Métrique en Ligne
CHF_1/CHF3
Sébastien-Roch-Nicolas de CHAMFORT
ŒUVRES COMPLÈTES
(POÉSIES)
1851
ÉPITRES
ÉPITRE A M. ***
Ami, des champs le spectacle flatteur 10
Vient d’animer, de réveiller mon cœur. 10
A s’attendrir ce spectacle l’invite. 10
J’ai fui la ville et l’ennui qui l’habite. 10
5 Hélas ! au moins caché sous ces forêts, 10
Il m’est permis de détourner ma vue 10
De ces clochers, dont les hardis sommets, 10
En s’effilant, s’élancent dans la nue, 10
Et dont l’aspect me poursuit à jamais. 10
10 N’entends-tu pas, dans ce verger paisible, 10
Ce rossignol ? Son organe flexible, 10
Tendre toujours et toujours varié, 10
Chante l’amour : je parle à l’amitié. 10
Oui, dans ces lieux, ami, tout la rappelle. 10
15 Autour de moi que la nature est belle ! 10
Je vois du Rhin les flots majestueux 10
Baigner mes pieds et couler sous mes yeux. 10
De sept rochers les cîmes inégales 10
Vont à l’envi se perdre dans les cieux ; 10
20 Un bois touffu remplit leurs intervalles. 10
D’un doux frisson ces trembles agités, 10
De ces oiseaux la douce mélodie, 10
Portent le trouble à mon âme ravie ; 10
Pour comble encore, à mes yeux enchantés 10
25 Ces fleurs, au loin émaillant la prairie, 10
Pour me séduire étalent leurs beautés. 10
Séjour touchant ! que n’es-tu ma patrie ? 10
N’importe, hélas ! de mon cœur endormi 10
Ton doux aspect a banni la tristesse. 10
30 Je suis heureux dans cette courte ivresse : 10
Je suis heureux : je songe à mon ami. 10
C’en est donc fait, la trompeuse fortune 10
A sur mes jours abdiqué tout pouvoir. 10
Je la bénis ; sa faveur importune, 10
35 En aucun temps n’a fixé mon espoir. 10
Il est bien vrai que, provoqué par elle, 10
J’obéissais à sa voix infidelle, 10
Et ton ami s’en faisait un devoir. 10
Mais elle a fait ce que mon cœur demande : 10
40 Sa trahison, que j’aurais dû prévoir, 10
De ses faveurs est pour moi la plus grande. 10
J’avais pensé, dans ma trop longue erreur, 10
Que de ses dons la fatale influence 10
Aplanissait le chemin du bonheur. 10
45 Mais que les Dieux ont borné sa puissance ! 10
Pour être heureux il nous suffit d’un cœur. 10
Je les ai vus, ses favoris coupables, 10
En dépit d’elle, illustres misérables, 10
Fiers d’être sots, de leur faste éblouis, 10
50 Punis toujours de n’avoir rien à faire, 10
Dans leurs miroirs mille fois reproduits, 10
Peindre partout, voir partout leur misère ; 10
Sur leurs sophas lâchement étendus, 10
D’esprit, de corps également perclus ; 10
55 Du fade objet dont l’aspect les accable 10
Multiplier l’image insupportable. 10
J’ai vu Crassus, pour échapper au temps, 10
Dans sa langueur en compter les instans. 10
La montre d’or nonchalamment tirée 10
60 Dit qu’en secret il maudit sa durée. 10
Son triste cœur voudrait, dans son ennui, 10
La démentir, s’inscrire en faux contre elle ; 10
Mais le témoin muet et trop fidelle 10
Obstinément dépose contre lui. 10
65 Combien mes yeux ont surpris de bassesse 10
Sous ces dehors, sous cet éclat trompeur ! 10
Oui, que le ciel, punissant ma faiblesse, 10
Sur ton ami signale sa fureur, 10
Si, de mon cœur démentant la noblesse, 10
70 J’osais tremper dans leur lâche bonheur ! 10
Que l’amitié, pour tous deux indulgente, 10
A sur nos jours épanché de douceurs ! 10
Avec quel art sa faveur bienfaisante 10
De nos plaisirs variait les couleurs ! 10
75 Par la gaîté tantôt enluminée, 10
Tantôt moins vive, encor plus fortunée, 10
Elle portait par degrés dans nos cœurs, 10
Après l’essor d’une libre saillie, 10
Ce doux sommeil, cette mélancolie, 10
80 Qui de l’amour imite les langueurs. 10
Souvent muets dans notre nonchalance, 10
Trop sûrs de nous pour craindre un seul moment 10
Qu’on ne la prît pour de l’indifférence, 10
Nous nous taisions, et cet heureux silence 10
85 Ne finissait que par un sentiment : 10
Temps précieux pour mon âme attendrie, 10
Où mon esprit, emporté loin de moi, 10
Était absent, mais absent près de toi. 10
Plaisir du cœur, tendre mélancolie, 10
90 Doux antidote et baume de la vie, 10
Par quelle loi, par quel fatal destin, 10
Faut-il, hélas ! que d’un peuple volage 10
L’insuffisant et stérile langage 10
T’ose confondre avec ce noir chagrin, 10
95 Fléau cruel de l’âme dégradée, 10
Par les ennuis tristement obsédée ? 10
Souvent encor quand un diseur de riens 10
Venait troubler nos charmans entretiens, 10
Si par malheur sa bouche téméraire 10
100 D’un sentiment né d’une âme vulgaire 10
A nos regards dévoilait la laideur, 10
Mes yeux soudain, sur ton front peu flatteur, 10
En saisissaient le désaveu sincère. 10
Mais qu’ai-je dit ? Était-il nécessaire 10
105 De l’y chercher ? Il était dans mon cœur. 10
Ah ! cher ami, puis-je espérer encore 10
De te revoir, de trouver dans le tien 10
Cette amitié qui tous deux nous honore, 10
Et dont l’absence a serré le lien ? 10
110 Momens heureux, je vais vous voir renaître ; 10
Et de plus près à tes destins lié, 10
Auprès de toi, prenant un nouvel être, 10
Je vais chérir les arts et l’amitié. 10
J’ignore encor ce que le sort barbare 10
115 Pour ton ami cache dans l’avenir ; 10
Mais quels que soient les jours qu’il me prépare, 10
De fermeté prompt à me prémunir, 10
Malgré ses coups, je veux suivre la pente 10
De ce sentier que l’honneur me présente, 10
120 Et que sa main pour moi daigne aplanir. 10
Je sais trop bien que sa faveur stérile 10
Ne me promet qu’une palme inutile ; 10
Mais le travail, tendre consolateur, 10
M’assure au moins un abri salutaire, 10
125 Abri sacré, nécessaire à mon cœur. 10
Oui, le travail est son propre salaire. 10
Par le malheur mon esprit abattu, 10
Se redoutant, chérissant sa faiblesse, 10
Contre lui-même a long-temps combattu. 10
130 Je cède enfin à l’instinct qui me presse. 10
Te souviens-tu de ce chantre de Grèce ! 10
Encouragé par les dons séducteurs 10
Du cercle entier de ses admirateurs, 10
Oh ! disait-il, partageant leur ivresse, 10
135 Si l’intérêt pouvait les éclairer ; 10
Si dans mon cœur ce peuple pouvait lire ; 10
De quels transports je me sens pénétrer, 10
Lorsque mes doigts voltigent sur la lyre ; 10
D’une faveur il croirait m’honorer, 10
140 En permettant à mon heureux délire 10
De s’exercer dans cet art que j’admire. 10
logo du CRISCO logo de l'université