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Sébastien-Roch-Nicolas de CHAMFORT
ŒUVRES COMPLÈTES
(POÉSIES)
1851
ÉPITRES
ÉPITRE A M. ***
QUI AVAIT FAIT AFFICHER CHEZ SON SUISSE
UN ORDRE EN VERS, DE N’OUVRIR QU’AU MÉRITE,
ET DE REFUSER LA PORTE A LA FORTUNE
Je l’ai vu cet ordre authentique, 8
Mis en vers joliment tournés, 8
Cette consigne poétique 8
Qu’à votre Suisse vous donnez ; 8
5 Mais elle est trop philosophique, 8
Ou trop peu. Quoi ! vous ordonnez 8
Que l’on ferme la porte au nez 8
A la Fortune ! Et pourquoi faire ? 8
Est-ce humeur, faiblesse ou colère ? 8
10 Vous avez tort ; mais apprenez 8
Le dénoûment de cette affaire. 8
Après ce refus insultant 8
Que fit la belle aventurière ? 8
Surprise de ce compliment, 8
15 De la rebufade impolie 8
D’un portier qui la congédie, 8
Croiriez-vous que dans cet instant 8
(Voyez un peu quelle étourdie !) 8
Elle vint chez moi brusquement ? 8
20 Je sortais : j’ouvre… — La fortune ! 8
Ne vous suis-je pas importune ? 8
Le cas arrive rarement. 8
— Il arrive dans ce moment. 8
Elle me conte l'aventure 8
25 Elle m’étonna, je vous jure.Qui m'étonna , je vous assure. 8
J’excusai le sage imprudent 8
Qui brusquait ainsi la déesse ; 8
Il a tort d’outrer la sagesse. 8
— Vous raillez, je crois. — Nullement. 8
30 Il fallait au moins vous admettre, 8
En faisant des conditions… 8
— A moi ! — Sans doute. — Eh bien ! voyons. 8
Faites les vôtres. — A la lettre 8
Vous les suivrez ? Premièrement, 8
35 Je vous dois un remercîment : 8
Vous voilà sans qu’on vous appelle, 8
C’est ce qu’il me faut justement. 8
— Vous me plaisez assez, dit-elle. 8
— Tant mieux. — Convenons de nos faits. 8
40 — Vous ne prétendrez doncjamais 8
A changer le fond de ma vie ; 8
Vous respecterez sans aigreur 8
Mon caractère, mon humeur, 8
Et même un peu ma fantaisie. 8
45 Je conserverai mes amis, 8
Vous ne m’en donnerez point d’autres : 8
A moi les miens, à vous les vôtres. 8
Le sentiment sera permis 8
A mon cœur né sensible et tendre ; 8
50 De moi vous ne devrez attendre 8
Que des soins, et non des soucis ; 8
Je n’en veux ni donner ni prendre. 8
Si, par l’effet de vos faveurs, 8
Je dois approcher des grandeurs, 8
55 Partout, à la cour, à la ville, 8
Je serai, rien n’est plus facile, 8
Sans orgueil, mais non sans fierté, 8
Vrai sans rudesse, sans audace, 8
Et libre sans légèreté. 8
60 Auprès de mes amis en place 8
J’aurai peu d’assiduité, 8
La réservant pour leur disgrâce. 8
Permettez-vous ? — Accordé, passe. 8
— Avec le mérite, l’honneur, 8
65 Je n’entre point dans vos querelles ; 8
Je veux rester leur serviteur, 8
Et les tiens pour amis fidèles. 8
— Ah ! nous nous brouillerons. — Tant pis 8
— Un mot encor. Toujours admis, 8
70 Chez moi le mérite aura place 8
Au-dessus de vos favoris : 8
C’est la sienne, quoique l’on fasse. 8
Refusé net. — La déïté 8
Me dit, d’un ton de bonhommie : 8
75 Moi, j’ai de la facilité ; 8
Mais cet article du traité, 8
Par quel art, par quelle industrie, 8
Le faire signer, je vous prie, 8
A ma sœur ? — Qui ? — La vanité. 8
80 Adieu. — Soit. — La folle immortelle 8
Part et s’envole à tire d’aile, 8
Me supposant de vains regrets, 8
Je le soupçonne ; car la belle, 8
Tout en me quittant pour jamais, 8
85 Regardait parfois derrière elle, 8
Pour voir si je la rappelais ; 8
Mais je laissai fuir l’infidelle, 8
Et mes voisins courent après. 8
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