu'il y a 12
D'allégresse à chanter les blancs Alleluia. 12
Ils se sentaient égaux devant Dieu. La prière 12
Entre eux avait détruit à jamais la barrière 12
135 Qui, pour la loi du monde, encor les séparait ; 12
Et leurs deux cœurs s'étaient réunis en secret 12
Par un de ces liens qui toujours se resserrent. 12
III
Naïfs, ils grandissaient, et cinq ans se passèrent 12
Sans que rien fût changé du train habituel. 12
140 Tout en or, tout en noir, selon le rituel, 12
Et lançant vers le ciel son chant mélancolique 12
Ou son cri triomphal, la pompe catholique, 12
Seule, pendant cinq ans, charma leurs cœurs nouveaux. 12
Les marguilliers, les gens d'église, les dévots 12
145 Qui font la révérence à toutes les chapelles, 12
Chérissaient comme leurs ces deux enfants modèles 12
Qui jouissaient près d'eux, sans se le définir, 12
Du bonheur de se voir et de se réunir. 12
Car si chez eux encor les doux rêves mystiques, 12
150 Qui s'exaltent parmi l'encens et les cantiques, 12
Avaient retardé l'heure où le désir naissant 12
De l'enfant étonné fait un adolescent, 12
Déjà leur âme était inquiète et subtile. 12
Ce qu'ils eussent jadis trouvé simple ou futile 12
155 Les laissait à présent très souvent timorés. 12
Ils se troublaient. Un jour, ils étaient demeurés, 12
Lui, la rougeur au front, elle, tout interdite, 12
En effleurant leurs doigts humides d'eau bénite, 12
De s'être dit tous deux à la fois : « Prenez-en. 12
160 Elle avait oublié qu'il était paysan, 12
Il avait oublié qu'elle était demoiselle, 12
Mais, bien qu'il redoublât d'humbles soins et de zèle, 12
Il ne lui donnait plus la main comme autrefois, 12
Quand il la conduisait à l'église, et sa voix 12
165 Tremblait en lui parlant de choses très vulgaires. 12
IV
UN dimanche matin, — il ne s'attendait guères 12
Que son destin allait dater de ce jour-là, — 12
Ainsi qu'il en avait l'habitude, il alla 12
Chercher la jeune fille à l'heure accoutumée. 12
170 La porte, qu'il trouvait d'ordinaire fermée, 12
Malgré le froid d'hiver, s'ouvrait sinistrement. 12
Inquiet, il crut voir comme un pressentiment 12
Dans ce logis béant au vent noir de décembre, 12
Et, songeant à l'aïeul, monta jusqu'à sa chambre, 12
175 Mais pour s'arrêter court sur le seuil, en tremblant. 12
Car il vit le vieillard, pâle sur le lit blanc, 12
Râlant, les yeux grandis par les suprêmes fièvres, 12
Et qui disait, serrant cruellement les lèvres, 12
A sa fille courbée et pleurant sur sa main 12
180 « Plus de larmes. Je sens que je mourrai demain. 12
Or, c'est chez nous l'usage ordinaire, ma fille, 12
Que, s'il meurt dans son lit, le chef de la famille 12
Du plus proche héritier exige le serment 12
De maintenir le nom toujours plus fièrement. 12
185 Je te crois forte assez pour subir ces épreuves ; 12
Car celles de ton sang, du jour qu'elles sont veuves 12
De quelque batailleur mis à mal n'importe où, 12
Prennent sa lourde épée et la pendent au clou 12
Et n'ont plus d'autre croix pour dire leur prière. 12
190 Pour toi, tu restes fille, enfant, et la dernière 12
De la race. Eh bien donc, sois-en digne et promets 12
De garder le vieux nom vierge et pur à jamais. 12
Si tu ne prends l'habit, point de mésalliance ; 12
Et fais-en le serment, pour qu'avec confiance 12
195 Je puisse me coucher dans la paix du cercueil. » 12
Alors la jeune fille, entendant sur le seuil 12
Un faible bruit, tourna ses regards en arrière 12
Et vit là son petit compagnon de prière 12
Qui, sans savoir pourquoi, mais désolé, pleurait. 12
200 C'était un sentiment bien vague, bien secret, 12
Bien indécis, exempt de toute ardeur qui tente, 12
Fait d'amitié craintive et de langueur latente, 12
Qu'ils avaient jusque-là l'un pour l'autre éprouvé. 12
Leur timide désir n'avait jamais rêvé 12
205 Plus loin que le bonheur de prier côte à côte, 12
Par un jour de soleil comme à la Pentecôte, 12
Sous le même rayon, devant le même autel. 12
Mais l'accent du vieillard moribond était tel 12
Qu'ils comprirent soudain que, pour toute leur vie, 12
210 L'espérance de vivre ensemble était ravie. 12
— Eh bien, petite ? dit le vieillard irrité. 12
— J'obéirai, » dit-elle avec simplicité 12
Et comme promettant une chose ordinaire. 12
V
Tout était dit — Après cinq ans de séminaire, 12
215 Le jeune écolier fut tour à tour tonsuré, 12
Ordonné prêtre, puis enfin nommé curé 12
D'un village lointain choisi sur sa demande. 12
Il semblait avoir mis une hâte très grande 12
A prononcer lui-même un éternel serment. 12
220 — Ce n'est que devenu vieux, assez récemment, 12
Qu'ayant réalisé son petit patrimoine, 12
Il s'est laissé nommer, dans sa ville, chanoine. 12
Là, depuis son retour, vite le bon abbé 12
Dans l'ancienne habitude est de nouveau tombé 12
225 Et d'un logis bien cher a retrouvé la route. 12
Certes, quand il y vient lentement, il se doute 12
Qu'on entend de très loin son pas sur le pavé 12
Et que, près du rideau faiblement soulevé, 12
Un regard amical le voit venir et guette. 12
230 Mais il n'a pas encore osé lever la tête 12
Depuis quatre ans qu'il fait tous les jours ce chemin; 12
Et quand il est entré, son missel à la main, 12
Dans le salon étroit et suranné de celle 12
A qui, par vieil usage, il dit « la demoiselle, » 12
235 Toutes les fois, il feint de croire à l'air surpris 12
Qu'à son aspect, soudain, la douce fille a pris, 12
Et qui la trouble au point que sa voix en hésite 12
Dans son remercîment de la bonne visite. 12
En deuil, ayant gardé ses beaux yeux clairs et doux, 12
240 Et délicatement flattant, sur ses genoux. 12
Le pelage soyeux de sa chatte endormie, 12
Telle, chaque matin, il voit sa vieille amie 12
Devant laquelle il reste une grande heure assis. 12
Lui faisant, d'un ton bas, quelques simples récits, 12
245 Sans que jamais en eux un geste, un rien dénote 12
Plus qu'une affection de vieux prêtre à dévote; 12
Et lorsque du sujet honnête et puéril 12
L'entretien a suivi tout doucement le fil, 12
Sans un mot qui s'émeut, sans cordiale étreinte. 12
250 Comme si la mémoire en eux était éteinte 12
Du sacrifice fait jadis à leur devoir. 12
Ils échangent enfin un très faible : « Au revoir. » 12
— Pourtant il faut qu'il lutte et qu'elle se contienne, 12
Car, même redoutant l'effusion chrétienne 12
255 Où l'on doit se nommer un instant frère et sœur, 12
Elle n'a jamais pris l'abbé pour confesseur. 12
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