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Sébastien-Roch-Nicolas de CHAMFORT
ŒUVRES COMPLÈTES
(POÉSIES)
1851
CONTES
LE SAUT DE LA SOUPENTE
Dans le lit nuptial, après maintes façons, 12
Au pouvoir d’un lourdaut Perrette abandonnée, 12
S’attendait aux plaisirs que promet l’hyménée ; 12
Car, malgré l’innocence, on a certains soupçons : 12
5 On pleure, on crie, on se lamente 8
Au moindre mouvement que veut faire un époux ; 12
Mais s’il laissait en paix reposer l’innocente, 12
Ce serait bien autre peine entre nous. 10
Témoin notre épouse nouvelle, 8
10 Modestement tapie au bord de la ruelle, 12
Dans le ferme projet de faire le dragon, 12
Si Blaise seulement lui prenait le menton, 12
Et qui voyant le discret personnage, 10
A l’autre bord du lit établir son quartier, 12
15 Ne put tenir son fier, et le cœur plein de rage, 12
Venait, aventurant près du sot écolier, 12
D’abord un bras, un pied, puis le corps tout entier. 12
Point n’entendait le pauvre sire 8
Ce que voulait l’Amour et permettait l’Hymen, 12
20 Ce que sa femme voulait dire, 8
En lui serrant les genoux et la main : 10
Il allait s’endormir, lorsque notre épousée 12
Prit le parti, de crainte d’accident, 10
De s’expliquer, sans doute en bégayant. 10
25 (Car enfin, femme encor doit être embarrassée). 12
« Eh bian ! que ferions-nous… là… pour rire un instant ? 12
Qu’en dis-tu, Blaise ? — Oh oui ; c’est fort bien dit, voirment. 12
Eh bian ! voyons : queu divertissement ?… 10
Un jour de noce il faut une fête complette ; 12
30 Allons… » Et de sauter du lit de la pauvrette. 12
« Où cours-tu ?…Laisse-moi. Mais encore… quel sot !.. 12
— J’ons des pommes dans la soupente, 8
Tu les aimes, j’y vole, et tu seras contente : 12
Vois-tu, j’entends à demi mot. » 8
35 Notre benêt monte à l’échelle ; 8
Sa femme furieuse est bientôt sur ses pas, 12
Tire d’abord l’échelle à bas : 8
« Charche ; nigaud ; charche, dit-elle ; » 8
Et puis se remet dans ses draps. 8
40 Un bon vivant, sûr de plaire à la belle, 10
Qui, pour se divertir un peu, 8
S’était caché dans la ruelle, 8
Voyant qu’Amour lui faisait si beau jeu, 10
Sort brusquement de sa cachette, 8
45 Se glisse au lit de la fillette, 8
Et d’un baiser vous accole Perrette ; 10
« Paix, dit-il, paix ! c’est Lucas ; 7
A mes transports ne te dérobe pas ; 10
C’est un bon compagnon, un amant qui remplace 12
50 Un mari sot et tout de glace. » 8
Perrette volontiers aurait fait les hauts cris ; 12
Mais elle eut éveillé sa mère 8
Qui couchait, voyez-vous, dans le même taudis. 12
Le plus prudent était donc de se taire, 10
55 — Et Perrette se tut. Perrette se taisant, 12
Lucas va son chemin, Lucas marche en avant ; 12
Et tandis que, bloti dans sa soupente, 10
Ne pensant pas à son malheur, 8
L’époux cherche des fruits, l’amant cueille une fleur 12
60 Qu’avec ravissement lui cède son amante. 12
La bonne mère aux écoutes était : 10
« Eh mais ! pas trop mal ce me semble ; 8
Blaise n’est pas si sot qu’on le contait, 10
En besogne il va tout fin droit ; 8
65 Pour ma fille plus je ne tremble ; 8
De ce train-là, tredame, y moudront bien ensemble. 12
— Bon, disait-elle, au plus faible soupir 10
Que l’Amour arrachait à Lucas, à Perrette ; 12
Au moindre bruit de la couchette. 8
70 — Bon, toujours bon… queu noce ! queu plaisir ! 10
Et puis, ma fille est raisonnable ; 8
Y sont fort bian sur ce ton-là, 8
Il est pressant, elle est traitable, 8
Y ne disont plus rian… ma fi, les y voilà. » 12
75 Bien juste au fond pensait la bonne dame ; 10
Précisément l’affaire en était-là. 10
Mais l’époux n’avait part à ce grand opéra, 12
Le benêt ramassait des pommes à sa femme. 12
Chargé comme un mulet, enfin le bon chrétien 12
80 Cherche l’échelle et ne trouve plus rien. 10
Il appelle Perrette, et puis sa belle mère ; 12
Perrette ne dit mot, fait sortir son galant ; 12
Mais ardente à savoir tout le fond de l’affaire, 12
La bonne mère, hélas ! qui croit chacun content, 12
85 A son beau fils répond en demandant : 10
« Quelle nouvelle… est-tu bien là, mon gendre ? 10
— Oh ! palsanguienne, en vérité, 8
J’y suis monté ; 4
Mais je ne sais comment descendre. 8
90 — Eh ! glisse-toi, nigaud, sur le côté. 10
— Sur le côté ?… voirment, voilà tout le mystère, 12
Grand merci… Pa-ta-tra, mon benêt tombe à terre. » 12
Au bruit de cette chûte, aux cris de mon lourdaut, 12
Mère effrayée, et fille en peine, 8
95 Du lit à bas ne font qu’un saut, 8
Et vont, sans savoir où, comme la peur les mène. 12
Une lumière enfin vient les rassembler tous, 12
Et montre à la mère étonnée, 8
Blaise étendu loin du lit d’hyménée, 10
100 Et tombé de plus haut que ne tombe un époux. 12
« Eh mais, lui dit la mère impatiente, 10
Quel saut as-tu donc fait ?… — Le saut de la soupente. » 12
La mère regarda Perrette et la comprit ; 12
Femmes ont pour s’entendre un merveilleux esprit ; 12
105 Et l’époux seul, plus sot que d’ordinaire, 10
Froissé, raillé, trompé, fut se remettre au lit, 12
Sans rien comprendre à cette affaire. 8
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