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Sébastien-Roch-Nicolas de CHAMFORT
ŒUVRES COMPLÈTES
(POÉSIES)
1851
POÉSIES DIVERSES
L’HOMME DE LETTRES
DISCOURS PHILOSOPHIQUE
Nobles enfans des arts, vous que la gloire enflamme, 12
Qui, soigneux d’agrandir, de féconder votre âme, 12
Ajoutez en silence à ses trésors divers, 12
Pour la produire un jour aux yeux de l’univers : 12
5 Qui d’entre vous n’aspire à cet honneur suprême, 12
De servir les mortels en s’éclairant soi-même ? 12
Laissez-moi contempler vos devoirs, vos destins, 12
Tous les droits que sur vous le ciel donne aux humains. 12
Ce sont vos sentimens que ma bouche répète ; 12
10 Ils méritaient sans doute un plus digne interprète. 12
Ah ! que ne puis-je au moins, retraçant leur grandeur, 12
Les peindre à tous les yeux, comme ils sont dans mon cœur ! 12
Quelle est de ces rivaux l’ambition sublime ? 12
Dans leurs travaux heureux quel espoir les anime ? 12
15 C’est ce noble désir d’éclairer nos esprits, 12
De porter la vertu dans nos cœurs attendris ; 12
Mais ce droit n’appartient qu’au mortel qu’elle inspire : 12
Lui seul peut sur notre âme exercer cet empire, 12
Lui seul dans notre sein lance des traits brûlans. 12
20 L’école des vertus est celle des talens ; 12
Plus l’âme est courageuse et plus elle est sensible ; 12
L’esprit reçoit de l’âme une force invincible ; 12
Chaque vertu nouvelle ajoute à sa vigueur. 12
Courez à votre ami qu’opprime le malheur ; 12
25 Par des soins généreux réveillez son courage, 12
Et des vertus ensuite allez tracer l’image. 12
Je les vois, respirant sous vos hardis pinceaux, 12
D’un charme inexprimable animer vos tableaux. 12
Vertu, sans vous aimer, quel mortel peut vous peindre ? 12
30 S’il en existe un seul, ô Dieu ! qu’il est à plaindre ! 12
Sans cesse, en contemplant vos traits majestueux, 12
Devant son propre ouvrage il baissera les yeux ; 12
En s’immortalisant, il flétrit sa mémoire, 12
Et consacre sa honte aux fastes de la gloire. 12
35 Mais de ces sentimens qui peut vous animer ? 12
Dans votre âme à jamais comment les imprimer ? 12
Sera-ce en les portant dans un monde frivole ? 12
A d’absurdes égards il faut qu’on les immole. 12
Pourriez-vous soutenir, sans dégrader vos mœurs, 12
40 Le choc des préjugés, des vices, des erreurs, 12
Dont la foule en tout temps vous assiége et vous presse ? 12
Fuyez : qu’attendez-vous ? une vaine richesse ? 12
Ce vil présent du sort serait trop acheté ; 12
Vos cœurs perdaient, hélas ! leur sensibilité, 12
45 Cette austère hauteur, ce courage inflexible 12
Qui porte un jugement sévère, incorruptible, 12
A l’homme, aux actions marque leur juste prix, 12
Et par la vérité subjugue les esprits. 12
Quel est ce malheureux qui d’un encens coupable 12
50 Fatigue lâchement un mortel méprisable ? 12
Ose-t-il dispenser, de ses vénables mains, 12
Ce trésor précieux, l’estime des humains ? 12
Mes amis, jurons tous, dans ce temple où nous sommes, 12
De ne point avilir l’art de parler aux hommes, 12
55 De faire devant nous marcher la vérité, 12
De ne mentir jamais à la postérité, 12
De pouvoir dire un jour à cet arbitre auguste : 12
Jugez sur notre foi, votre arrêt sera juste. 12
C’est alors que l’on peut, par d’utiles écrits, 12
60 Des mortels incertains diriger les esprits. 12
Opinion, nos goûts, nos mœurs, sont ton ouvrage, 12
Dieu t’a soumis le monde, et te soumet au sage ; 12
Du fond de sa retraite il t’impose des lois ; 12
Tu marchais au hasard ; il te guide à son choix ; 12
65 Avec la vérité sa voix d’intelligence 12
Fonde, affermit, combat, renverse ta puissance. 12
Grands hommes, c’est à vous d’exercer son pouvoir ; 12
Notre cœur appartient à qui sait l’émouvoir ; 12
Vous avez de l’erreur détruit la tyrannie : 12
70 L’univers a changé devant votre génie. 12
Souvent à notre insu votre âme vit en nous, 12
Et la raison d’un seul est la raison de tous. 12
Laissez frémir la haine, et l’erreur, et l’envie ; 12
Détruire un préjugé, c’est servir sa patrie. 12
75 La vérité défend le trône et les autels, 12
Et la fille des cieux ne peut nuire aux mortels, 12
Elle émousse les traits de l’ardent fanatisme, 12
Des tyrans de l’esprit combat le despotisme ; 12
Jusqu’au milieu des cours elle va quelquefois 12
80 Démentir les flatteurs et détromper les rois. 12
Mais souvent, dans un siècle où l’on craint la lumière, 12
Le génie opprimé rampe dans la poussière ; 12
L’orgueil intolérant en prive l’univers ; 12
On le hait, on l’accable, on lui donne des fers : 12
85 On défend la pensée au seul être qui pense. 12
Vous qui des souverains partagez la puissance, 12
S’il est un vrai talent, par le sort opprimé, 12
Qui, faute d’un regard, languisse inanimé ; 12
Craignez de l’avenir la terrible sentence ; 12
90 Mais, non : votre pays vous a jugé d’avance. 12
Ah ! si vous ignorez le prix des vrais talens, 12
Demandez-le à ces rois dont les soins vigilans, 12
Arrachant cette plante à son climat stérile, 12
Feront germer ses fruits sur un sol plus fertile. 12
95 Mais il reste un espoir aux talens méconnus : 12
C’est de répandre au moins l’exemple des vertus ; 12
Cette gloire est certaine, et ne craint point d’outrage. 12
L’exemple des vertus est la dette du sage ; 12
Ses écrits sont un don fait à l’humanité. 12
100 Que le mortel sensible, épris de leur beauté, 12
Las de voir des cœurs morts, leurs vices, leur bassesse, 12
Dans ces fiers monumens retrouvant sa noblesse, 12
Contemple avec transport les traits de sa grandeur, 12
Et cherche un doux asile auprès de votre cœur. 12
105 Eh bien ! il faudra donc, dans cette lice immense, 12
Fatiguer, tourmenter ma pénible existence. 12
Pourquoi ? pour embrasser une ombre qui s’enfuit, 12
Désespère à la fois celui qui la poursuit, 12
Celui qu’elle a trompé, celui qui la possède ! 12
110 Cruelle illusion, qui m’échappe et m’obsède, 12
Qu’à travers mille écueils il me faudra chercher, 12
Que, jusque dans mes bras, on viendra m’arracher ! 12
Heureux du moins, heureux, si la haine et l’envie, 12
Complices de ma mort et bourreaux de ma vie, 12
115 Souffrent que sur ma cendre on sème quelques fleurs, 12
Qui croissent auprès d’elle, et naissent quand je meurs ! 12
Dieu ! qu’entens-je ? est-ce ainsi qu’on parle de la gloire ? 12
S’élever par son âme, ennoblir sa mémoire, 12
Créer un nom fameux triomphant de la mort, 12
120 Que tout cœur né sensible entend avec transport ; 12
Des vertus, des talens présenter l’assemblage 12
A nos regards charmés d’une si belle image ! 12
Amis, la gloire existe, et ses droits sont certains. 12
Quand Dieu créa la terre et forma les humains, 12
125 Il fit naître la gloire, ainsi que lui féconde, 12
Lui commanda d’instruire et d’embellir le monde, 12
De mesurer les cieux, de subjuguer les mers, 12
Et lui commit le soin d’achever l’univers. 12
Que parlez-vous ici de fleurs sur votre cendre ? 12
130 Sont-ce les seuls tributs que vous devez attendre ? 12
La gloire est-elle ingrate ? et ne la vois-je pas, 12
Quand vous marchez vers elle, accourir dans vos bras ? 12
Ce sentiment si prompt d’involontaire estime, 12
Qu’arrachent les talens, que leur aspect imprime, 12
135 Que l’or ni les grandeurs n’excitent point en nous, 12
N’est-il pas votre bien ? n’est-il pas fait pour vous ? 12
Répandre avec chaleur son active pensée, 12
C’est la grandeur de l’âme au dehors annoncée, 12
Par des signes certains offerte à tous les yeux. 12
140 Arrachez, déchirez le voile injurieux, 12
Dont le sort veut couvrir cette empreinte divine, 12
Qui d’une âme choisie atteste l’origine. 12
Il faut juger les cœurs sans peser les destins : 12
Épictète est par l’âme égal aux Antonins. 12
145 Les beaux arts sont de tous l’immortel héritage ; 12
Tous ont sur cet autel présenté leur hommage. 12
Voyez ce Richelieu, ce fier vengeur des lis, 12
Tonnant autour du trône où son maître est assis ; 12
Il dispute à la fois, et d’une ardeur pareille, 12
150 L’Alsace à l’empereur, et le Cid à Corneille. 12
Ah ! vous m’ouvrez les yeux, vous entraînez mes pas. 12
Mais, quoi ! tous ces écueils, ces malheurs, ces combats ! 12
La haine qui se tait ! la basse calomnie 12
Sans cesse repoussée et sans cesse impunie ! 12
155 L’homme vil et puissant qui, pour percer mon cœur, 12
D’une main subalterne achète la fureur ! 12
Eh bien ! que craignez-vous ? Un bras plus redoutable 12
Vous couvre d’une égide auguste, impénétrable. 12
Le jugement public : voilà votre vengeur, 12
160 Votre ami, votre appui, votre consolateur ; 12
Je le vois vous conduire au fond d’un sanctuaire, 12
Dont rien ne brisera l’invincible barrière. 12
Sous ce puissant abri, placez-vous par vos mœurs. 12
C’est là qu’on peut braver les absurdes rumeurs, 12
165 De l’orgueil forcené la vengeance hautaine, 12
Voir en pitié la rage, et sourire à la haine. 12
Ah ! plutôt saisissons un espoir plus heureux : 12
Il est, il est encor des mortels généreux 12
Dont l’amitié touchante, active et courageuse 12
170 Défendra hautement votre vie orageuse, 12
Soutiendra les assauts du superbe oppresseur, 12
Et sera de vos jours l’orgueil et la douceur. 12
Quel prix plus glorieux ? que faut-il davantage ? 12
J’embrasse avec transport ce fortuné présage ; 12
175 Mais l’avoûrai-je enfin ? il me faut un bonheur 12
Qui s’attache à mon être, et qui tienne à mon cœur. 12
Eh ! ne l’avez-vous pas ? quoi donc ! cette âme immense 12
Qui sait trouver en soi sa plus vive existence, 12
Qui tend tous ses ressorts, qui s’agite en tous sens, 12
180 Qui voudrait même en vain réprimer ses élans, 12
De ses propres plaisirs n’est-elle pas la mère ? 12
Ces morts, dont la raison nous guide et nous éclaire, 12
Ne vont-ils pas dans nous verser leurs sentimens, 12
De leurs cœurs enflammés rapides mouvemens ? 12
185 S’emparer de leur âme et l’égaler peut-être, 12
Fixer, éterniser chaque instant de son être, 12
Est-il un sort plus doux, un plaisir plus touchant ? 12
Conserve-moi, grand dieu ! le fortuné penchant 12
Qui place dans moi seul mon bonheur, ma richesse, 12
190 M’arrache aux passions d’une ardente jeunesse, 12
Et trompant de mon cœur la sensibilité, 12
De ses feux sans péril nourrit l’activité. 12
Tout n’appartient-il pas au mortel né sensible ? 12
Il est de l’univers possesseur invisible ; 12
195 Il va, de tous les arts, par un heureux larcin, 12
Dérober les trésors, les renferme en son sein : 12
Tout est vivant pour lui ; son âme active et pure 12
Existe dans chaque être et remplit la nature, 12
Partout de son bonheur va saisir l’aliment, 12
200 Le dévore et s’enfuit avec un sentiment. 12
Un autre don du ciel ornera votre vie. 12
Imagination, compagne du génie, 12
Toi, dont la main brillante et prodigue de fleurs 12
Étend sur l’univers tes riantes couleurs ! 12
205 Le génie entouré de tes heureux prestiges, 12
Sous tes yeux, à ta voix enfante des prodiges. 12
Sur ton aile rapide il vole dans les cieux, 12
Embrasse d’un coup d’œil tous les temps, tous les lieux ; 12
Des empires détruits il revoit l’origine, 12
210 Le choc de leurs destins, leur grandeur, leur ruine ; 12
Parcourt avidement tous ces tableaux divers 12
Qu’aux regards des mortels les siècles ont offerts, 12
La nature et ses jeux, ses travaux, ses caprices, 12
Miracles échappés à ses mains créatrices, 12
215 Le combat et l’accord de tous les élémens, 12
Le sillon de l’éclair et la fuite des vents. 12
Voici l’instant propice ; il s’agite, il s’enflamme ; 12
Un nouvel univers va sortir de son âme : 12
De ce monde nouveau les élémens pressés 12
220 D’abord sont au hasard et sans ordre entassés : 12
L’imagination plane sur cet abîme ; 12
Le cahos fuit, tout naît, chaque germe s’anime ; 12
L’esprit actif et prompt, dans un rapide élan, 12
Du monde qu’il médite a dessiné le plan ; 12
225 Tout s’arrange : l’idée informe, languissante, 12
Appelle autour de soi l’image obéissante : 12
Soudain l’image accourt, et par d’heureux accords, 12
Vient s’unir à l’idée, et lui donner un corps. 12
Tous les traits sont marqués ; les couleurs s’assortissent ; 12
230 Sous de rians pinceaux les êtres s’embellissent, 12
Et placés avec art, contrastés avec choix, 12
Sous l’œil du créateur se pressent à la fois. 12
Il frémit, il palpite ; et son âme ravie 12
Sent l’ivresse sublime et l’orgueil du génie. 12
235 Eh bien ! avec ce sens, cet instinct merveilleux, 12
Pouvez-vous, sans rougir, vous croire malheureux ? 12
Ah ! bénissez plutôt ce fortuné partage : 12
Aux vertus à jamais consacrez en l’usage. 12
Vivez pour la patrie et pour l’humanité, 12
240 Pour l’amitié, la gloire et la postérité ; 12
De vos cœurs avec soin défendez la noblesse ; 12
D’un sentiment jaloux repoussez la bassesse : 12
Chérissons le rival qui peut nous surpasser : 12
Montrez-moi mon vainqueur, et je cours l’embrasser. 12
245 De la lice à l’envi franchissez la barrière, 12
Et vous direz un jour, au bout de la carrière : 12
« Le destin m’opprimait, et moi, je l’ai vaincu ; 12
J’ai senti l’existence, et mon cœur a vécu. » 12
L’Académie française, pour laquelle cet ouvrage a été composé en 1765.
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