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Sébastien-Roch-Nicolas de CHAMFORT
ŒUVRES COMPLÈTES
(POÉSIES)
1851
POÉSIES DIVERSES
LE PALAIS DE LA FAVEUR
ALLÉGORIE EN VERS ET EN PROSE
J’aime, vous le savez, les promenades solitaires ; et vous, mon ami, vous aimez les rencontres qu’elles me procurent, les récits que je vous en fais, les rêveries même qu’elles m’occasionnent. Prose, vers, séparés ou confondus, tout est bien reçu de vous ; tout vous convient également. Il ne me faut rien moins que cet excès d’indulgence et l’amitié qui en est la source, pour m’engager à vous écrire ces bagatelles. Écoutez le récit de ma dernière aventure.
Je m’étais assis au pied d’un arbre, dans le carrefour de la forêt de***, le moins fréquenté, et que cependant je connaissais. J’aperçus un sentier qui me parut charmant ; je me levai pour le suivre, persuadé qu’il me conduirait à un lieu plus délicieux encore. Je le suivis assez long-temps : le marcher était doux ; et c’est ce qui me faisait poursuivre, malgré la variété des détours qui sans doute ont fait abandonner cette route. Le terme où elle conduit est très-désiré, et l’on cherche à y arriver le plutôt possible. J’arrivai enfin au bout de ce sentier, et je me trouvai dans une avenue superbe qui conduisait à un palais dont l’éclat m’éblouit. Je vis de loin une foule innombrable qui remplissait les cours. Je crus qu’il y avait une fête : ma conjecture était d’autant plus fondée, que, dans ce tumulte et cette confusion, je ne distinguai, ni n’entendis aucune marque de joie. Quelle que fût cette fête, je voulus en avoir ma part, et je cédai à cet instinct de curiosité qui maîtrise presque tous les hommes, et souvent les philosophes plus que les autres. J’eus beaucoup de peine à pénétrer, à me faire jour à travers la foule. Des gens plus pressés que moi me poussaient, me heurtaient, me frappaient même presqu’à dessein, et se précipitaient pour passer les premiers : il est vrai qu’ils se trouvaient ensuite renversés ou écartés par d’autres plus forts et plus adroits. Cet empressement général redoublait ma curiosité ; mais je craignais bien de ne pouvoir la satisfaire, lorsque je me sentis enlevé et comme porté sur les marches du palais, par un flot impétueux, qui me fit courir de grands risques, mais qui m’abrégea la moitié du chemin. Je me dégageai de ce chaos et voulus entrer pour m’asseoir.
Le garde qui était dans l’intérieur m’aborda, et me demanda ce que je voulais. « Hélas ! rien, lui répondis-je du ton d’un homme fatigué. — Dans le lieu où vous êtes, me dit-il, on ne croit plus à cette réponse. — Eh bien ! monsieur, lui répliquai-je, ce que je demande, c’est un peu de repos. — Ce n’est pas non plus ce que l’on vient chercher ici, et je doute, que vous puissiez le trouver. Cependant, asseyez-vous ; mais si vous ne désirez que la tranquillité, n’attendez pas le retour de ma maîtresse. — Eh puis-je, monsieur, vous demander qui elle est, lui dis-je très-poliment ? — Elle se nomme Faveur. — En quoi votre maîtresse pourrait-elle troubler mon repos ? — Monsieur paraît étranger ? — Je le suis à beaucoup de choses, à presque tout. — C’est de bien bonne heure, me répliqua-t-il : » et il me regarda bien fixement. Je ne sais si ma figure lui plut ; mais prenant un air plus ouvert et plus poli : « Faites-moi l’honneur de me suivre, me dit-il ; je veux vous faire voir les appartemens de ma maîtresse. » Je le suivis ; il ouvrit une porte, et je fus ébloui à la vue de toutes les merveilles qui s’offrirent à mes yeux. J’avançai ; et, après m’être livré à ma surprise, je regardai mon guide. « Tout ceci est magique, lui dis-je. — Point du tout, me répondit-il ; tous ces chefs-d’œuvres sont réels, mais faux. Sortons vite, si vous voulez que l’effet ne soit pas détruit dans quelques instans. » Je m’approchai tour à tour de la tapisserie, des meubles, des cristaux, des lustres ; tout était faux. L’or, l’argent n’en avaient que l’apparence ; les broderies n’étaient que de vaines découpures ; les cristaux, les diamans n’étaient que des verres à facettes ; et la perspective du fond de l’appartement, une perspective trompeuse, telle qu’on en voit sur nos théâtres ; les coussins, les lits, les sophas sont formés de roses amoncelées à la hâte, et dont on a oublié d’arracher les épines.
« Eh ! monsieur, dis-je à mon conducteur, que faites-vous ici ? — Je n’y suis, me répondit-il, que par hasard ; j’y remplis la fonction d’un ami absent que rien ne peut détromper, et qui a vieilli auprès de Faveur dans un service assez ingrat. Je vous parlerai d’elle avec une liberté qu’il ne me permet pas, et qui a pensé me brouiller avec lui. Tout ce que vous voyez ici de faux et de frivole, est l’emblème de son caractère et de son esprit. Coquette et inconstante, elle vous recherche et vous rebute l’instant d’après. Importune, c’est elle qui pourtant fuit la première. Dans son âme comme dans son palais, tout est joué, tout est trompeur, sa beauté, sa bonté même ; mais elle a des grâces dont l’attrait est presque invincible.
On ne sait quel enchantement 8
Vers elle en secret vous attire, 8
Et remplit l’âme en un moment 8
D’un crédule ravissement, 8
5 Qui devient ivresse ou délire. 8
Sans pouvoir se faire estimer, 8
Elle a su fonder son empire 8
Sur tous les moyens de séduire, 8
Hors toutefois celui d’aimer. 8
10 Aimer est pour elle impossible ; 8
Mais elle sait le feindre, hélas ! 8
Et c’est le charme irrésistible 8
Qui nous enchaîne sur ses pas. 8
Oui, dans un profil trop rapide, 8
15 Soit naïf, soit étudié, 8
Souvent elle offre à l’œil timide 8
Une ressemblance perfide, 8
Faut-il dire ? avec l’amitié. 8
Ce faux air, cette vaine image 8
20 Commence la séduction ; 8
La vanité nous encourage, 8
Et complète l’illusion ; 8
On se croit heureux, presque sage, 8
En voyant que l’opinion 8
25 Complimente votre esclavage. 8
Mais l’erreur dure-t-elle ? Oh ! non. 8
Bientôt sur le pâle horizon 8
Vont se ternir, et c’est dommage, 8
La pourpre et l’or de ce nuage 8
30 Où votre imagination 8
Voyait briller un doux rayon ; 8
Votre bonheur et son ouvrage, 8
Tout disparaît ; et la raison 8
Ne voit plus qu’un froid paysage, 8
35 Ornement de votre prison. — 8
« De votre prison ! m’écriai-je. — Oh ! monsieur, je ne veux point être emprisonné. » Mon guide ne put s’empêcher de rire de ma terreur. « Fuyez donc, me dit-il, et craignez que ma maîtresse ne vous voie. — Quelle étrange idée ! Craignez-vous qu’elle ne me prenne pour un des objets de son caprice ? — Pourquoi non ? — Mais, monsieur, d’où vient n’avez-vous pas cette crainte pour vous-même ? — Elle m’a vu, croit me connaître : et c’est assez pour elle. Mais vous êtes pour ses yeux un objet nouveau, il n’en faut pas davantage. — Soyez tranquille ; je veux la voir, et la verrai sans être aperçu. — Mais savez-vous qu’on se fait souvent une peine de ne pas l’être ? — Pour moi, je ne m’intéresse pas aux chagrins de cette espèce. — Vous êtes un philosophe, je le vois ; et ce que j’aime encore mieux, un philosophe gai ; mais, après tout, seriez-vous le premier sage qui eût été pris à ce piége ? — Non, mais je ne serais pas non plus le premier qui s’en fût garanti. — J’entends : vous voulez risquer l’aventure, pour avoir l’honneur attaché au triomphe d’un refus. — Peut-être ne suis-je pas insensible à cette gloire : je suis jeune encore ; il faut me pardonner ce petit amour propre. — Jeune sage, prenez garde, me répliqua mon guide :
Affronter la tentation, 8
C’est manquer de philosophie ; 8
La sagesse veut que l’on fuie ; 8
Mais de la cour, hélas ! fuit-on, 8
40 Sinon quand le roi vous en prie ? » 8
J’allais répondre, lorsque j’entendis un grand mouvement dans la salle des gardes ; et je crus, je dis même à mon conducteur que sans doute c’était la princesse. Il ne fit que détourner la tête ; et à la sorte de tumulte qu’il entrevit : « Non, me dit-il, ce n’est que Lætitia, sa favorite. — Peut-on vous demander quel est son genre d’esprit, sa tournure ?.. — Ne le devinez-vous pas, me dit-il ? Au reste, peut-être que non. C’est un caractère assez singulier :
Son air est vif et sémillant ; 8
Son esprit ne plaît qu’en surface ; 8
Son âme est un cristal mouvant 8
Où tout brille, change et s’efface ; 8
45 Son crédit, comme elle inconstant, 8
Naît, meurt, et revit par instant. 8
Jamais elle n’est en disgrâce, 8
Jamais en faveur pleinement. 8
Mais qu’elle amuse un seul moment, 8
50 Il n’est honneur, titre, ni place, 8
Qu’elle n’enlève lestement. 8
Rien ne l’émeut, ne l’embarrasse ; 8
On la traite légèrement, 8
Au ton du jour elle se plie ; 8
55 Dame ou soubrette, elle est ravie : 8
Nouvel emploi, nouveau talent, 8
Soit calcul, routine ou folie, 8
Son rôle, qui monte ou descend, 8
Comme lui la diversifie. 8
60 Son désir le plus permanent 8
N’a l’air que d’une fantaisie 8
Dont elle-même rit souvent, 8
Dont l’insuccès serait plaisant : 8
Et le succès la justifie. 8
65 Égoïste avec enjoûment, 8
Despotique avec bonhomie, 8
On la voit, ou brusque ou polie, 8
Vous gouverner obligeamment, 8
Vous obliger étourdiment : 8
70 Elle est tout ou rien, par saillie, 8
Vous nuit, vous fête, vous oublie, 8
Mais toujours agréablement : 8
Oh ! c’est une femme accomplie, 8
Qui nous restera sûrement. 8
Enfin la princesse parut, suivie de son brillant cortége ; je reconnus aisément Lætitia, à l’air folâtre et familier dont elle aborda sa souveraine. Faveur, tout en regardant de côté et d’autre avec des yeux caressans qui semblaient prodiguer les promesses et ne donnaient que des espérances, lui fit un petit signe d’amitié, à peu près pareil à celui dont on accueille un joli épagneul. Lætitia en fut ravie ; le ministre en fut jaloux ; et, s’approchant de la princesse, il lui parla à l’oreille. « Oui, oui, lui dit-elle sans l’avoir entendu ; tout ce qu’il vous plaira. Retirez-vous ; votre temps est trop précieux. » Ce dernier mot le charma ; et il regarda tout autour de lui les nombreux témoins de sa gloire. Faveur traversa ensuite deux lignes composées de femmes du plus haut rang (autant que je pus en juger), et qu’elle ne regarda point, attendu qu’elles étaient pour la plupart assez vieilles. Ces dames n’en parurent pas surprises autant que je l’aurais cru, ce que j’attribuai moins à leur philosophie qu’à l’habitude de se voir négligées. Tout en avançant, Faveur approchait du groupe dont je faisais partie ; ma figure n’a rien qui provoque l’attention, mais elle lui était inconnue : c’est sans doute ce qui m’attira ses regards. Elle fit quelques pas pour venir vers moi. Alors la foule de ses esclaves se sépara pour me faire place. Je m’avançai, mais sans cet empressement étourdi qui seul flatte la vanité de Faveur. Sa coquetterie en fut redoublée. Elle me dit que, dans un moment, elle m’inviterait à passer dans son cabinet ; et elle se remit à parcourir la salle d’assemblée.
Aussitôt la foule, qui, deux heures auparavant, avait pensé m’étouffer, fut à mes pieds ; on me demanda mes ordres, et chacun de ces inconnus s’efforçait d’être remarqué de moi. Un moment après, Faveur me fit appeler, me fit asseoir auprès d’elle. C’est alors que je sentis tout l’empire de sa séduction. Elle prétendit me connaître par la renommée, me dit qu’elle voulait me fixer à sa cour. Ce qu’il y a d’inconcevable, c’est que ses discours me flattaient ; mais comme j’hésitais dans mes réponses, elle me dit : « Ne jugez pas de moi sur les bruits qu’on s’efforce de répandre ; je vaux mieux que ma réputation. Obligée par état d’être la dispensatrice des grâces, je suis quelquefois condamnée à paraître oublier mes amis, à paraître inconstante et frivole : ce qui me fait une peine affreuse ; car, dans le fond, je suis très-solide. Et puis les peines attachées à ma place, l’ennui qui me tourmente… — L’ennui, m’écriai-je avec un air étonné ! — Eh ! sans doute. Voyez cette foule importune ! et les affaires ! et Tædiosus, mon ministre, qui m’assomme, à qui j’accorde tout pour m’en défaire ! Il est si ennuyeux, que je suis quelquefois tentée de lui céder l’empire ; mais on m’assure que cela aurait des inconvéniens. — Ne serait-il pas plus simple, lui dis-je, de le renvoyer ? — Le renvoyer, s’écria-t-elle ! cela est impossible ! — Comment ! dis-je, il ne s’en irait pas ? » Un grand éclat de rire fut la réponse de Faveur. « Mon dieu, dit-elle, que cela est plaisant ! Vous êtes très-aimable ; je prévois que vous me deviendrez nécessaire ? Quand vous verrai-je ? Demain, je m’imagine, n’est-ce pas ? — Madame, on ne vous a jamais fait sa cour pour une fois seulement. — Adieu, dit-elle : ne me manquez point de parole, je compte sur vos soins. » Je la saluai respectueusement, et je me retirai par un escalier qui se trouva sur mon chemin, et qui rendait dans les cours. Je recueillis mes esprits au grand air. Je regrettai de n’avoir pas revu mon garde, pour jouir à ses yeux de ma victoire : tant il est vrai qu’après la vanité vaincue, il reste à vaincre l’amour propre, triomphe plus rare et bien plus difficile, s’il n’est même tout à fait impossible.
Ce fut avec un plaisir bien vif que je me vis hors de ce pays, où, pour obtenir des grâces, il faut ennuyer ou amuser, être le digne rival de Tædiosus ou de Lætitia, sans caractère, sans dignité, ne sentir, ni n’inspirer soi-même nul véritable intérêt. Avec quel empressement je gagnai ma maison ! J’y étais attendu, ce qui n’arrive à personne dans le lieu d’où je sortais. Mon asile me parut plus riant, mon jardin plus délicieux, le sourire d’une femme aimable animé d’une grâce plus touchante. D’où naissait dans mon âme ce surcroît d’attendrissement et de bonheur ? Après en avoir goûté le charme, j’en cherchai malgré moi la cause, et je crus l’avoir trouvée.
75 Peut-être la triste imposture 8
Des biens qu’offre la vanité, 8
Montre mieux la réalité 8
De ceux que la raison procure. 8
Peut-être, ouverte au sentiment, 8
80 L’âme alors, plus simple et plus pure, 8
S’abandonne plus aisément 8
Au doux besoin d’épanchement 8
Qui nous ramène à la nature. 8
Adieu, mon ami : le même intérêt qui nous ramène à la nature, nous rappèle aussi vers l’amitié.
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