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COP_4/COP82
François COPPÉE
LES HUMBLES
1872
La Nourrice
I
Elle était orpheline et servait dans les fermes. 12
Saint-Martin et Saint-Jean d'été sont les deux termes 12
Où les gros métayers, au chef-lieu de canton, 12
Disputant et frappant à terre du bâton, 12
5 Viennent, pour la saison, louer des domestiques. 12
A peine arrivait-elle en ces marchés rustiques, 12
Qu'un fermier l'embauchait au plus vite, enchanté 12
Par sa figure franche et sa belle santé ; 12
Et les plus rechignés comme les plus avares 12
10 Lui prenaient le menton en lui donnant ses arrhes 12
Et lui payaient encore un beau jupon tout neuf. 12
En effet, elle était robuste comme un bœuf, 12
Exacte comme un coq, probe comme un gendarme. 12
Sa tête, un peu commune, avait pourtant ce charme 12
15 Que donnent des couleurs, deux beaux yeux de vingt ans ; 12
De plus, toujours noués de foulards éclatants, 12
Ses cheveux se tordaient, noirs, pesants et superbes. 12
Elle savait filer, coudre, arracher les herbes, 12
Faire la soupe aux gens et soigner le bétail. 12
20 La dernière à son lit, la première au travail, 12
Aux mille soins du jour empressée et savante, 12
C'était le type enfin de la bonne servante. 12
Sage ? Qui sait ? Mais nul n'en médisait du moins. 12
Ce n'est que l'autre été, quand on faucha les foins, 12
25 Qu'elle fut tout à coup prise d'un goût étrange 12
Pour un assez beau gars, mauvais batteur en grange, 12
Qui courait les cafés et vivait de hasards, 12
Mais qui, sept ans, avait servi dans les hussards. 12
Tout fier d'avoir porté jadis la sabretache, 12
30 Il avait conservé la petite moustache 12
Et ce certain air fat qui fait qu'on est aimé. 12
Tout le village était par ce drôle opprimé. 12
Au bal, c'était toujours pour lui les belles filles ; 12
Au billard, observant le choc savant des billes, 12
35 Un cercle d'amateurs éblouis l'entourait. 12
Elle épousa ce beau tyran de cabaret 12
Dont aucun paysan n'avait voulu pour gendre 12
Et qui, lorsque à sa main elle parut prétendre, 12
Fit bien quelques façons, mais ne refusa pas, 12
40 Sachant les louis d'or cachés dans un vieux bas, 12
Et les rêvant déjà transformés en bouteilles. 12
Toutes ces unions maudites sont pareilles 12
La noce, quelques nuits de brutales amours, 12
La discorde au ménage au bout de quinze jours, 12
45 L'homme se dégageant brusquement de l'étreinte 12
Pour retourner au vin quand la femme est enceinte, 12
Les courroux que des mots ne peuvent apaiser, 12
Et le premier soufflet près du premier baiser. 12
Puis la misère.
Ici l'événement fut pire.
50 Ce fainéant avait des instincts de vampire. 12
Ce monstre, le jour même où sa femme accoucha, 12
— L'huissier ayant saisi le ménage, — chercha 12
Le moyen d'exploiter encore sa femelle ; 12
Et, quand il vit son fils mordant à la mamelle, 12
55 Il se frotta les mains. Chose horrible ! il fallut, 12
Pour sauver le vieux toit, la vache et le bahut, 12
Que la mère quittât son pays, sa chaumière, 12
Son enfant, les yeux clos encore à la lumière, 12
Et qui, dans son berceau, gémissait, l'innocent ! 12
60 Qu'elle vendît, hélas ! son lait, plus que son sang, 12
Et que, le front courbé par cet acte servile, 12
Douloureuse, elle prît le chemin de la ville. 12
— Elle avait bien d'abord refusé de partir ; 12
Mais son homme montrait un réel repentir ; 12
65 Il pleurait ; il avait juré de ne plus boire. 12
L'hypocrite disait, — un père, on peut le croire : — 12
« Plus un seul coup de vin ! Quant au petit patron, 12
Je' m'en vais, dès demain, le mettre au biberon, 12
Et si Monsieur n'est pas content de la cuisine, 12
70 Est-ce pour un seul fils que Jeanne, la voisine, 12
A deux seins ? L'un des deux sera pour ton petit. » 12
Et, la mort dans le cœur, la nourrice partit. 12
II
Oh ! dans le noir wagon l'horrible nuit passée ! 12
Sur le dur banc de bois, dans un coin affaissée, 12
75 Comme elle médita sur son sort anormal ! 12
Ses pauvres seins gonflés de lait lui faisaient mal. 12
Et là-bas, son enfant, éveillé dans sa couche, 12
Réclamait à grands cris et cherchait de la bouche 12
Ce giron où l'on boit la vie avec le lait, 12
80 Premier asile humain duquel on l'exilait. 12
C'est ainsi qu'elle dut passer la nuit entière, 12
Tout en larmes, mettant la tête à la portière 12
Et buvant à longs traits l'air glacé du ciel noir, 12
Un peu pour se cacher, beaucoup pour ne pas voir, 12
85 En face d'elle assis, plein de vin et de vice, 12
Un groupe de soldats revenant du service 12
Et qui, par sa présence honnête mis en train, 12
Vociféraient en chœur un immonde refrain : 12
Le tout puant le cuir, le rhum et le cigare. 12
90 A Paris, un laquais l'attendait à la gare. 12
— Un coupé qu'emportait un cheval très fringant 12
La conduisit devant un perron élégant 12
Où les autres laquais dirent : « C'est la nourrice. » 12
Dans une chambre mauve, adorable caprice 12
95 De blonde, elle aperçut un berceau près d'un lit ; 12
Et devant cet heureux spectacle elle pâlit. 12
En voyant cette jeune et jolie accouchée, 12
Blanche, et sur le berceau de dentelle penchée, 12
Devant ce doux sommeil d'enfant s'extasier, 12
100 Elle crut voir le sien dans son berceau d'osier, 12
Pleurant auprès du lit d'un père sans vergogne 12
Qui n'entend pas et dort son lourd sommeil d'ivrogne. 12
Elle prit le petit, qui but avidement. 12
La mère souriait. — Le père, en ce moment, 12
105 Survint et fit la moue en sentant l'atmosphère 12
De la chambre. — Il sortait… pour cette grosse affaire ! 12
Des dossiers sous le bras, en noir, un air subtil. 12
« Ah ! voici cette femme. Elle est fort bien, dit-il. 12
Mariée ? — Il paraît. — Et son pays ? — Normande, 12
110 Près de Caen. — Permettez, chère, cette demande : 12
Le docteur n'est-il pas pour celles du Midi ? 12
— Croyez-vous ? » Puis, riant de son rire étourdi, 12
La mère dit : « Pour peu que cela vous convienne, 12
Elle est brune, je vais la mettre en Arlésienne. 12
115 Le costume est joli ; puis c'est la mode au Bois. » 12
Le père eut un léger sarcasme dans la voix, 12
Et, s'en allant : « Fort bien. Amusez-vous, ma chère. » 12
Comme elle sentait bien qu'elle était étrangère 12
Et qu'elle allait souffrir dans ce monde nouveau ! 12
120 Son nourrisson n'était ni bien portant ni beau. 12
C'était un pâle enfant, pauvre vie éphémère ! 12
Pauvre front condamné ! C'est au bal que sa mère, 12
Dans une valse, avait reconnu son état. 12
Dépitée, il fallut bien qu'elle s'arrêtât, 12
125 En songeant : « Quel ennui, huit longs mois de sagesse ! » 12
Et quand vint le moment d'avouer sa grossesse, 12
L'homme — la Bourse avait baissé probablement — 12
Ne trouva tout d'abord qu'un mot suspect : « Vraiment ! » 12
Mais, rempli d'à-propos, comme un joueur qui triche, 12
130 Il s'attendrit bientôt, sa femme étant très riche. 12
III
Or la nourrice, ayant sans cesse l'embarras 12
De l'enfant qui criait faiblement dans ses bras 12
Et lui mordait le sein de ses lèvres avides, 12
Errait seule parmi les appartements vides, 12
135 Et, rustique au milieu du luxe des salons, 12
Comptait les jours d'exil qui lui semblaient si longs. 12
Triste foyer ! La mère était toujours en course, 12
Le père était au cercle, au Palais, à la Bourse ; 12
Et, quant à leur enfant, ils ne le voyaient pas, 12
140 Sauf quelquefois, le soir, à l'heure des repas, 12
Où le chef de maison, par pure bonté d'âme, 12
S'écriait : « Votre fils est fort joli, madame ! » 12
Puis, époux plein d'égards et sachant ce qu'il doit, 12
Il riait au petit et lui donnait son doigt. 12
145 Mais Madame bâillait, n'étant pas satisfaite 12
D'une robe apportée alors pour quelque fête, 12
Et, jugeant qu'on avait assez de l'avorton, 12
Disait : « Il se fait tard. Allez coucher Gaston. » 12
Qu'importaient cependant à la pauvre nourrice 12
150 L'abandon désolant, la maison corruptrice, 12
Ce faible enfant malade et refusant son lait, 12
Les habits d'opéra-comique qu'il fallait, 12
Par les jours de soleil, montrer aux Tuileries, 12
Les repas à l'office et les plaisanteries 12
155 De la femme de chambre et des valets railleurs ? 12
Pauvre mère ! son âme était toujours ailleurs ; 12
Toujours elle suivait — hélas ! par la pensée — 12
Sa lettre, la dernière au pays adressée, 12
La réponse si lente et venant de si loin ; 12
160 Et puis elle courait chez l'écrivain du coin 12
Dont l'enseigne, chef-d'œuvre affreux de calligraphe, 12
Présente un Béranger tracé d'un seul paraphe. 12
Enfin on répondait : « L'enfant se porte bien ; 12
Il profite, il grandit, il ne manque de rien. 12
165 Mais il faut de l'argent. L'huissier gronde et réclame. » 12
Elle baisait la lettre, et, le bonheur dans l'âme, 12
A l'époux qui mentait — dévouement incompris — 12
De son dur esclavage elle envoyait le prix. 12
IV
L'hiver revint, joyeux : grands dîners, bals, théâtres. 12
170 Le nourrisson avait des toux opiniâtres. 12
Et sous son front ridé brillaient ses yeux trop grands ; 12
Bref, le pauvre chétif, un soir que ses parents 12
Étaient allés bâiller à quelque opéra bouffe, 12
Eut un de ces accès trop longs dont on étouffe ; 12
175 Sa nourrice le vit expirer sur son sein ; 12
Puis la mère en rentrant trouva le médecin 12
Penché sur le petit cadavre déjà roide, 12
Et, confuse, ayant peur de paraître trop froide, 12
Fit, pour pleurer beaucoup, des efforts inouïs. 12
180 Congédiée alors avec quelques louis 12
Et l'esprit inquiet de cette mort subite, 12
La nourrice voulut revenir au plus vite 12
Au fils qu'elle pouvait allaiter aujourd'hui, 12
A l'enfant campagnard, qui se portait bien, lui ! 12
185 Oh ! le voyage heureux que l'Espérance abrège ! 12
Que lui font le ciel gris, les champs vêtus de neige. 12
Et, là-bas, les bois noirs où volent les corbeaux ? 12
Tout, les arbres, les champs, le ciel, lui semblent beaux» 12
Le pays est plus près, le lieu d'exil recule. 12
190 Dans un instant, sur la rougeur du crépuscule. 12
Ses yeux mouillés de pleurs verront se détacher 12
La silhouette mince et noire du clocher. 12
C'est le terme à présent de sa longue souffrance. 12
Elle va voir son fils ! — Enfin, ô délivrance ! 12
195 Le train s'arrête avec ses rudes chocs de fer. 12
Mais pourquoi donc est-il si froid, ce soir d'hiver ? 12
Pourquoi le vent du Nord gémit-il dans les branches ? 12
Pourquoi donc les fossés des mornes routes blanches. 12
Noirs et béants, sont-ils pleins d'une horreur sans nom 12
200 Pourquoi toutes ces voix qui semblent dire : Non, 12
Parmi ces tourbillons siffleurs de feuilles mortes ? 12
Pourquoi ces hurlements de gros chiens sous les portes ? 12
Pourquoi ce cher pays, aimé de tant d'amour, 12
Fait-il donc cet accueil hostile à ce retour ? 12
205 La voilà cependant au bout de son voyage. 12
La nuit tombe. Tout est désert dans le village. 12
L'église au vieux portail dans la brume apparaît ; 12
Et près de là, voici le houx du cabaret 12
D'où sort, vibrante et claire, une chanson bachique. 12
210 — Soudain la voyageuse a fait halte, tragique, 12
Bouche béante et comme allant pousser un cri. 12
Car cette voix, c'est bien celle de son mari ; 12
Cette ombre profilée en noir sur les fenêtres, 12
C'est la sienne. Il avait donc menti dans ses lettres ; 12
215 Il est toujours le même ; elle avait bien raison ; 12
Il boit, et le petit est seul à la maison. 12
Le cerveau traversé d'une affreuse lumière, 12
Éperdue, elle court en hâte à sa chaumière. 12
La porte est entr'ouverte, elle entre. — Qu'il fait noir ! 12
220 Du feu ! bien vite. — Et la malheureuse put voir, 12
Dans la chambre à présent sordide et démeublée, 12
Le reste du repas de l'ivresse attablée, 12
Le jambon qu'il mangea, la bouteille qu'il but, 12
Et, dans l'ombre, parmi les choses de rebut, 12
225 Sale, brisé, couvert de toiles d'araignée, 12
— Objet horrible aux yeux d'une mère indignée 12
Et qu'on avait jeté dans ce coin sans remord, — 12
L'humble berceau d'osier du petit enfant mort. 12
Elle tomba. C'était la fin du sacrifice. 12
V
230 Et depuis lors, on voit, à Caen, dans un hospice, 12
Tenant fixes sur vous ses yeux secs et brûlants. 12
Une femme encor jeune avec des cheveux blancs, 12
Qui cherche de la main sa mamelle livide 12
Et balance toujours du pied un berceau vide. 12
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