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COP_2/COP34
François COPPÉE
POÈMES MODERNES
1867-1869
Angélus
I
Tapi dans les rochers qui regardent la plage, 12
Au pied de la falaise est le petit village. 12
Sur les vagues ses toits ont l'air de se pencher, 12
Et ses mâts de bateaux entourent son clocher. 12
5 C'est en mai. — L'Océan, dans ces belles journées, 12
A l'azur tiède et clair des méditerranées. 12
Il chante, et le soleil rend plus brillante encor 12
Son écume glissant le long des sables d'or. 12
L'odeur du flot se mêle aux parfums de la terre 12
10 Et, là-bas, le petit jardin du presbytère, 12
A mi-côte, est rempli de fleurs et de rayons. 12
Blond, rieur et chassant aux premiers papillons, 12
Un bel enfant y joue et va, sur la pelouse, 12
Du vieux prêtre en soutane au vieux bonhomme en blouse 12
15 Qui sont là, l'un disant ses prières tout bas, 12
L'autre arrosant des fleurs qu'il ne regarde pas, 12
Car pour mieux voir l'enfant, qui court dans la lumière, 12
L'un néglige ses fleurs et l'autre sa prière ; 12
Et tous les deux se font des sourires joyeux. 12
20 Le prêtre est le curé de l'endroit ; l'autre vieux 12
En est le fossoyeur. Le premier dans sa cure 12
Mène depuis vingt ans sa douce vie obscure. 12
Ce juste a fait le bien, ainsi qu'il l'a prêché, 12
Et se laisse appeler bonhomme à l'évêché, 12
25 Sans s'étonner et sans que son zèle en décroisse. 12
Comme le cimetière est près de la paroisse, 12
Qu'il est bien seul, qu'il aime à deviser un peu 12
En se chauffant les pieds, le soir, au coin du feu, 12
Et comme il n'entend rien aux choses maritimes, 12
30 Le fossoyeur et lui sont devenus intimes. 12
Car c'est, à la campagne, un causeur assuré 12
Qu'un soldat vétéran auprès d'un vieux curé. 12
Celui-là, revenu dès longtemps au village, 12
Invalide vaincu par la guerre et par l'âge, 12
35 Trop vieux pour devenir laboureur ou marin, 12
Est fossoyeur, et chante, aux grands jours, au lutrin. 12
Or, c'est un compagnon agréable au vieux prêtre, 12
Disant trop longuement ses batailles, peut-être, 12
Mais résigné, naïf, n'engendrant point l'ennui, 12
40 Et que le curé sait doux et bon comme lui. 12
Tous deux s'aiment. Et quant au bel enfant qui joue, 12
Le ciel dans le regard, l'aurore sur la joue, 12
Et pour lequel ils ont ce sourire attendri, 12
C'est Angélus, l'enfant trouvé, leur fils chéri. 12
45 Ces cheveux blonds au vent sont la dernière flamme 12
Qui se reflète encore au miroir de leur âme ; 12
Et, parmi les bleuets et les coquelicots, 12
Ce bon rire aux éclats vibrants et musicaux 12
Leur fait une vieillesse encore ensoleillée. 12
50 Car naguère ils étaient bien seuls, et la veillée 12
Leur semblait longue. Assis près de l'âtre et rêvant, 12
Tandis qu'ils écoutaient les longs sanglots du vent 12
Et la mer se brisant aux rochers des presqu'îles, 12
Un nuage passait sur leurs âmes tranquilles. 12
55 La causerie avec le foyer s'éteignait. 12
Le vieux prêtre fermait son livre, et se signait 12
Comme contre un désir coupable et qu'on repousse ; 12
Le vétéran vidait sa pipe sur son pouce ; 12
Et tous deux se taisaient, songeant qu'ils étaient seuls 12
60 Et que tous ces vieux morts, cousus dans leurs linceuls, 12
Qui venaient réclamer de l'un une prière 12
Et de l'autre un trou noir au fond du cimetière, 12
Avaient du moins autour de leur pauvre cercueil 12
Des femmes qui pleuraient et des enfants en deuil ; 12
65 Que ces gens se faisaient répéter la promesse 12
Que l'on n'oublierait rien, ni les fleurs, ni la messe : 12
Et qu'eux, lorsqu'ils seraient à jamais endormis 12
Sous terre, ils n'auraient point de parents ni d'amis 12
Pour arracher l'ortie et la ronce mauvaise 12
70 Frissonnant sur leur tombe au vent de la falaise. 12
Un soir le fossoyeur, d'un ton mal assuré 12
Et les deux mains au feu, dit :
« Monsieur le curé,
Puisque vous savez tout, vous devriez me dire 12
Ce qui fait qu'aujourd'hui nous ne pouvons pas rire ; 12
75 Cependant, sans avoir besoin d'être indulgents, 12
Nous pouvons nous donner comme deux braves gens. 12
Je ne sais rien, c'est vrai ; que le bon Dieu m'assiste ! 12
Mais pourquoi notre cœur, étant pur, est-il triste ? » 12
— C'est vrai, » dit le curé.
Puis, après un moment
80 De silence, il reprit ; bas et timidement : 12
« Oui, nous avons rendu, malgré la chair fragile, 12
A César comme à Dieu ce que veut l'Évangile, 12
Et nous n'avons ni l'un ni l'autre fait le mal. 12
Nos cœurs sont innocents comme au jour baptismal ; 12
85 Rien ne les assombrit et rien ne les déprave, 12
Le mien étant pieux et le vôtre étant brave. 12
Priant pour les vivants et prenant soin des morts, 12
Nous vieillissons ici, calmes et sans remords. 12
Et pourtant notre vie est triste !
— Au point, dit l'autre,
90 Que vous, monsieur l'abbé, vous, plus saint qu'un apôtre, 12
Je vous ai vu jeter, dans vos jours de souci, 12
Un regard envieux aux plus pauvres d'ici. 12
— Le pêcheur, dit le prêtre, heureux parmi les hommes, 12
N'a pas du laboureur les ennuis économes ; 12
95 Il a la mer ; il a sa plage de galets 12
Pour prendre du varech et sécher ses filets ; 12
Et, si les flancs épais de sa barque normande 12
Regorgent de saumon, de congre ou de limande, 12
Oublieux du péril auquel il s'exposa, 12
100 Il revient tout joyeux à son feu de colza, 12
Sans penser que demain il faut qu'il recommence 12
Sa bataille éternelle avec la mer immense, 12
Et pose à son retour des baisers triomphants 12
Sur les fronts inégaux de ses petits enfants. 12
105 Un enfant ! C'est cela qui nous manque peut-être. 12
Nous n'avons pas d'enfant, hélas !
Et le vieux prêtre
Reprit, en tisonnant tout doucement son feu : 12
« Tous les moyens sont doux, ami, de plaire à Dieu. 12
Il est doux d'obéir, d'être humble et d'être chaste ; 12
110 Mais notre cœur humain est-il donc si peu vaste, 12
Que la patrie et Dieu, dans ce cœur enfermés, 12
N'y puissent laisser place à des êtres aimés ? 12
Pourtant Dieu, c'est l'amour, lisait bien que nous sommes 12
Aimants ; et puis c'est grand, cela : faire des hommes. 12
115 Vivre au milieu de fils chrétiens, c'est aussi beau 12
Que servir un autel ou défendre un drapeau. 12
Ce doit être un devoir bien plus lourd qu'on ne pense, 12
Oui, mais qui porte en lui sa chère récompense. 12
Nous n'avons pas d'enfant, voilà !
— Certainement,
120 Dit l'autre. Quand j'étais encore au régiment, 12
Et quand, les pieds meurtris aux cailloux des montagnes, 12
Je m'en allais coucher chez les gens des campagnes, 12
Qui m'accueillaient fort mal et n'avaient d'autre soin 12
Pour moi que de passer leur fourche dans le foin, 12
125 Parfois, en attendant qu'on fît de la lumière, 12
J'ai vu de beaux enfants jouer dans la chaumière, 12
Et je leur ai souri. Mais il fallait passer 12
Sans leur dire un seul mot et sans les embrasser, 12
Et s'en aller dormir sur son sac, dans la grange. 12
130 Mais ces fois-là j'étais plus las, et, c'est étrange, 12
Je repartais le cœur plus sombre. »
Et, soupirant,
Ils restèrent au coin de leur foyer mourant, 12
Sans entendre, du fond de leur pénible rêve, 12
Se lamenter au loin l'Océan sur la grève. 12
II
135 Si le son de la cloche est triste, il l'est bien plus 12
L'hiver, quand vient la nuit et quand c'est l'argelus 12
Qui sonne lourdement au clocher du village, 12
Rythmé par les sanglots de la mer sur la plage. 12
Dans les cœurs son écho lugubre retentit : 12
140 Celle qui reste songe à celui qui partit 12
Sur sa barque parmi la brume et la tempête, 12
Et se demande, auprès du rouet qui s'arrête, 12
Si là-bas, dans les flots, son homme, le marin, 12
A comme elle entendu les coups du grave airain, 12
145 Et si, malgré la lame affreuse qui grommelle, 12
Il s'est bien souvenu de se signer comme elle. 12
Ayant sonné la cloche et dit les oraisons, 12
Les deux vieillards allaient regagner leurs maisons 12
Et se disaient adieu sur le seuil de l'église, 12
150 Quand ils virent, gisant sur une pierre grise, 12
Quelque chose de blanc qu'on avait laissé là ; 12
Et, s'étant approchés tous deux, il leur sembla 12
Que cela remuait vaguement. Le vieux prêtre, 12
Inquiet, se pencha vite et put reconnaître 12
155 Que c'était un pauvre être à peine emmailloté, 12
Un enfant qu'une mère horrible avait jeté, 12
Profitant du sommeil confiant de l'enfance, 12
En passant, dans ce coin, presque nu, sans défense, 12
Comme un voyageur las jette au loin son fardeau. 12
160 «Hélas ! dit le curé, qui des mains du bedeau 12
Prend le pauvre petit, notre raison humaine 12
Est folle en voulant fuir la route où Dieu la mène. 12
Vous avez vu par nous vos desseins outragés, 12
Dieu très juste, et voici comment vous vous vengez. 12
165 L'autre soir, nous sentions dans nos âmes farouches 12
Fermenter les désirs coupables, et nos bouches 12
Ont prononcé tout bas des propos envieux. 12
;lais vous vous êtes dit : « Ces deux hommes sont vieux : 12
«Leur voyage fut long ; ils sont las de leur course ; 12
170 «Ils ont besoin d'un peu d'ombre et de quelque source ; 12
«Ce sont de vrais chrétiens, ce sont de bons amis ; 12
«Il faut leur pardonner. » Et vous avez permis 12
Que notre foi n'eût plus même ce seul obstacle. 12
Merci ! Que cet enfant, donné par un miracle, 12
175 Bonheur que nos vieux jours n'auraient jamais rêvé, 12
Porte le nom de l'heure où nous l'avons trouvé : 12
Qu'il s'appelle Angélus ! c'est un nom de prière. 12
Mon Angélus, je vous baptise au nom du Père, 12
Du Fils et de l'Esprit !
Amen ! » dit le soldat.
180 Et, de peur que le vent de mer n'incommodât 12
Davantage l'enfant tout transi sur les pierres 12
Et qui ne rouvrait pas encore ses paupières, 12
En prenant à travers un terrain labouré 12
Ils rentrèrent en hâte au logis du curé. 12
185 Là, pour faire du feu, le soldat s'agenouille ; 12
De son vieux manteau noir le curé se dépouille 12
Et reste ainsi, portant le petit sur les bras, 12
Et tout semblable, dans son naïf embarras, 12
Au saint Vincent de Paul des naïves images. 12
190 Jadis un autre enfant, celui vers qui les mages, 12
Écoutant dans le ciel un mystique concert 12
Et suivant une étoile à travers le désert, 12
Vinrent pour présenter l'or, l'encens et la myrrhe, 12
L'enfant divin, l'enfant Jésus qu'encore admire 12
195 Le monde qui pourtant a brisé tous ses dieux, 12
L'enfant de Bethléem parut moins radieux, 12
Dans sa crèche adorable, aux pèlerins augustes, 12
Que cet enfant trouvé ne parut à ces justes, 12
Lorsque sur le lit blanc et pur comme un berceau 12
200 Ils l'eurent déposé dans son sommeil d'oiseau, 12
Et que sous le profond rideau qui se soulève 12
Ils le virent tous deux continuer son rêve. 12
« Oui-da ! dit le soldat qui tenait le rideau, 12
Le bon Dieu nous a fait un bien joli cadeau. 12
205 Nous voulions un enfant, c'est comme dans un conte, 12
Le voilà. Nous allons l'élever et, j'y compte, 12
Plus tard en faire un gars robuste et bien portant. 12
C'est entendu, monsieur le curé. Mais pourtant 12
Il faut aussi songer à ce qui va s'ensuivre. 12
210 Vous êtes, vous, d'abord, éduqué comme un livre : 12
L'enfant saura de vous tout ce qu'il faut savoir. 12
Moi, pour les menus soins, je me flatte d'avoir 12
La chose d'employer le fil et les aiguilles. 12
Mais, voilà : nous avons vécu loin des familles, 12
215 Loin des berceaux ; jamais on ne nous révéla 12
Comme on s'y prend avec ces petits êtres-là. 12
Leur parler, vous savez le langage des anges, 12
Ce n'est rien. Mais ôter et remettre leurs langes, 12
Les nourrir comme il faut et leur dire ces chants 12
220 Qui les font s'endormir alors qu'ils sont méchants, 12
Les soigner, eux toujours malades et débiles, 12
A cela, voyez-vous ! nous serons malhabiles. 12
Qu'y faire ? Une servante ?… Eh ! nous ne pourrions pas 12
La payer. Faites-vous toujours vos deux repas ? 12
225 Pour nous, les serviteurs sont des gens trop avides. 12
Et tous vos pauvres, qui s'en iraient les mains vides ! 12
Puis, quel autre aussi bien que nous en aurait soin ? 12
— Comment, une servante ! il n'en est pas besoin, 12
Dit le vieux prêtre avec son bon regard sincère. 12
230 Nous saurons bien ce qui lui sera nécessaire. 12
Nous désirions un fils, Dieu nous l'envoie : ainsi, 12
Ce n'est pas, à coup sûr, pour qu'il sorte d'ici. 12
En lui donnant d'abord toute notre tendresse, 12
Nous ne commettrons pas de grave maladresse. 12
235 Nous sommes, il est vrai, très pauvres ; mais enfin 12
Notre enfant ne mourra ni de froid ni de faim : 12
J'ai de beau linge blanc tout plein ma vieille armoire, 12
Et je pourrais encor vous remettre en mémoire, 12
Mon cuisinier d'un jour, que, quand vient Monseigneur, 12
240 Notre hospitalité nous fait assez d'honneur, 12
En ajoutant tout bas que pour Son Éminence 12
Un jour passé chez moi n'est pas jour d'abstinence. 12
— Vos poulets ? votre vin ? pour qui ? pour ce petit ? 12
Mais à son âge on n'a pas si bon appétit 12
245 Qu'un archevêque ; et c'est bien plus tard qu'on les sèvre. 12
— Eh bien, en attendant, nous aurons une chèvre… 12
Et puis je vous défends de rire du clergé. 12
— Bien, ne vous fâchez pas, la bonne a son congé. 12
C'est dit. L'enfant aura d'abord quelque surprise 12
250 De votre robe noire et de ma barbe grise ; 12
Mais nous lui sourirons ; puis, nous n'y pouvons rien. 12
Vous, monsieur le curé, pour sûr, vous saurez bien 12
Ce qu'il lui faut, vous qui savez soigner les âmes ; 12
Les vieux prêtres, mais c'est aussi doux que les femmes ! 12
255 Et vous avez les mains blanches comme les leurs. 12
Moi, j'aimerai l'enfant comme j'aime mes fleurs, 12
Et nous pourrons mener jusqu'au bout ce caprice, 12
D'apprendre le métier de mère et de nourrice. » 12
Et pendant ce temps-là le pauvre enfant trouvé, 12
260 Sur l'oreiller moelleux, comme sur le pavé, 12
Dormait toujours, charmant d'abandon et de grâce. 12
Les deux vieillards baisaient sa petite main grasse, 12
Et puis la reposaient doucement sur le lit. 12
Comme on penche le front sur un livre qu'on lit, 12
265 Ils se tinrent longtemps inclinés sur sa couche, 12
Retenant leur haleine et le doigt sur la bouche. 12
Puis, par un enfantin regard persuadant 12
L'autre qui lui faisait signe d'être prudent, 12
Et comme n'y pouvant résister, le vieux prêtre, 12
270 Au risque d'éveiller le charmant petit être, 12
Silencieusement le baisa sur le front. 12
Angélus ébaucha de son bras rose et rond 12
Ce geste vague et mou du réveil qui s'approche, 12
Tandis que, s'adressant en secret un reproche, 12
275 Vite se reculait le vieil audacieux, 12
Au fond très satisfait de voir s'ouvrir les yeux 12
De l'enfant, comme afin d'orienter ses voiles 12
Le marin est heureux du lever des étoiles. 12
L'enfant, qui s'éveilla doucement, leur sourit. 12
280 Alors, courbant le front, le bon curé le prit 12
Dans ses mains, que rendaient fébriles son grand âge, 12
Mais que la peur faisait trembler bien davantage ; 12
Et, se sentant le cœur plus inquiet encor 12
Que le jour où, vêtu de la chasuble d'or, 12
285 Et selon la promesse aux chrétiens garantie, 12
Pour la première fois il consacra l'hostie, 12
Il vint s'asseoir auprès du feu qui pétillait ; 12
Et, cependant qu'avec lenteur il dépouillait 12
L'enfant de ses haillons liés par des ficelles, 12
290 S'étonnant de ne pas lui découvrir des ailes, 12
Le fossoyeur, avec un air tout réjoui, 12
Se tenait immobile et debout devant lui, 12
L'encourageant des yeux et le regardant faire. 12
Et cette heure leur fut exquise. L'atmosphère 12
295 Était intime. A peine entendait-on le bruit 12
Du vent et de la mer qui pleuraient dans la nuit. 12
Le colza sec brûlait, clair, dans la cheminée ; 12
Toute la vieille chambre était illuminée. 12
La bouilloire chantait gaîment devant le feu 12
300 En laissant échapper son mince filet bleu ; 12
Et le petit enfant, frêle espérance d'âme, 12
Content de se sentir tout nu devant la flamme, 12
Sur les genoux des deux vieillards extasiés 12
Serrait ses petits poings, frottait ses petits pieds 12
305 Et murmurait, le front ballant et l'œil atone, 12
Son doux vagissement heureux et monotone. 12
III
Comme le presbytère est joyeux maintenant ! 12
Bien qu'au bord de la mer il soit moins rayonnant, 12
Le printemps, qui sourit parmi les giboulées, 12
310 Éclaire le gazon frileux dans les allées, 12
Réchauffe le vieux seuil, le cep en espalier, 12
Et vient mourir au bas du gothique escalier. 12
Le jardin rajeunit, rempli de pousses vertes. 12
L'éclat de rire sort des fenêtres ouvertes. 12
315 La brique a le ton rose et charmant d'un décor, 12
Et le chaume brillant pétille comme l'or. 12
Ah ! si le jardin sombre et les vieux murs moroses 12
Se sont transfigurés si vite, si les roses 12
Ont si vite chassé l'ortie et le chardon, 12
320 Si la tendre espérance et l'aimable pardon 12
De floréal ont pris ce coin noir pour leurs fêtes, 12
Si plus pures et plus exquises se sont faites 12
Pour ce lieu les senteurs premières des lilas, 12
Si ce miracle advint, c'est que tu t'y mêlas, 12
325 C'est que tu l'accomplis sans le savoir, Enfance ! 12
C'est qu'une sympathique et douce connivence 12
S'installe entre ta grâce et la grâce d'avril ; 12
C'est qu'un enchaînement adorable et subtil 12
Comme lui t'embellit de charme et de surprise, 12
330 Fait ton rire semblable aux chansons de sa brise 12
Et l'or pâle de ta chevelure pareil 12
Aux rayons étonnés de son jeune soleil ! 12
Car de longs mois, depuis cette nuit de novembre 12
Où près des deux vieillards et dans la vieille chambre, 12
335 Confiant, protégé par leur regard ami, 12
Pour la première fois l'enfant avait dormi, 12
De bien longs mois, de bien doux mois, toute une année 12
D'extase stupéfaite et de joie étonnée 12
Avait passé, bien chère et trop courte pour eux. 12
340 Et dès le lendemain de ce jour bienheureux 12
Ils avaient entrepris leur délicat ouvrage. 12
D'abord ils avaient craint les dangers du sevrage ; 12
Mais tout semblait venir en aide à leur dessein. 12
Rejeton du malheur, né sur un maigre sein 12
345 Avare de son lait comme de sa tendresse, 12
Angélus, élevé sans soin et sans caresse, 12
N'étant pas mort, hélas ! s'était vite endurci, 12
Car la misère tue ou rend robuste. Aussi, 12
Plus fort que ne le sont les bambins de cet âge, 12
350 Il supportait déjà la soupe et le laitage. 12
Ensuite, autre souci, cet enfant inconnu 12
Avait été trouvé par eux à peu près nu 12
Il fallait le vêtir au plus tôt, faire emplette 12
De toile, lui fournir sa layette complète, 12
355 Payer quelque ouvrière enfin ; et justement 12
Le curé n'était pas bien riche en ce moment ; 12
Ses pauvres de la veille avaient vidé ses poches. 12
Et le voilà déjà s'accablant de reproches 12
Et se disant tout haut, d'un air très irrité, 12
360 Qu'il était imprudent et que la charité 12
Comme cela, c'était une chose coupable. 12
Mais le soldat, fronçant le nez d'un air capable, 12
Prit les deux meilleurs draps dans l'armoire en noyer, 12
Et, s'armant de ciseaux, il se mit à tailler 12
365 Des ronds et des carrés dans le vieux linge jaune. 12
Parfois il devenait rêveur, prenait une aune, 12
Se trompait, puis jetait ses ciseaux, plein d'effroi, 12
Comme un tailleur gâtant le bleu manteau d'un roi. 12
Le bon prêtre, ignorant comme une vieille fille 12
370 Et stupéfait, le vit enfiler son aiguille, 12
Coudre longtemps, soufflant très fort à chaque point, 12
Puis enfin, d'un air grave, essayer sur son poing 12
Un tout petit bonnet d'enfant du premier âge. 12
Ce n'était pas parfait ; mais, sans perdre courage, 12
375 Le bonhomme, étouffant quelquefois un juron, 12
Vite en tailla plusieurs sur le même patron. 12
Sans doute il essuyait bien souvent ses lunettes, 12
Les coutures n'étaient ni droites ni bien nettes, 12
Mais le vieil apprenti des choses du berceau, 12
380 Le soir, eut terminé tout le petit trousseau. 12
Pour eux ce fut alors une douce existence : 12
Ces hommes maladroits, mais remplis de constance, 12
Tâchaient de deviner, enchantés et surpris, 12
Ces mille petits soins qu'ils n'avaient pas appris, 12
385 Intuition du cœur, science maternelle, 12
Qu'avec l'enfant conçu la femme porte en elle. 12
Certes, ce ne fut pas d'abord sans embarras. 12
Lorsque Angélus pleurait en leur tendant les bras, 12
Souvent ils ne savaient que faire ni que dire. 12
390 Que lui fallait-il donc ? Un baiser ? un sourire ? 12
On les lui prodiguait. Que voulait-il enfin ? 12
Souffrait-il ? avait-il sommeil ? avait-il faim ? 12
Et puis, comme toujours un esprit qui travaille 12
Découvre, ils découvraient ; et de chaque trouvaille, 12
395 De chaque invention de leur ardent amour, 12
Ils se sentaient le cœur heureux pour tout un jour ; 12
Et le bonheur est fait de ces riens éphémères. 12
Ils allaient à tâtons, consultaient les commères 12
Du village, et prenaient des conseils très prudents 12
400 Pour l'âge où le petit devrait faire ses dents. 12
O candeur ! ils avaient des fiertés de nourrices, 12
Et quand l'enfant dormait tout nu, montrant ses cuisses 12
Où le sang rose et pur venait à fleur de peau, 12
Les yeux brillants de joie, ils disaient : « Qu'il est beau ! » 12
405 Angélus grandissait, et, sur ces entrefaites, 12
Un beau jour il voulut marcher. Nouvelles fêtes ! 12
Ces vieux, avec leurs dos voûtés et leurs pas lents, 12
Semblaient faits pour guider les efforts chancelants 12
De ce petit garçon, leur fils et leur élève. 12
410 Chaque soir, sur le sable humide de la grève 12
Ils le firent marcher, surveillant avec soin 12
Ses progrès, chaque jour allant un peu plus loin, 12
Et, plus tard, chaque jour allant un peu plus vite. 12
L'encourageant par un bon rire qui l'invite, 12
415 Chacun d'eux soutenait un des bras de l'enfant ; 12
Et celui-ci parfois s'arrêtait, triomphant, 12
Après un petit pas qui lui semblait immense, 12
Heureux ainsi qu'on l'est toujours quand on commence ; 12
Et les deux bons vieillards étaient tout égayés 12
420 Lorsque Angélus, ouvrant de grands yeux effrayés, 12
Jetait un léger cri, douce et claire syllabe, 12
Devant la fuite oblique et bizarre d'un crabe, 12
Ou quand il leur fallait, en se baissant un peu, 12
L'aider à ramasser le coquillage bleu 12
425 Ou le petit galet joli comme une perle 12
Que jetait à leurs pieds la vague qui déferle. 12
Et quel triomphe encor quand, s'étant hasardé, 12
Un beau matin l'enfant courut sans être aidé ! 12
Depuis lors il allait en avant, eux derrière. 12
430 Le curé regardait par-dessus son bréviaire, 12
Et l'autre se frottait les mains, l'air tout joyeux. 12
Et quand leur fils courait trop vite, les deux vieux 12
Hâtaient le pas, l'abbé refermait son gros livre, 12
Et tous les deux riaient de ne pouvoir le suivre. 12
435 Toute leur vie était pleine de ce marmot. 12
Après le premier pas, ce fut le premier mot. 12
Chaque jour amenait sa nouvelle surprise. 12
Et comme le bonheur nous égare et nous grise, 12
Le petit Angélus n'avait pas seulement 12
440 Trouvé parmi ses cris ce vague bégaiement, 12
Effort de la pensée éclose qui s'envole 12
Et qui ressemble à peine encore à la parole, 12
Que déjà le curé, plein d'ardeur et rêvant 12
A le faire bientôt devenir très savant, 12
445 Cherchait dans un coin noir de sa bibliothèque 12
Son vieux savoir latin et sa science grecque, 12
Et rouvrait ses bouquins de poussière chargés, 12
Se reprochant de les avoir tant négligés, 12
Et critiquant tout bas la Messe et l'Évangile 12
450 Qui le brouillaient avec la langue de Virgile. 12
Pourtant, sans honte, ainsi qu'un tout jeune garçon, 12
Il se remit à l'œuvre, apprenant sa leçon 12
Tous les jours et vivant sur son dictionnaire, 12
Comme lorsqu'il était au petit séminaire. 12
455 Pour mieux se souvenir, souvent il récitait 12
Du latin à voix haute, et, quand il s'arrêtait 12
Cherchant le mot perdu dans son livre d'étude, 12
Le vétéran disait : Amen ! par habitude. 12
Ils étaient donc heureux tout à fait ; et le soir 12
460 Près du berceau chéri tous deux venaient s'asseoir, 12
Et, le cœur attendri, silencieux, timides, 12
Ils contemplaient l'enfant avec des yeux humides. 12
IV
OR le printemps avait sept fois fleuri ; l'été, 12
Dardant sur les blés mûrs son or diamanté, 12
465 Avait sept fois donné sa moisson, et l'automne 12
Sa vendange, et l'hiver sa neige monotone. 12
Auprès des deux vieillards l'enfant avait grandi, 12
Mais sans prendre cet air libre, vif, étourdi, 12
Ce goût des jeux bruyants et ce doux caquetage 12
470 Qu'on trouve d'ordinaire aux garçons de cet âge : 12
Sa grâce — les enfants sont toujours gracieux — 12
Était comme voilée et craintive ; ses yeux 12
Cachaient une douleur dans leur azur sincère ; 12
Il était pâle et doux comme une fleur de serre ; 12
475 Son sourire était rare et contraint. Souffrait-il ? 12
Peut-être ; mais d'un mal bien lent et bien subtil, 12
Et qui, ne s'exprimant jamais par une plainte, 12
Ne pouvait éveiller l'affectueuse crainte 12
Des deux vieillards naïfs, qui trouvaient justement 12
480 L'enfant, dans sa douceur malade, plus charmant. 12
Pourtant, s'il suffisait, pour que la fleur qui pousse 12
Embaumât le jardin d'une haleine plus douce 12
Et pour que l'enfant prît des forces chaque jour, 12
D'un rayon généreux de soleil et d'amour, 12
485 Angélus, qu'entourait deux fois l'amour d'un père, 12
Aurait dû, tout pareil à la fleur qui prospère, 12
S'épanouir en fraîche et robuste santé. 12
Si le baiser longtemps et souvent répété 12
Faisait éclore seul les roses sur la joue ; 12
490 Si la bonté d'un cœur d'aïeul qui se dévoue, 12
La tendresse tremblante et toujours en éveil, 12
Le front à cheveux blancs penché sur le sommeil, 12
Suffisaient pour servir de garde et de défense 12
A ce fragile espoir qu'on appelle l'enfance, 12
495 Angélus, délivré des langes du berceau, 12
Aurait dû s'élancer, léger comme un oiseau, 12
Par la nature et faire en courant bien des lieues, 12
Fou des insectes d'or et des fleurettes bleues, 12
Heureux, libre, voulant tout sentir, tout saisir, 12
500 Tout connaître, cédant à l'avide désir, 12
Tapageur, les cheveux emmêlés par les branches, 12
Mordant les fruits trop verts de toutes ses dents blanches, 12
Faisant rire avec lui les échos du chemin 12
Et prenant sans effroi des bêtes dans sa main ! 12
505 Mais non ! le jeune fils des deux vieux, au contraire, 12
Par aucun jeu d'enfant ne se laissait distraire. 12
Souvent, ouvrant ses yeux étonnés et chercheurs, 12
Il regardait passer les enfants des pêcheurs, 12
Qui, lorsque revenait la saison douce et belle, 12
510 Allaient au bois voisin, en longue ribambelle, 12
Cueillir des mûres ou chasser les papillons. 12
Il regardait passer ces gaîtés en haillons, 12
Qui couraient les pieds nus et d'aurore coiffées, 12
Et ces blouses, et ces culottes étoffées 12
515 De grands-pères, et ces cheveux blonds sans bonnet, 12
Leur faisait un sourire, et puis s'en revenait, 12
Marchant à petits pas, rêveur et solitaire, 12
Tout seul, dans le jardin calme du presbytère. 12
Quand il voyait l'enfant revenir et s'asseoir, 12
520 Son père le soldat, qui tenait l'arrosoir 12
Ou passait le râteau sur quelque plate-bande, 12
En écoutant au loin chanter la folle bande, 12
Grommelait, de son air affable et belliqueux : 12
« Voyons donc, fainéant, va jouer avec eux. 12
525 Mais l'enfant, sans prêter l'oreille aux cris de fête, 12
Soupirait, secouait négligemment la tête 12
Et s'approchait du vieux pour lui dire : « Pourquoi ? 12
Je m'amuse bien mieux quand je suis avec toi. » 12
Puis Angélus passait bien des heures à lire ; 12
530 Et le savoir n'est pas le père du sourire. 12
Il lisait trop. D'abord ce désir curieux 12
Avait rendu le bon curé tout glorieux : 12
Tel le semeur qui voit prospérer ses semailles. 12
Ce jeune esprit déjà plein d'heureuses trouvailles, 12
535 Ces prompts étonnements, ces vives questions, 12
Au vieux prêtre inspiraient quelques ambitions, 12
Car Angélus avait toujours aimé le livre. 12
A peine avait-il eu jadis besoin de suivre 12
Le doigt ridé qui montre en tremblant l'alphabet. 12
540 Le piège était tentant ; le bonhomme y tombait, 12
Et parfois sa science était tout étonnée 12
Quand l'enfant, sachant plus que la leçon donnée, 12
Avec son éternel « Pourquoi ? » l'embarrassait. 12
Il ne comprenait pas le danger : il laissait 12
545 Angélus absorbé dans ses livres d'estampes, 12
Et n'apercevait pas palpiter à ses tempes 12
Les rêves trop pesants pour ce jeune cerveau 12
Avide avant le temps d'étrange et de nouveau. 12
Et chaque jour, malgré le calme de l'asile 12
550 Où sa vie aurait dû couler, pure et facile, 12
Dans les fleurs en été, près de l'âtre en hiver, 12
Malgré le souffle sain et puissant de la mer 12
Qui caressait son front sans y mettre le hâle, 12
Angélus devenait plus souffrant et plus pâle ; 12
555 Et de ce mal visible à peine, mais profond, 12
Les vieux ne savaient rien, presque contents au fond 12
— Car chez les plus aimants l'égoïsme sommeille — 12
Que cette enfance fût moins fraîche et moins vermeille, 12
Mais plus tendre et toujours présente à leur foyer. 12
560 Tous deux s'étaient hâtés bien vite d'oublier 12
Leurs doutes de jadis. On leur eût fait offense 12
De leur dire à présent ce qu'il faut à l'enfance. 12
Ils croyaient seulement que leur fils n'était pas 12
Un être comme un autre, et se disaient tout bas 12
565 Que leur affection avait fait ce prodige. 12
Ils étaient étonnés de leur œuvre ; et, que dis-je ! 12
De cette ardeur précoce, où déjà s'épuisait 12
Angélus, leur orgueil paternel s'amusait. 12
Hélas ! leur ignorance était seule coupable, 12
570 Non pas leur cœur ; et tout ce dont était capable 12
De soin, de dévoûment et d'amour, en effet, 12
Leur vieillesse naïve et bonne, ils l'avaient fait. 12
Mais malgré tout, malgré leur charité divine, 12
Ils n'avaient pas appris ce qu'il faut qu'on devine ; 12
575 Et leurs cerveaux, trop froids, ne pouvaient plus avoir 12
L'instinct, bien plus puissant encor que le savoir. 12
Car la grande Nature est jalouse : elle exige 12
Qu'on ne s'écarte pas des règles qu'elle inflige, 12
Et ne fait si chétif l'enfant qui naît au jour, 12
580 Que pour qu'il soit aimé d'un plus prudent amour 12
A cause des soucis et des craintes qu'il donne ; 12
Elle veut que cet œil flottant et qui s'étonne 12
Ne puisse supporter l'immense éclat des cieux 12
Sans l'avoir vu d'abord reflété par les yeux 12
585 De la mère, qui veille à côté de la couche ; 12
Elle veut que, cruelle et rude, cette bouche 12
Pour y boire le lait morde à même le sein ; 12
Elle ordonne, dans son immuable dessein, 12
Un travail réciproque à tous ceux qu'elle affame, 12
590 Aux mères pour l'Enfant, aux époux pour la Femme ; 12
Elle ne peut avoir pitié des célibats ; 12
Ni les autels sacrés, ni les nobles combats 12
Ne sauraient un instant plier sa règle austère, 12
Et toujours elle dits « Malheur au solitaire ! » 12
595 Oui, ces deux justes, oui, ces excellents vieillards, 12
Dont tous les battements de cœur, tous les regards 12
Étaient pour cet enfant adorablement triste, 12
Ne voyaient pas, dans leur amour presque égoïste, 12
Que pour cet être, espoir de leur humble maison, 12
600 Leur étreinte était une étouffante prison ; 12
Que sur ce faible front leur sénile tendresse 12
Appuyait trop longtemps la trop lente caresse ; 12
Qu'Angélus en souffrait, et que chaque baiser 12
Venait encore plus l'abattre et l'épuiser ; 12
605 Qu'à son sourire, fleur exquise de sa lèvre, 12
Volaient les papillons obsédants de la fièvre, 12
Et qu'enfant pressentant déjà le séraphin, 12
Sans regret et sans plainte il se mourait enfin. 12
Car Angélus, nature affectueuse et douce, 12
610 Ignorait tout à fait le geste qui repousse. 12
A ces baisers mortels, dont il était brisé, 12
Toujours il présentait son sourire lassé 12
Et se jetait au cou du soldat et du prêtre. 12
On meurt d'être aimé trop comme de ne pas l'être, 12
615 Et c'est un mal divin dont nul ne se défend. 12
Une mère aurait lu dans les yeux de l'enfant 12
La fatale langueur de ce mal qui s'ignore. 12
Elle eût dit : «C'est assez ! » Les vieux disaient : « Encore !» 12
Et par leur faute, et dans leurs bras, et sous leurs yeux, 12
620 Angélus se mourait, martyr délicieux ! 12
O Nature ! c'était pourtant bien peu de chose : 12
Laisser vivre un enfant, laisser croître une rose, 12
Épargner ce dernier supplice à ces deux saints, 12
Cela n'importait pas beaucoup à tes desseins. 12
625 Ne se peut-il donc pas, ô Mère, que tu veuilles 12
Qu'en un an l'arbrisseau pousse deux fois ses feuilles ? 12
Et si, sous le soleil d'automne, et trop hâtifs, 12
Ses rameaux ont donné quelques bourgeons chétifs, 12
Faut-il toujours, faut-il, hélas ! que tu l'accables 12
630 Sous ton hiver et sous tes neiges implacables ? 12
Pourtant c'était l'espoir de l'antique forêt. 12
Ces chênes, dont le cercle auguste l'entourait 12
Et peut-être au printemps jetait sur lui trop d'ombre, 12
Ne pourront-ils, alors que revient le temps sombre, 12
635 Étendre jusqu'à lui leurs grands bras paternels ? 12
Non, tu ne changes rien aux ordres éternels ! 12
Non ! Avril renaîtra sans que l'arbre renaisse, 12
Et, retrouvant encore un effort de jeunesse, 12
Les vieux troncs, tout pourris sous le lierre, verront 12
640 Le feuillage épuisé reverdir à leur front ; 12
Et ces aïeux, dont l'âme altière et résignée 12
Ne craignait même plus les coups de la cognée, 12
En voyant ce trépas qui précède le leur, 12
Les vieux chênes des bois gémiront de douleur ! 12
V
645 Ce soir-là, — c'était vers le milieu de septembre, — 12
Les vieillards et l'enfant avaient gardé la chambre, 12
Angélus se sentant plus malade et plus las. 12
Le prêtre et le soldat, les deux pères, hélas ! 12
Ne pouvaient se douter que la fin fût si proche. 12
650 Ils étaient sans effroi, se sentant sans reproche. 12
« Ce sera, pensaient-ils, un malaise d'un jour. » 12
Et leur bonheur n'était pas troublé, leur amour 12
Les trompant, et l'enfant donnant à sa caresse 12
Toujours plus de fiévreuse et de mièvre tendresse. 12
655 Auprès de la fenêtre, où fraîchissait le soir, 12
Dans son large fauteuil le curé fit asseoir 12
Angélus ; et tous trois devant le clair de lune 12
Écoutèrent mourir les lames sur la dune. 12
Abandonné, fermant ses beaux yeux à demi, 12
660 L'enfant, qui se mourait, paraissait endormi. 12
La sueur sur son front collait ses cheveux d'ange ; 12
Et, d'un geste navrant, mais plein d'un charme étrange, 12
Il cherchait vaguement, comme on cherche un appui, 12
Les mains des deux vieillards, assis auprès de lui. 12
665 Mais ceux-ci ne pouvaient deviner sa souffrance : 12
Leurs cœurs simples étaient toujours pleins d'espérance ; 12
Et, pensant qu'Angélus ne les entendait pas, 12
Avec un bon sourire ils échangeaient tout bas 12
Les décevants projets et les douces chimères, 12
670 Comme auprès des berceaux en évoquent les mères. 12
« Puisque voilà l'enfant près de nous endormi, 12
Disait le prêtre, il faut songer, mon bon ami, 12
Que, pour qu'il soit heureux plus-tard, notre prière 12
Ne suffit pas. Voyons à choisir sa carrière. 12
675 Notre Angélus devient grand garçon, et déjà 12
Sa jeune âme, que Dieu jusqu'ici protégea, 12
Blanc calice, s'entr'ouvre et cherche la lumière. 12
Nous avons bien guidé son enfance première : 12
Il ne sait rien encor de mauvais ni d'amer ; 12
680 Il n'a vu jusqu'ici que le ciel et la mer ; 12
Par la chanson du flux son âme fut bercée, 12
Et l'azur est moins pur que sa fraîche pensée 12
Et que ses sens nouveaux encore appesantis, 12
Car la grande nature est bonne aux tout petits. 12
685 Mais il faut profiter de l'heureuse minute. 12
Nous sommes vieux. Demain, seul, il faudra qu'il lutte ; 12
Et, comme le devoir paternel le prescrit, 12
Nous devons lui donner les armes de l'esprit. 12
Je ne désire pas, moi, qu'il se fasse prêtre. 12
690 Oh ! qu'il soit bon chrétien, que la foi le pénètre, 12
Qu'il aime et qu'il espère enfin, et qu'il soit tel 12
Qu'un lys pur qui fleurit à l'ombre de l'autel ! 12
Mais, si j'en puis juger par sa petite enfance, 12
J'aimerais mieux — que Dieu pardonne mon offense ! 12
695 Que la vocation de grâce lui manquât, 12
Car pour le sacerdoce il est trop délicat. 12
C'est en souffrant qu'il faut que le pasteur travaille 12
Pour ses brebis. Il faut qu'il se lève et qu'il aille 12
Par la nuit, bien avant le petit point du jour, 12
700 Sous la bise, à travers les terres de labour, 12
Emportant dans un coin du manteau le ciboire, 12
Et cherchant, tout au fond de la campagne noire, 12
A découvrir enfin au douteux horizon 12
La lueur qui trahit la funèbre maison 12
705 Où quelque agonisant, quand il arrive à l'heure, 12
Lui montre en blasphémant sa famille qui pleure, 12
Son foyer sans fagot et sa huche sans pain. 12
Puis, avec l'eau bénite et la bière en sapin, 12
Il faut le lendemain qu'il revienne et qu'il donne 12
710 Au mort une prière, aux vivants son aumône, 12
Et, s'il n'a pas d'argent, qu'il en trouve, et qu'il ait 12
Pour ses pauvres toujours du pain bis et du lait. 12
Et, s'il chemine un jour, heureux, lisant son livre, 12
Respirant les sentiers en fleurs, et qu'un homme ivre, 12
715 Qui sort du cabaret et qu'il ne connaît point, 12
L'appelle fainéant en lui montrant le poing, 12
Il faut que sans pâlir il subisse l'insulte. 12
Et puis ce n'est pas tout. Le serviteur du culte 12
A bien d'autres soucis, et l'on ne peut savoir 12
720 Combien grave et combien austère est son devoir, 12
Car la tentation est bien près de la faute. 12
Pourquoi, près de la chaire où l'on parle à voix haute, 12
Ce confessionnal où l'on parle tout bas ? 12
Il faut l'aide de Dieu pour n'y succomber pas. 12
725 Ne nous le prends donc point, Seigneur, pour ton service, 12
Et permets qu'à tel point il ignore le vice 12
Que même pour l'abattre, il y soit étranger ; 12
Car, tu le sais, l'agneau ne peut être berger. 12
— Et maintenant, monsieur le curé, reprit l'autre, 12
730 A mon tour, n'est-ce pas ? car cet enfant est nôtre, 12
Et je suis comme vous le père d'Angélus. 12
Pas de soutane, soit ! pas de sabre non plus. 12
Très souvent le plumet tricolore dérange 12
Les projets. Ces gamins ont un goût fort étrange 12
735 Pour les habits dorés tout partout sur le corps 12
Comme ceux des housards et des tambours-majors. 12
Sachant qu'ils n'aiment pas beaucoup qu'on les chicane, 12
On les laisse d'abord chevaucher sur sa canne 12
Et grimper aux genoux comme on grimpe aux remparts ; 12
740 C'est gentil. Puis un jour ils vous disent : « Je pars. » 12
Et ce jour-là ce sont des hommes pour la tête ; 12
Et l'on reste à pleurer tout seul comme une bête. 12
Et voilà qu'ils s'en vont à la guerre là-bas, 12
Dans des pays affreux d'où l'on ne revient pas. 12
745 Ils meurent, et les vieux les suivent. C'est stupide ! 12
Veillons-y. Le petit m'a l'air d'un intrépide. 12
Quand il se portait mieux, il grimpait aux pruniers 12
Les plus hauts. Le dimanche, il va voir les douaniers, 12
A l'heure où le sergent fait faire la parade. 12
750 Morbleu ! qu'il n'aille pas, le petit camarade, 12
Vouloir être soldat, ou nous nous fâcherons ! 12
— Bien, bien ! dit le curé, nous y réfléchirons. 12
Sans être cardinal ni maréchal de France, 12
Angélus peut encor passer notre espérance. 12
755 L'enfant a tant d'esprit qu'il m'étonne souvent : 12
Ce sera quelque artiste ou bien quelque savant ; 12
Et, quoi qu'il soit d'ailleurs, nous en ferons un juste. 12
Mais avant tout il faut qu'il devienne robuste, 12
Qu'il retrouve son rire et ses fraîches couleurs. 12
760 Mes livres sont mauvais : qu'il coure dans vos fleurs ! 12
Une leçon vaut moins pour lui qu'une culbute 12
A cette heure. Ainsi donc, ajournons la dispute. 12
Tous deux en étaient là de leurs propos joyeux, 12
Lorsque Angélus ouvrit tout doucement les yeux 12
765 Et de cet air malin, si charmant dans l'enfance, 12
Il leur dit :
« C'est fort bien. On arrange d'avance
Ce qu'on fera plus tard de son enfant gâté. 12
Mais je ne dormais pas, et j'ai tout écouté. 12
Savez-vous que c'est mal de disposer des autres ? 12
770 Pourtant n'ayez pas peur, car, sans gêner les vôtres, 12
Je puis vous confier maintenant mes projets. 12
Ils sont très sérieux, vous verrez ! Je songeais 12
Depuis assez longtemps, pères, à vous les dire. 12
Ces livres dans lesquels vous m'apprîtes à lire 12
775 Et ce vaste Océan qui berce mon sommeil 12
Me les ont inspirés et m'ont donné conseil. 12
Je veux être marin sur la mer. Ces volumes, 12
Que j'épelais jadis si mal, puis que nous lûmes 12
Ensemble et qu'aujourd'hui je relis couramment, 12
780 M'ont parlé de pays au ciel toujours clément, 12
Aux arbres toujours verts, pleins d'oiseaux magnifiques, 12
Où l'on allait porté par les flots pacifiques. 12
Je veux partir pour ces pays délicieux. 12
Ce ciel gris m'est fatal. Quand je ferme les yeux, 12
785 Tout prend la couleur d'or du soleil dans mes rêves ; 12
Et les vagues au loin murmurant sur les grèves 12
Me disent— car j'entends des mots dans leurs rumeurs :- 12
« Viens avec nous, et fuis ces climats où tu meurs ! » 12
Pères, ne tentez pas d'arrêter mon courage 12
790 Et ne me parlez pas d'écueils et de naufrage ; 12
Car j'ai lu quelque part, et c'était arrivé, 12
Que toujours un marin, un seul, s'était sauvé 12
A la nage, à cheval sur une vieille planche, 12
Et qu'il voyait bientôt poindre la voile blanche 12
795 D'un navire passant pour lui porter secours. 12
Moi, je serai celui qui se sauve toujours. 12
Si je tarde longtemps, il est bien inutile 12
D'avoir peur. Non. C'est que je serai dans une île 12
Où je m'établirai comme a fait Robinson, 12
800 En attendant qu'il passe un brick à l'horizon. 12
Il arrive toujours, le moment qu'on espère. 12
Alors, je reviendrai. Ce n'est pas vrai, ce père 12
Qui pleure et devient vieux, et dit : « Pauvre petit » 12
De son fils, grand garçon déjà quand il partit. 12
805 Les contes n'ont jamais une fin si fatale. 12
L'enfant revient toujours à la maison natale, 12
Près des vieux. On s'assied en cercle autour du feu, 12
Et, pour les effrayer beaucoup, il ment un peu. 12
Comme les voyageurs de mes belles lectures, 12
810 Je vous raconterai toutes mes aventures. 12
Vous verrez, en ouvrant de grands yeux ébahis, 12
Toutes les mers, tous les peuples, tous les pays 12
Où m'auront promené la voile et la machine. 12
Je vous rapporterai des choses de la Chine. 12
815 Vous verrez le trois-mâts glissant près des îlots 12
Avec son pavillon qui traîne sur les flots, 12
Et le peuple tout nu, très noir et très sauvage, 12
Qui nous suit en tirant des flèches du rivage, 12
Et ce sera charmant, et vous m'embrasserez 12
820 Au beau milieu de mon récit, et vous serez 12
Tout surpris de ma barbe et de mon air si grave. 12
Aux beaux endroits, tout bas, vous direz : « Qu'il est brave ! 12
Vous sourirez, et vous m'embrasserez encor, 12
Et vous jouerez avec mes épaulettes d'or. 12
825 Mais, je le sais, il faut un long apprentissage. 12
Et dès demain je vais bien apprendre, être sage, 12
Lire beaucoup, veiller sous ma lampe l'hiver ; 12
Et puis je m'en irai pour longtemps sur la mer. » 12
Il se tut, souriant à quelque intime joie. 12
830 Et, comme un affamé qui réclame une proie, 12
L'Océan qui montait gronda dans les rochers. 12
Les astres de la nuit furent soudain cachés. 12
L'enfant agonisait ; mais la voix sépulcrale 12
De la lame étouffait le bruit sourd de son râle. 12
835 Alors comme brisé par ce qu'il avait dit, 12
Angélus referma ses beaux yeux et tendit 12
Aux deux amis ses mains plus froides et plus molles. 12
Mais sur ceux-ci déjà les bizarres paroles 12
De l'enfant moribond exerçaient leur pouvoir. 12
840 Sombres, ils regardaient ce ciel devenu noir, 12
Ils écoutaient le bruit plus sinistre des vagues, 12
Et se sentaient venir au cœur ces craintes vagues 12
Qu'on repousse, mais dont l'âme en vain se défend. 12
Sans doute ce n'étaient que des rêves d'enfant, 12
845 Inspirés par un livre ou bien par quelque image, 12
Qu'ils laissent aussitôt sans dire : « C'est dommage ! 12
Et qui durent un jour ou deux pour la plupart. 12
Mais tout cela parlait d'absence, de départ, 12
Avec une éloquence étrange et captivante ; 12
850 Et l'âme des vieillards était dans l'épouvante. 12
Les yeux toujours fermés, le petit Angélus 12
Reprit tout bas :
Venez plus près, je n'y vois plus.
Le ciel et l'Océan sont noirs comme l'ébène. 12
Ce que je vous ai dit vous a fait de la peine 12
855 Tout à l'heure. Il faudra tâcher de l'oublier. 12
Pères, j'ai maintenant un rêve singulier. 12
Est-ce un rêve ? Prenez mes deux mains dans les vôtres. 12
Les astres dans la mer les uns après les autres 12
Sont tous tombés, tombés ! Et dans le ciel en deuil, 12
860 Ainsi qu'un christ d'argent sur le drap d'un cercueil, 12
Il n'en reste plus qu'un. Vous devez le connaître, 12
Celui-là ; car il brille au haut de ma fenêtre, 12
Le soir, et je le vois de mon cher petit lit ; 12
Et c'est le seul qui reste au ciel. Mais il pâlit ! 12
865 Il a l'air aussi d'être attiré par le gouffre. 12
On dirait qu'il s'éteint et l'on dirait qu'il souffre. 12
Regardez ! le voilà qui file, qui s'enfuit !… 12
Il est tombé !… J'ai froid, j'ai peur !… Et c'est la nuit ! » 12
En prononçant ce mot, — c'était le mot suprême ! — 12
870 Le petit Angélus s'affaissa sur lui-même. 12
Sa bouche ouverte et l'orbe éteint de ses grands yeux 12
S'emplirent d'un effroi vague et mystérieux. 12
Les vieillards, égarés et crispant la narine, 12
Virent son front trop lourd tomber sur sa poitrine, 12
875 Et ses petites mains, qu'ils lâchèrent alors, 12
Pesamment et d'un coup glisser contre son corps. 12
Pure, à travers la nuit profonde et solennelle, 12
L'âme de l'enfant mort venait d'ouvrir son aile, 12
Ainsi que d'une salle ouverte à l'air du soir 12
880 S'envole un papillon silencieux et noir. 12
Après un long regard échangé sans rien dire, 12
Un long regard chargé d'horreur et de délire, 12
Les vieillards, abattus par un terrible effort, 12
Tombèrent à genoux devant Angélus mort. 12
885 Ils restèrent ainsi toute la nuit, farouches, 12
Collant les froides mains du cadavre à leurs bouches, 12
Atterrés, leurs sanglots muets les étouffant, 12
N'osant lever les yeux sur le front de l'enfant 12
Qui prenait la blancheur dure et froide des pierres. 12
890 Mais, comme s'il était gravé sous leurs paupières, 12
Ce visage chéri, qu'ils ne voulaient plus voir, 12
Leurs yeux, leurs yeux fermés, toujours sur un fond noir 12
Distinguaient Angélus, penché d'un air débile, 12
Pâle et leur souriant d'un sourire immobile. 12
895 Ah ! cette nuit, tandis qu'ils se désespéraient, 12
Était-ce seulement leur enfant qu'ils pleuraient ? 12
Ne s'accusaient-ils pas, ces deux hommes candides ? 12
Ne maudissaient-ils pas leurs cheveux blancs stupides ? 12
Ne comprenaient-ils pas enfin, les malheureux, 12
900 Que cet être adorable était tué par eux ? 12
Que l'absurde consigne et la vaine prière, 12
Auxquelles ils avaient donné leur vie entière, 12
Avaient fait leur malheur et leur aveuglement ? 12
Que prier seulement, combattre seulement, 12
905 Cela n'est pas assez pour l'homme, et qu'il est lâche 12
Et mauvais de n'avoir ici-bas qu'une tâche ? 12
Qu'il faut que chacun soit amant et père un jour ; 12
Que la loi du devoir est une loi d'amour ; 12
Qu'être seul, cela tue et cela paralyse ; 12
910 Que la famille, c'est la patrie et l'église ; 12
Que l'épée au fourreau doit orner le foyer ; 12
Que les yeux de l'enfant font croire et font prier ; 12
Que si tous deux, le vieux soldat et le vieux prêtre, 12
Ils n'avaient pu sauver ce pauvre petit être, 12
915 A qui pourtant leur cœur entier se dévouait, 12
C'est qu'ils l'avaient aimé comme on aime un jouet ; 12
Que leur expérience était une chimère ; 12
Qu'ils n'étaient que de vieux enfants ; et qu'une mère, 12
Qui, dans l'humble maison d'un pauvre matelot, 12
920 Balaye et lave, et met les légumes au pot, 12
Et ravaude son linge, et file sa quenouille, 12
Et tout à la fois baise, allaite et débarbouille 12
Six marmots qu'elle voit autour d'elle courir, 12
Eût fait vivre l'enfant qu'ils avaient fait mourir ? 12
925 Le matin les surprit aux genoux du cadavre. 12
Et puis ce fut l'histoire ordinaire, et qui navre : 12
Dernier regard qu'on jette au cher enseveli, 12
Dernier baiser qu'on pose au front déjà pâli, 12
Et plus rien ! Mais pour ces vieillards le sort complice 12
930 Rendit plus douloureux et plus long le supplice. 12
Le prêtre — il était prêtre, hélas ! — dut sur le corps 12
De son enfant chanter les prières des morts, 12
Lui jeter l'eau bénite en sanglotant, et boire 12
Ses pleurs qui se mêlaient au vin dans le ciboire. 12
935 Il dut l'accompagner jusqu'au dernier logis, 12
Où le soldat, les yeux par les larmes rougis, 12
Dut sous son vieux sabot pousser la lourde bêche 12
Et couvrir le cercueil de terre toute fraîche. 12
Maintenant ils sont seuls. Tout est déjà rentré 12
940 Dans l'ordre d'autrefois chez le pauvre curé. 12
Assis au feu, chauffant leurs vieilles mains tremblantes, 12
Ils laissent, sans parler, s'enfuir les heures lentes, 12
Ne sachant rien, sinon que leur enfant est mort. 12
Mornes, sans l'accepter, ils subissent le sort. 12
945 Le soldat fait ses trous, le prêtre dit sa messe. 12
Ils vivront peu ; mais dans la suprême promesse 12
C'est à peine s'ils ont encor gardé la foi. 12
On lit dans leurs regards je ne sais quel effroi 12
Quand ils sortent tous deux en grand deuil de l'église, 12
950 Au moment où le soir répand son ombre grise. 12
Et le pêcheur, qui passe et qui les reconnaît, 12
Regarde, tout timide, en ôtant son bonnet, 12
Descendre du parvis les deux vieillards funèbres, 12
Tandis que vibre encore au loin dans les ténèbres, 12
955 Long, triste et solennel comme leur désespoir, 12
Le dernier tintement de l'angélus du soir. 12
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