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Sébastien-Roch-Nicolas de CHAMFORT
ŒUVRES COMPLÈTES
(POÉSIES)
1851
POÉSIES DIVERSES
CALYPSO A TÉLÉMAQUE
HÉROÏDE
Ainsi donc le destin, dans les murs de Salante, 12
Fixe pour un moment ta fortune flottante ! 12
Tu triomphes, ingrat ; et ta crédulité 12
S’est de tous tes forfaits promis l’impunité ! 12
5 Que sais-je ? en ce moment ta coupable imprudence 12
Peut-être ose accuser ma haine d’impuissance. 12
Je veux avec le jour t’arracher ton erreur ; 12
Par mon amour passé juge de ma fureur. 12
Non, tu ne verras point cette Itaque chérie, 12
10 Ce séjour que je hais, cette obscure patrie, 12
Pour qui ton cœur jadis, d’un vain espoir flatté, 12
Méprisa mon amour et l’immortalité. 12
Grands Dieux ! si vos décrets permettent qu’il la voie, 12
Puisse-t-il ne goûter qu’une trompeuse joie ! 12
15 Oui, traître, qu’aussitôt un nuage odieux, 12
Abusant ton espoir, la dérobe à tes yeux ; 12
Qu’à te persécuter la fortune constante, 12
Promène sur les mers ta destinée errante ; 12
Que les vents, échappés de leurs sombres cachots, 12
20 De la mer contre toi soulèvent tous les flots ; 12
Et, pour combler mes vœux, qu’un funeste naufrage 12
M’offre ton corps mourant poussé vers mon rivage ; 12
Que ta nymphe, en pleurant sur ton malheureux sort, 12
Par ses cris douloureux appelle en vain la mort ! 12
25 Dieux ? quel plaisir de voir ma rivale plaintive 12
Rappeler vainement ton ombre fugitive ! 12
Mes yeux, au lieu des tiens, jouiront de ses pleurs, 12
Et ma présence encor aigrira ses douleurs. 12
Sans me déplaire alors, de cyprès couronnée, 12
30 Elle pourra gémir à tes pieds prosternée ; 12
Et je n’envîrai plus ni ses gémissemens, 12
Ni ses tendres regards, ni ses embrassemens. 12
Mais je frémis, mon cœur, mon faible cœur soupire : 12
Dieux ! serait-ce d’amour ?… Ah ! ma fureur expire ! 12
35 Malheureuse ! je l’aime et le hais tour à tour. 12
Que dis-je ? cette haine est un transport d’amour. 12
Télémaque ! je cède ; oui, c’est ma destinée ; 12
Sous le joug de l’Amour ma haine est enchaînée ; 12
N’en crois pas les transports où j’ai pu me livrer ; 12
40 Ne crains rien : Calypso ne peut que t’adorer. 12
Grands dieux ! n’exaucez pas ma funeste prière ; 12
C’était contre moi-même armer votre colère. 12
Quand mon cœur pour l’ingrat tremble au moindre danger, 12
Hélas ! que je suis loin de vouloir me venger ! 12
45 Quelle était ma fureur ? Oui, dieux ! je vous implore : 12
Mais ce n’est qu’en faveur de l’objet que j’adore ; 12
Et s’il faut éprouver sur lui votre pouvoir, 12
Consultez mon amour et non mon désespoir. 12
Mais, hélas ! que dis-tu ; malheureuse déesse ? 12
50 Arrête ; où t’emportait une indigne faiblesse ? 12
Songes-tu que le traître, au mépris de ta foi, 12
Ose former des vœux qui ne sont pas pour toi ? 12
Oui, tandis que pour lui, lâchement suppliante, 12
Je fais des vœux… l’ingrat en fait pour son amante ; 12
55 Et son farouche orgueil, que je n’ai pu dompter, 12
Ne se souvient de moi que pour me détester. 12
Ah ! quand tu vins tremblant, au sortir du naufrage, 12
M’offrir de tes malheurs l’attendrissante image, 12
Moi-même je devais, prévenant tes affronts, 12
60 Te replonger vivant dans ces gouffres profonds, 12
Dans ces gouffres affreux que le sort te prépare, 12
Habités par la mort et voisins du Ténare. 12
Dans ton cœur ennemi, pourquoi mon faible bras 12
Hésita-t-il alors de porter le trépas ? 12
65 Sur la tête du fils offert à ma colère, 12
Ma main devait venger la trahison du père ; 12
Et ta mort, m’épargnant un fatal entretien, 12
Devait punir son crime et prévenir le tien. 12
Mon orgueil, offensé des mépris d’un parjure, 12
70 Se croyait désormais à l’abri d’une injure : 12
Je défiais l’Amour, auteur de tous mes maux ; 12
Je jurai d’immoler au soin de mon repos 12
Tous les infortunés que leur destin funeste 12
Conduirait vers ces bords que Calypso déteste ; 12
75 Leur sang a cimenté cet horrible serment ; 12
J’ai cru, dans chacun d’eux, immoler un amant ; 12
Tu parus, mon courroux s’armait pour ton supplice ; 12
Tu t’avances, je vois… j’aime le fils d’Ulisse : 12
A la tendre pitié j’abandonne mon cœur, 12
80 J’y laisse entrer l’amour au lieu de la fureur. 12
Au meurtre dès long-temps ma main accoutumée, 12
Ma main par un mortel se vit donc désarmée ; 12
Je n’osai la porter dans ton coupable flanc ; 12
Sanglante, je craignis de répandre le sang. 12
85 Cette divinité dont le mâle courage 12
Jadis se nourrissait de meurtre et de carnage, 12
Dont la rage guidait les farouches transports, 12
Dont le bras tant de fois ensanglanta ces bords, 12
A l’aspect d’un mortel, désarmée et tremblante, 12
90 Soupire et n’est déjà qu’une timide amante. 12
Calypso ne hait plus en ce funeste jour ; 12
Le poignard à la main, elle implore l’Amour. 12
Qu’aisément tu surpris ma raison égarée ! 12
De mon cœur imprudent je te livrai l’entrée. 12
95 Je respectai ces jours, ces jours infortunés, 12
Des piéges du trépas sans cesse environnés. 12
O souvenir cruel d’une ardeur insensée ! 12
O pleurs ! ô désespoir d’une amante offensée ! 12
Télémaque !… Eucharis !… Détestables amans ! 12
100 Malheureuse ! Que faire en ces affreux momens ! 12
Vous m’évitez en vain, je vole sur vos traces… 12
Mais que dis-je ? Voudrais-je augmenter mes disgrâces ? 12
Mes yeux pourraient-ils voir leurs transports amoureux, 12
Et leurs embrassemens insulter à mes feux ? 12
105 Encor, si je pouvais, au gré de ma furie, 12
Briser le nœud cruel qui m’enchaîne à la vie, 12
Étouffer mes douleurs dans le sein du trépas… 12
Mais je ne peux mourir… Eh bien ! toi, tu mourras ! 12
Oui, je veux dans ton sang plonger ma main fumante, 12
110 Sous les yeux, dans les bras de ton indigne amante. 12
Oui, dans ses bras sanglans, ingrat, tu vas périr : 12
Elle triomphera de t’avoir vu mourir. 12
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Dieux ! vengez par mes mains son infidélité ; 12
Je vous pardonne alors mon immortalité. 12
115 Non, c’est peu de la mort pour une telle offense ; 12
Ah ! par mon désespoir, jugez de ma vengeance. 12
Sombre divinité des malheureux amans, 12
Cruelle Jalousie, arme tous tes serpens ; 12
Allume dans mon cœur tous les feux de la rage ; 12
120 Je le soumets à toi, règne en moi sans partage ; 12
Étouffe de l’amour les soupirs et les vœux : 12
C’en est fait, je me livre à tes plaisirs affreux ; 12
Change en noire furie une timide amante ; 12
Enhardis ce poignard dans ma main chancelante… 12
125 Que dis-je ? Il n’est plus temps, il a dû m’échapper. 12
Eucharis, dans tes bras, il fallait le frapper. 12
O souvenir affreux ! jour fatal à ma gloire, 12
Où ma présence même ennoblit sa victoire ! 12
Je courais me venger et te percer le sein ; 12
130 Elle vit le poignard qui tombait de ma main : 12
Elle vit expirer mon impuissante rage… 12
Qu’elle va détester ce funeste avantage ! 12
Oui, sur elle je veux punir ta trahison : 12
Je veux de tes mépris lui demander raison. 12
135 Si tu veux adoucir le malheur qui l’accable. 12
Pour la justifier, cesse d’être coupable ; 12
Viens me rendre le cœur qu’elle m’avait ravi. 12
Ah ! si du repentir le crime était suivi, 12
Si tu venais enfin, terminant mon supplice, 12
140 Dans mes yeux attendris lire ton injustice ; 12
Si ta bouche abjurait ta haine et ta fierté, 12
Je ne me souviendrais de ma divinité 12
Que pour rendre immortels tes feux et ma tendresse. 12
Viens désarmer mon bras, c’est l’Amour qui t’en presse 12
145 Viens régner avec moi. C’en est fait ; oui, je veux 12
Que le dieu de mon cœur soit le dieu de ces lieux ; 12
Que du bruit de mes feux l’univers retentisse ; 12
Qu’à ma félicité tout l’Olympe applaudisse ; 12
Qu’élevé désormais au rang des immortels, 12
150 Tu partages l’encens qu’on offre à mes autels. 12
Sous les berceaux fleuris de ce riant bocage, 12
Dans cet Olympe enfin, le céleste breuvage 12
Nous sera présenté par la main des amours ; 12
Et seuls ils fileront la trame de nos jours. 12
155 Ne crains point qu’à leurs mains la Parque les ravisse ; 12
Viens me rendre un bonheur qui jamais ne finisse ; 12
Que d’éternels plaisirs scellent notre union… 12
Songe délicieux ! charmante illusion ! 12
Pouvez-vous un moment occuper ma pensée ? 12
160 Ah ! cessez d’abuser une amante insensée ; 12
Pour mon cœur malheureux les plaisirs sont-ils faits ? 12
Inutiles soupirs ! inutiles souhaits ! 12
Aveugle Calypso ! déesse infortunée ! 12
Hélas ! à mon malheur je suis donc enchaînée ! 12
165 Il faudra de regrets me nourrir chaque jour ; 12
Je verrai tout finir, excepté mon amour. 12
Comment me dérober au feu qui me dévore ? 12
Je retrouve partout le cruel qui m’abhorre. 12
Ton image importune irrite mes ennuis : 12
170 Présent, tu me fuyais ; absent, tu me poursuis. 12
Peut-être apprendras-tu ma triste destinée ; 12
Mais si tu sais les maux où tu m’as condamnée, 12
Si du moins la pitié peut encor t’attendrir, 12
Plains-moi, surtout plains-moi de ne pouvoir mourir. 12
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