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Sébastien-Roch-Nicolas de CHAMFORT
ŒUVRES COMPLÈTES
(POÉSIES)
1851
ÉPITRES
ÉPITRE D’UN PÈRE A SON FILS
SUR LA NAISSANCE D’UN PETIT-FILS
Il est donc né, ce fils, objet de tant de vœux ! 12
Il respire ! avec lui nous renaissons tous deux. 12
Mon cœur s’est réveillé : cette ardeur qui m’enflamme, 12
Au jour de ta naissance a pénétré ton âme. 12
5 Je te pris dans mes bras : un serment solennel 12
Promit de t’élever dans le sein paternel. 12
Le temps, qui m’a conduit au bout de ma carrière, 12
De mes yeux par degrés épura la lumière : 12
Vainement et trop tard allumant son flambeau, 12
10 La raison nous éclaire aux portes du tombeau. 12
Ah ! si l’expérience, école du vrai sage, 12
Pouvait de nos enfans devenir l’héritage ! 12
Si nos malheurs au moins n’étaient perdus pour eux ! 12
Un père, en expirant, se croirait trop heureux : 12
15 Mais il meurt tout entier ; et la triste vieillesse 12
Dans la tombe avec elle emporte sa sagesse. 12
De mon vaisseau du moins que les tristes débris, 12
Épars sous les écueils, en écartent mon fils. 12
Je le vois, en mourant, s’éloigner du rivage : 12
20 Ah ! s’il arrive au port, je bénis mon naufrage. 12
Parmi tous ces mortels sur ce globe semés, 12
Les uns portent un cœur, des sens inanimés ; 12
Le feu des passions n’échauffe point leur âme : 12
D’autres sont embrâsés d’une céleste flamme : 12
25 Mais trop souvent, hélas ! sa féconde chaleur 12
Enfante les talens et non pas le bonheur ; 12
Et de l’infortuné dont elle est le partage, 12
Elle fait un grand homme et rarement un sage. 12
Le bonheur ! ô mortel !… Ose te détacher 12
30 D’un espoir que bientôt il faudrait t’arracher : 12
Si le songe est flatteur, le réveil est funeste ; 12
Fais le bonheur d’autrui, c’est le seul qui te reste. 12
Si ton fils n’a reçu que des sens émoussés, 12
Qu’il se traîne à pas lents dans les chemins tracés : 12
35 Sans lui frayer toi-même une route nouvelle, 12
De tes seules vertus offre-lui le modèle : 12
Mais si des passions le germe est dans son sein, 12
Veille, père éclairé, sur ce dépôt divin : 12
Loin de lui ces prisons où le hasard rassemble 12
40 Des esprits inégaux qu’on fait ramper ensemble ; 12
Où le vil préjugé vend d’obscures erreurs, 12
Que la jeunesse achète aux dépens de ses mœurs : 12
Si ton fils ne te doit son âme toute entière, 12
Tu lui donnas le jour, mais tu n’es pas son père. 12
45 Le chef-d’œuvre immortel de la divinité 12
Sur la terre au hasard paraît être jeté. 12
L’homme naît ; l’imposture assiége son enfance : 12
On fatigue, on séduit sa crédule ignorance : 12
On dégrade son être. Ah, cruels ! arrêtez : 12
50 C’est une âme immortelle à qui vous insultez. 12
De l’éducation l’influence suprême, 12
Subjugant dans nos cœurs la nature elle-même, 12
Peut créer à son choix, des vices, des vertus : 12
C’est du fils de César que Caton fit Brutus. 12
55 Règne sur le hasard, affaiblis son empire : 12
L’homme peut le borner, ou même le détruire. 12
Que son fier ascendant soit dompté par tes soins : 12
Transforme pour ton fils les vertus en besoins. 12
O toi ! fille des Cieux que l’univers adore, 12
60 Toi qu’il faut que l’on craigne, ou qu’il faut qu’on implore, 12
Sainte religion, dont le regard descend, 12
Du créateur à l’homme, et de l’homme au néant, 12
Montre-nous cette chaîne adorable et cachée 12
Par la main de Dieu même à son trône attachée, 12
65 Qui, pour notre bonheur, unit la terre au ciel 12
Et balance le monde aux pieds de l’Éternel. 12
Mais déjà de ton fils la raison vient d’éclore : 12
Sache épier, saisir l’instant de son aurore, 12
Où l’homme ouvrant les yeux, frappé d’un jour nouveau, 12
70 S’éveille, et regardant autour de son berceau, 12
Étonné de penser, et fier de se connaître, 12
Ose s’interroger, s’aperçoit de son être ; 12
Dévore les objets autour de lui semés, 12
Jadis morts à ses yeux, maintenant animés ; 12
75 Demande à ces objets leurs rapports à lui-même, 12
Et du monde moral veut saisir le système ; 12
A de sages leçons consacre ses momens ; 12
De ses vertus alors pose les fondemens ; 12
Des vrais biens, des vrais maux, trace-lui les limites ; 12
80 Renferme ses regards dans les bornes prescrites ; 12
Qu’il sache tour à tour se concentrer dans lui, 12
Étendre ses rapports à vivre dans autrui ; 12
Ne fais briller dans lui que des clartés utiles ; 12
Il est pour les humains des vérités stériles ; 12
85 Le ciel est parsemé de globes lumineux ; 12
Mais un seul nous éclaire et suffit à nos yeux. 12
Prolonge pour ton fils cet heureux temps d’ivresse, 12
Cet aimable délire où la simple jeunesse, 12
Ignorant l’artifice et les retours cruels, 12
90 N’a point perdu le droit d’estimer les mortels, 12
Et goûte ce bonheur si pur, si respectable, 12
De croire à la vertu pour aimer son semblable. 12
Jeune homme, j’aime à voir ta naïve candeur 12
Chercher imprudemment nos vertus dans ton cœur, 12
95 Chérir une ombre vaine, adorer ton ouvrage, 12
De tes purs sentimens reproduire l’image, 12
Et se plaire à créer, dans ta simplicité, 12
Un nouvel univers par toi seul habité. 12
Oui, que mon fils embrasse un fantôme qu’il aime : 12
100 Nous croyant des vertus, il en aura lui-même. 12
Mais voici ce moment utile ou dangereux, 12
Qui, souvent annoncé par un naufrage affreux, 12
Des sens avec le cœur préparant l’alliance, 12
Donne à l’homme étonné toute son existence, 12
105 Établit ses devoirs sur ses rapports divers, 12
Le fait vivre à lui-même et naître à l’univers. 12
Ce sont les passions, dont la fatale ivresse 12
L’élève quelquefois, et trop souvent l’abaisse ; 12
Mais quel que soit sur nous leur ascendant vainqueur, 12
110 Leur force ou leur faiblesse est toute en notre cœur. 12
Indociles coursiers, ils éprouvent leur guide ; 12
Le faible est entraîné par leur élan rapide ; 12
Le fort sait les dompter, les asservir au frein ; 12
Pour jamais de leur maître ils connaissent la main. 12
115 Les coursiers du soleil, dans leur vaste carrière, 12
Répandaient sans danger les feux et la lumière ; 12
Phaéton les conduit : bondissans, furieux, 12
Ils consument la terre, ils embrâsent les cieux. 12
Si ton fils des vertus a reçu la semence, 12
120 Des passions, pour lui, ne crains point l’influence ; 12
De nos égaremens on les accuse en vain ; 12
Le germe corrupteur dormait dans notre sein : 12
De sable, de limon cet impur assemblage, 12
Rebut de l’océan, soulevé par l’orage, 12
125 Avant que la tempête eût ébranlé les airs, 12
Il existait déjà dans le gouffre des mers. 12
Passions, c’est nous seuls et non vous qu’il faut craindre. 12
Épurons notre cœur sans vouloir les éteindre. 12
Parmi tous ces désirs dans notre âme allumés, 12
130 Le tyran le plus fier de nos sens enflammés, 12
C’est ce fougueux instinct fait pour nous reproduire, 12
Bienfaiteur des mortels, et prêt à les détruire. 12
Qu’un seul objet, mon fils, t’enchaînant sous sa loi, 12
Te dérobe à son sexe anéanti pour toi. 12
135 Heureux, sans doute heureux, si la beauté qui t’aime, 12
Remplissant tout ton cœur, te rend cher à toi-même, 12
Et mêle au tendre amour qu’elle a su t’inspirer, 12
Ce charme des vertus qui les fait adorer ! 12
Nœuds avoués du ciel, respectable hyménée, 12
140 De mon fils à tes lois soumets la destinée ! 12
Que par toi, de son être étendant le lien, 12
Mon fils, pour être heureux, soit homme et citoyen ! 12
Loin d’ici ces mortels, dont la folle prudence 12
Refuse à leur pays le prix de leur naissance, 12
145 Et qui prêts à brûler des plus coupables feux, 12
Morts pour le genre humain, pensent vivre pour eux ! 12
Amitié, nœud sacré, récompense des sages, 12
Plaisir de tous les temps, vertu de tous les âges ! 12
Oui, mon fils chérira tes devoirs, tes douceurs. 12
150 L’astre qui nous éclaire eut des blaphémateurs : 12
Des monstres ont maudit sa féconde influence ; 12
D’autres ont de Dieu même abhorré l’existence, 12
Ont haï l’Éternel : amitié ! qui jamais 12
A blasphémé ton nom, a maudit tes bienfaits ? 12
155 Le ciel daigne accorder au mortel magnanime 12
Une autre passion plus rare et plus sublime, 12
Aliment des vertus, âme des grands desseins : 12
C’est ce noble désir d’être utile aux humains, 12
D’avoir des droits sur eux, de vivre en leur mémoire ; 12
160 Le plus beau des besoins, le besoin de la gloire ; 12
Impérieux instinct que des dieux bienfaiteurs, 12
Par pitié pour la terre ont mis dans les grands cœurs. 12
Mais qui cherche la gloire a besoin qu’on l’éclaire. 12
Il en est une, hélas ! criminelle ou vulgaire, 12
165 Que le faible poursuit, qu’encense le pervers, 12
Qui, sous différens noms, fléau de l’univers, 12
Arme le conquérant, lui commande les crimes, 12
Dicte au sage insensé de coupables maximes, 12
Aiguise le poignard, prépare le poison, 12
170 Pour sauver de l’oubli le fantôme d’un nom ; 12
Prestige d’un instant, vaine et cruelle idole, 12
Non, ce n’est point à toi que le sage s’immole ; 12
Ses jours, dans les travaux, ne sont point consumés, 12
Pour laisser quelques pas sur le sable imprimés : 12
175 Mais servir, éclairer le genre humain qu’il aime, 12
En recherchant surtout l’estime de soi-même ; 12
La mettre au plus haut prix ; l’obtenir de son cœur ; 12
Voilà quelle est sa gloire et quelle est sa grandeur 12
Si de ce beau désir ton âme est dévorée, 12
180 Nourris dans toi, mon fils, cette flamme sacrée, 12
Tandis que tes esprits, dans leur mâle vigueur, 12
Du feu des passions reçoivent leur chaleur. 12
Ah ! lorsque les glaçons de la froide vieillesse 12
Viennent de notre sang arrêter la vîtesse, 12
185 Lorsque nous recelons dans un débile corps 12
Un esprit impuissant, une âme sans ressorts, 12
Plus de droits sur la gloire et sur la renommée : 12
La lice de l’honneur est pour jamais fermée : 12
Et sur nos sens flétris, ainsi que sur nos cœurs, 12
190 L’oisive indifférence épanche ses langueurs. 12
Mon fils, sur les humains que ton âme attendrie 12
Habite l’univers, mais aime sa patrie. 12
Le sage est citoyen : il respecte à la fois 12
Et le trésor des mœurs, et le dépôt des lois : 12
195 Les lois ! raison sublime et morale pratique, 12
D’intérêts opposés balance politique, 12
Accord né des besoins, qui, par eux cimenté, 12
Des volontés de tous fit une volonté. 12
Chéris toujours, mon fils, cet utile esclavage, 12
200 Qui de la liberté doit épurer l’usage. 12
Entends mes derniers mots, toi, dont les soins prudens 12
Doivent de notre fils guider les premiers ans. 12
J’ai vu son doux sourire à sa naissante aurore ; 12
Son premier sentiment à tes yeux doit éclore ; 12
205 Dans ton sein paternel il ira s’épancher ; 12
Et moi, d’entre tes bras la mort va m’arracher. 12
Puisse un jour cet écrit, gage de ma tendresse, 12
Cher enfant, à ton cœur faire aimer ma vieillesse ! 12
Puisses-tu t’écrier, saisi d’un doux transport : 12
210 Il fit des vœux pour moi dans les bras de la mort ! 12
Oui, c’est toi qui, m’offrant une heureuse espérance, 12
Plus loin dans l’avenir porte mon existence : 12
Je t’apprends le secret de vivre et de jouir ; 12
Ma mort t’enseignera le grand art de mourir. 12
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