Métrique en Ligne
CHE_1/CHE78
André de CHÉNIER
ŒUVRES POÉTIQUES
tome I
1790
POÈMES
Hermes
PREMIER CHANT
.............................................................................
C'EST là qu'admis au fond d'un antique mystère, 12
L'œil pense avec effroi voir la nature mère, 12
Dans les convulsions d'un douloureux tourment, 12
S'agiter sous l'effort d'un long enfantement. 12
DEUXIÈME CHANT
5 Ridés, le front blanchi, dans notre tête antique 12
S'éteindra cette flamme ardente et poétique, 12
Qui, féconde et rapide en un jeune cerveau, 12
Y peint de l'univers un mobile tableau ; 12
Et par qui tout à coup le poète indomptable 12
10 Sort, quitte ses amis, et les jeux, et la table, 12
S'enferme, et, sous le dieu qui le vient oppresser, 12
Seul, chez lui, s'interroge, et s'écoute penser. 12
Les Causes
Ainsi, dans les sentiers d'une forêt naissante, 12
A grands cris élancée, une meute pressante, 12
15 Aux vestiges connus dans les zéphyrs errants, 12
D'un agile chevreuil suit les pas odorants. 12
L'animal, pour tromper leur course suspendue, 12
Bondit, s'écarte, fuit ; et la trace est perdue. 12
Furieux, de ses pas cachés dans ces déserts, 12
20 Leur narine inquiète interroge les airs, 12
Par qui bientôt frappés de sa trace nouvelle 12
Ils volent à grands cris sur sa route fidèle. 12
La Religion
.............................................................................
De son horrible aspect menaçait les humains. 12
Un Grec fut le premier dont l'audace affermie 12
25 Leva des yeux mortels sur l'idole ennemie. 12
Rien ne put l'étonner. Et ces dieux tout-puissants, 12
Cet Olympe, ces feux et ces bruits menaçants 12
Irritaient son courage à rompre la barrière 12
Où, sous d'épais remparts, obscure et prisonnière, 12
30 La nature en silence étouffait sa clarté. 12
Ivre d'un feu vainqueur, son génie indompté, 12
Loin des murs enflammés qui renferment le monde, 12
Perça tous les sentiers de cette nuit profonde, 12
Et de l'immensité parcourut les déserts ; 12
35 Il nous dit quelles lois gouvernent l'univers, 12
Ce qui vit, ce qui meurt, et ce qui ne peut être. 12
La religion tombe et nous sommes sans maître ; 12
Sous nos pieds à son tour elle expire ; et les cieux 12
Ne feront plus courber nos fronts victorieux. 12
Le Mariage
.............................................................................
40 Et quand sa faim vorace, au pied d'un chêne antique, 12
Avait su du vil gland tombé de ses rameaux 12
Disputer la pâture aux plus vils animaux, 12
Un besoin plus terrible, une faim plus brûlante, 12
Livrait à ses efforts une esclave tremblante 12
45 Qui, bientôt de ses bras chassée avec horreur, 12
Allait d'un nouveau maître assouvir la fureur. 12
Mais sitôt que Cérés par des lois salutaires 12
Des humains réunis fit un peuple de frères, 12
Alors ................................................................................
50 Une foi mutuelle unit les hyménées. 12
TROISIÈME CHANT
Morale
Il croit (aveugle erreur !) que de l'ingratitude 12
Un peuple tout entier peut se faire une étude, 12
L'établir pour son culte, et de dieux bienfaisants 12
Blasphémer de concert les augustes présents. 12
Législation
55 Descends, œil éternel, tout clarté, tout lumière ! 12
Viens luire dans mon âme, éclairer sa paupière, 12
Pénétrer avec lui dans le cœur des humains ; 12
De ce grand labyrinthe ouvre-lui les chemins. 12
Qu'il aille interroger ses plus sombres retraites, 12
60 Voir de tous leurs pensers les racines secrètes. 12
Fais, de leurs passions, à ses doctes efforts, 12
Tenter, étudier, compter tous les ressorts. 12
Qu'un charme, en ses discours, flatte, entraîne, ravisse. 12
Fais régner sur leurs cœurs sa voix législatrice, 12
65 Pour qu'il les puisse instruire à vivre plus heureux ; 12
Les unir de liens qui semblent nés pour eux ; 12
Étayer leur faiblesse et diriger leur force ; 12
De l'honnête et du beau leur présenter l'amorce. 12
Car si pour magistrats les lois ont des bourreaux, 12
70 Si leur siège sanglant est sur des échafauds, 12
La crainte sur les cœurs n'a qu'un pouvoir fragile. 12
Et qu'espérer de grand chez un peuple servile, 12
Lâche, à se mépriser en naissant façonné, 12
Avili par ses lois dès l'instant qu'il est né ? 12
75 Par ses lois ! Le poison que son trépas va suivre, 12
Infecte l'aliment qui dût le faire vivre. 12
Toujours un grand supplice en amène un plus grand. 12
Plus la loi fait d'efforts, plus son pouvoir mourant 12
S'éteint. L'empire fuit dès que Thémis farouche 12
80 N'a que flammes, gibets, tortures à la bouche. 12
Elle lutte, on résiste. Et ce fatal combat 12
Use l'âme du peuple et les nœuds de l'État. 12
Sous une loi de sang un peuple est sanguinaire. 12
Quand d'un crime léger la mort est le salaire, 12
85 Tout grand, forfait est sûr. Débile à se venger, 12
La loi ne prévient plus même un crime léger. 12
La balance est en nous. Le pouvoir d'un caprice 12
N'a point fondé les droits, la raison, la justice : 12
Ils sont nés avec l'homme et ses premiers liens. 12
90 Tel crime nuit aux mœurs, aux droits des citoyens, 12
Trouble la paix publique, outrage la nature ; 12
A ce modèle inné que la loi les mesure : 12
Que le coupable ingrat soit exclus de jouir 12
Des mêmes biens communs qu'il osait envahir ; 12
95 Qu'à tous les yeux, aux siens, par une loi certaine 12
La nature du crime en indique la peine. 12
Clairvoyantes alors, les lois dans le danger 12
N'apportent point au mal le remède étranger. 12
La peine, du forfait compagne involontaire, 12
100 N'est qu'un juste équilibre, un talion sévère 12
Que n'épouvante point le scélérat puissant, 12
Que n'ensanglante point la mort de l'innocent. 12
La loi, dans les esprits, se glisse, s'insinue, 12
Les fait penser comme elle et fascine la vue. 12
105 Ce qu'elle dit supplice est supplice tout prêt ; 12
Ce qu'elle nomme un prix est un prix en effet. 12
Je veux qu'aux citoyens, la justice vengée, 12
L'honneur d'avoir bien fait, la patrie obligée, 12
Les regards du sénat, des enfants, des aïeux, 12
110 Soient un triomphe cher qui les élève aux cieux. 12
Je veux que leur bourreau soit la honte ennemie ; 12
Leurs peines, le mépris ; le blâme, l'infamie ; 12
Que l'arbre, le rocher, le ciel, les éléments, 12
Appelés à témoin de la foi des serments, 12
115 Soient les juges secrets qui, dans l'âme parjure, 12
Portent d'un long tourment l'implacable morsure. 12
Mais cet état surtout porte empreint sur le front 12
Du père' de ses lois l'esprit vaste et profond, 12
Où par intérêt même on devient magnanime ; 12
120 Où la misère marche à la suite du crime ; 12
Où par la faim, la soif, le vice est combattu ; 12
Où l'on ne vit heureux qu'à force de vertu. 12
Politique
.............................................................................
.............................................................................
Chassez de vos autels, juges vains et frivoles, 12
Ces héros conquérants, meurtrières idoles ; 12
125 Tous ces grands noms, enfants des crimes, des malheurs, 12
De massacres fumants, teints de sang et de pleurs. 12
Venez tomber aux pieds de plus nobles images : 12
Voyez ces hommes saints, ces sublimes courages, 12
Héros dont les vertus, les travaux bienfaisants, 12
130 Ont éclairé la terre et mérité l'encens ; 12
Qui, dépouillés d'eux-même et vivant pour leurs frères, 12
Les ont soumis au frein des règles salutaires, 12
Au joug de leur bonheur, les ont faits citoyens ; 12
En leur donnant des lois leur ont donné des biens, 12
135 Des forces, des parents, la liberté, la vie ; 12
Enfin qui d'un pays ont fait une patrie. 12
Et que de fois pourtant leurs frères envieux 12
Ont d'affronts insensés, de mépris odieux, 12
Accueilli les bienfaits de ces illustres guides, 12
140 Comme dans leurs maisons ces animaux stupides 12
Dont la dent méfiante ose outrager la main 12
Qui se tendait vers eux pour apaiser leur faim ! 12
Mais n'importe ; un grand homme au milieu des supplices 12
Goûte de la vertu les augustes délices. 12
145 Il le sait : les humains sont injustes, ingrats. 12
Que leurs yeux un moment ne le connaissent pas ; 12
Qu'un jour entre eux et lui s'élève avec murmure 12
D'insectes ennemis une nuée obscure ; 12
N'importe, il les instruit, il les aime pour eux. 12
150 Même ingrats, il est doux d'avoir fait des heureux. 12
Il sait que leur vertu, leur bonté, leur prudence, 12
Doit être son ouvrage et non sa récompense, 12
Et que leur repentir, pleurant sur son tombeau, 12
De ses soins, de sa vie est un prix assez beau. 12
155 Au loin dans l'avenir sa grande âme contemple 12
Les sages opprimés que soutient son exemple ; 12
Des méchants dans soi-même il brave la noirceur : 12
C'est là qu'il sait les fuir ; son asile est son cœur. 12
De ce faîte serein, son Olympe sublime, 12
160 Il voit, juge, connaît. Un démon magnanime 12
Agite ses pensers, vit dans son cœur brûlant, 12
Travaille son sommeil actif et vigilant, 12
Arrache au long repos sa nuit laborieuse, 12
Allume avant le jour sa lampe studieuse, 12
165 Lui montre un peuple entier, par ses nobles bienfaits, 12
Indompté dans la guerre, opulent dans la paix, 12
Son beau nom remplissant leur cœur et leur histoire, 12
Les siècles prosternés au pied de sa mémoire. 12
Par ses sueurs bientôt l'édifice s'accroît. 12
170 En vain l'esprit du peuple est rampant, est étroit, 12
En vain le seul présent les frappe et les entraîne, 12
En vain leur raison faible et leur vue incertaine 12
Ne peut de ses regards suivre les profondeurs, 12
De sa raison céleste atteindre les hauteurs ; 12
175 Il appelle les dieux à son conseil suprême. 12
Ses décrets, confiés à la voix des dieux même, 12
Entraînent sans convaincre, et le monde ébloui 12
Pense adorer les dieux en n'adorant que lui. 12
Il fait honneur aux dieux de son divin ouvrage. 12
180 C'est alors qu'il a vu tantôt à son passage 12
Un buisson enflammé recéler l'Éternel ; 12
C'est alors qu'il rapporte, en un jour solennel, 12
De la montagne ardente et du sein du tonnerre, 12
La voix de Dieu lui-même écrite sur la pierre ; 12
185 Ou c'est alors qu'au fond de ses augustes bois 12
Une nymphe l'appelle et lui trace des lois, 12
Et qu'un oiseau divin, messager de miracles, 12
A son oreille vient lui dicter des oracles. 12
Tout agit pour lui seul, et la tempête et l'air, 12
190 Et le cri des forêts, et la foudre et l'éclair ; 12
Tout. Il prend à témoin le monde et la nature ; 12
Mensonge grand et saint ! glorieuse imposture, 12
Quand au peuple trompé ce piège généreux 12
Lui rend sacré le joug qui doit le rendre heureux ! 12
195 Le fisc insatiable engloutit les fortunes ; 12
Les lois ..............................................................................
Leurs décrets sont la toile où l'avide Arachné 12
Arrête un faible insecte au passage enchaîné. 12
Un insecte plus fort, bravant son stratagème, 12
200 Vole, brise sa trame, et l'emporte elle-même. 12
.............................................................................
.............................................................................
Tels des insectes vils, la nuit, sortent sans nombre 12
Des retraites du bois d'un lit muet et sombre, 12
Et sur l'homme endormi, sur ses bras, sur son flanc, 12
Rampent, courent en foule, et lui sucent le sang. 12
205 Puis, s'il eût ajouté : « Tu vois tous ces secrets 12
Que toi-même étais né pour ne savoir jamais ; 12
Un jour tout ce qu'ici ma voix vient de te dire, 12
D'eux-mêmes, sans qu'un dieu soit venu les instruire. 12
Tes pareils le sauront. Tes pareils, les humains 12
210 Trouveront jusque-là d'infaillibles chemins. 12
Ces astres que tu vois épars dans l'étendue, 12
Ces immenses soleils si petits à ta vue, 12
Ils sauront leur grandeur, leurs immuables lois, 12
Mesurer leur distance, et leur cours, et leur poids ; 12
215 Ils traceront leur forme, ils en feront l'histoire ; » 12
Jamais, je vous le jure, il ne l'eût voulu croire. 12
Invention des Sciences
.............................................................................
Avant que des États la base fût constante, 12
Avant que de pouvoir, à pas mieux assurés, 12
Des sciences, des arts monter quelques degrés, 12
220 Du temps et du besoin l'inévitable empire 12
Dut avoir aux humains enseigné l'art d'écrire. 12
D'autres arts l'ont poli ; mais aux arts, le premier, 12
Lui seul des vrais succès peut ouvrir le sentier. 12
Sur la feuille d'Égypte ou sur la peau ductile, 12
225 Même un jour sur le dos d'un albâtre docile, 12
Au fond des eaux formé des dépouilles du lin, 12
Une main éloquente, avec cet art divin, 12
Tient, fait voir l'invisible et rapide pensée, 12
L'abstraite intelligence et palpable et tracée ; 12
230 Peint des sons à nos yeux, et transmet à la fois 12
Une voix aux couleurs, des couleurs à la voix. 12
Quand des premiers traités la fraternelle chaîne 12
Commença d'approcher, d'unir la race humaine, 12
La terre et de hauts monts, des fleuves, des forêts, 12
235 Des contrats attestés garants sûrs et muets, 12
Lurent le livre auguste et les lettres sacrées 12
Qui faisaient lire aux yeux les promesses jurées. 12
Dans la suite peut-être ils voulurent sur soi 12
L'un de l'autre emporter la parole et la foi ; 12
240 Ils surent donc, broyant de liquides matières, 12
L'un sur l'autre imprimer leurs images grossières, 12
Ou celle du témoin, homme, plante ou rocher, 12
Qui vit jurer leur bouche et leurs mains se toucher. 12
De là dans l'Orient ces colonnes savantes, 12
245 Rois, prêtres, animaux peints en scènes vivantes, 12
De la religion ténébreux monuments, 12
Pour les sages futurs laborieux tourments, 12
Archives de l'État, où les mains politiques 12
Traçaient en longs tableaux les annales publiques. 12
250 De là, dans un amas d'emblèmes captieux, 12
Pour le peuple ignorant monstre religieux, 12
Des membres ennemis vont composer ensemble 12
Un seul tout, étonné du nœud qui les rassemble ; 12
Un corps de femme au front d'un aigle enfant des airs 12
255 Joint l'écaille et les flancs d'un habitant des mers. 12
Cet art simple et grossier nous a suffi peut-être 12
Tant que tous nos discours n'ont su voir ni connaître 12
Que les objets présents dans la nature épars, 12
Et que tout notre esprit était dans nos regards. 12
260 Mais on vit, quand vers l'homme on apprit à descendre, 12
Quand il fallut fixer, nommer, écrire, entendre 12
Du cœur, des passions les plus secrets détours, 12
Les espaces du temps ou plus longs ou plus courts, 12
Quel cercle étroit bornait cette antique écriture. 12
265 Plus on y mit de soins, plus, incertaine, obscure, 12
Du sens confus et vague elle épaissit la nuit. 12
Quelque peuple à la fin, par le travail instruit, 12
Compte combien de mots l'héréditaire usage 12
A transmis jusqu'à lui pour former un langage. 12
270 Pour chacun de ces mots un signe est inventé, 12
Et la main qui l'entend des lèvres répété 12
Se souvient d'en tracer cette image fidèle ; 12
Et sitôt qu'une idée inconnue et nouvelle 12
Grossit d'un nouveau mot ces mots déjà nombreux, 12
275 Un nouveau signe accourt s'enrôler avec eux. 12
C'est alors, sur des pas si faciles à suivre, 12
Que l'esprit des humains est assuré de vivre. 12
C'est alors que le fer, à la pierre, aux métaux, 12
Livre, en dépôt sacré pour les âges nouveaux, 12
280 Nos âmes et nos mœurs fidèlement gardées, 12
Et l'œil sait reconnaître une forme aux idées. 12
Dès lors des grands aïeux les travaux, les vertus 12
Ne sont point pour leurs fils des exemples perdus. 12
Le passé du présent est l'arbitre et le père, 12
285 Le conduit par la main, l'encourage, l'éclaire. 12
Les aïeux, les enfants, les arrière-neveux, 12
Tous sont du même temps, ils ont les mêmes vœux. 12
La patrie, au milieu des embûches, des traîtres, 12
Remonte en sa mémoire, a recours aux ancêtres, 12
290 Cherche ce qu'ils feraient en un danger pareil) 12
Et des siècles vieillis assemble le conseil. 12
La terre est son domaine et, possesseur ardent, 12
Il court, juge, voit tout comme le fils prudent 12
Qui va de ses aïeux visiter l'héritage, 12
295 Et parcourt tous les biens laissés pour son partage. 12
Système du monde
Mais ces soleils assis dans leur centre brûlant, 12
Et chacun roi d'un monde autour de lui roulant, 12
Ne gardent point eux-même une immobile place. 12
Chacun avec son monde emporté dans l'espace, 12
300 Ils cheminent eux-même : un invincible poids 12
Les courbe sous le joug d'irrésistibles lois, 12
Dont le pouvoir sacré, nécessaire, inflexible, 12
Leur fait poursuivre à tous un centre irrésistible. 12
.............................................................................
.............................................................................
L'océan éternel où bouillonne la vie. 12
.............................................................................
.............................................................................
.............................................................................
305 Ainsi, quand de l'Euxin la déesse étonnée 12
Vit du premier vaisseau son onde sillonnée, 12
Aux héros de la Grèce, à Colchos appelés, 12
Orphée expédiait les mystères sacrés 12
Dont sa mère immortelle avait daigné l'instruire. 12
310 Près de la poupe assis, appuyé sur sa lyre, 12
Il chantait quelles lois à ce vaste univers 12
Impriment à la fois des mouvements divers ; 12
Quelle puissance entraîne ou fixe les étoiles ; 12
D'où le souffle des vents vient animer les voiles ; 12
315 Dans l'ombre de la nuit quels célestes flambeaux 12
Sur l'aveugle Amphitrite éclairent les vaisseaux. 12
Ardents à recueillir ces merveilles utiles, 12
Autour du demi-dieu les princes immobiles 12
Aux accents de sa voix demeuraient suspendus, 12
320 Et l'écoutaient encor quand il ne chantait plus. 12
.............................................................................
.............................................................................
Dans nos vastes cités, par le sort partagés, 12
Sous deux injustes lois les hommes sont rangés : 12
Les uns, princes et grands, d'une avide opulence 12
Étalent sans pudeur la barbare insolence ; 12
325 Les autres, sans pudeur, vils clients de ces grands, 12
Vont ramper sous les murs qui cachent leurs tyrans, 12
Admirer ces palais aux colonnes hautaines 12
Dont eux-même ont payé les splendeurs inhumaines, 12
Qu'eux-même ont arrachés aux entrailles des monts, 12
330 Et tout trempés encor des sueurs de leurs fronts. 12
Moi, je me plus toujours, client de la nature, 12
A voir son opulence et bienfaisante et pure, 12
Cherchant loin de nos murs les temples, les palais 12
Où la Divinité me révèle ses traits, 12
335 Ces monts, vainqueurs sacrés des fureurs du tonnerre, 12
Ces chênes, ces sapins, premiers-nés de la terre ; 12
Les pleurs des malheureux n'ont point teint ces lambris. 12
D'un feu religieux le saint poète épris 12
Cherche leur pur éther et plane sur leur cime. 12
340 Mer bruyante, la voix du poète sublime 12
Lutte contre les vents, et tes flots agités 12
Sont moins forts, moins puissants que ses vers indomptés. 12
A l'aspect du volcan, aux astres élancée, 12
Luit, vole avec l'Etna, la bouillante pensée. 12
345 Heureux qui sait aimer ce trouble auguste et grand : 12
Seul, il rêve en silence à la voix du torrent 12
Qui le long des rochers se précipite et tonne ; 12
Son esprit en torrent et s'élance et bouillonne. 12
Là, je vais dans mon sein méditant à loisir 12
350 Des chants à faire entendre aux siècles à venir ; 12
Là, dans la nuit des cœurs qu'osa sonder Homère, 12
Cet aveugle divin et me guide et m'éclaire. 12
Souvent mon vol, armé des ailes de Buffon, 12
Franchit avec Lucrèce, au flambeau de Newton, 12
355 La ceinture d'azur sur le globe étendue. 12
Je vois l'être et la vie et leur source inconnue, 12
Dans les fleuves d'éther tous les mondes roulants 12
Je poursuis la comète aux crins étincelants, 12
Les astres et leurs poids, leurs formes, leurs distances. 12
360 Je voyage avec eux dans leurs cercles immenses. 12
Comme eux, astre, soudain je m'entoure de feux ; 12
Dans l'éternel concert je me place avec eux : 12
En moi leurs doubles lois agissent et respirent ; 12
Je sens tendre vers eux mon globe qu'ils attirent. 12
365 Sur moi qui les attire ils pèsent à leur tour. 12
Les éléments divers, leur haine, leur amour, 12
Les causes, l'infini s'ouvre à mon œil avide. 12
Bientôt redescendu sur notre fange humide, 12
J'y rapporte des vers de nature enflammés, 12
370 Aux purs rayons des dieux dans ma course allumés. 12
Écoutez donc ces chants d'Hermès dépositaires, 12
Où l'homme antique, errant dans ses routes premières, 12
Fait revivre à vos yeux l'empreinte de ses pas. 12
Mais dans peu, m'élançant aux armes, aux combats, 12
375 Je dirai l'Amérique à l'Europe montrée ; 12
J'irai dans cette riche et sauvage contrée 12
Soumettre au Mançanar le vaste Maranon. 12
Plus loin dans l'avenir je porterai mon nom, 12
Celui de cette Europe en grands exploits féconde, 12
380 Que nos jours ne sont loin des premiers jours du monde. 12
O mon fils, mon Hermès, ma plus belle espérance, 12
O fruit des longs travaux de ma persévérance, 12
Toi, l'objet le plus cher des veilles de dix ans, 12
Qui m'as coûté des soins et si doux et si lents ; 12
385 Confident de ma joie et remède à mes peines ; 12
Sur les lointaines mers, sur les terres lointaines, 12
Compagnon bien-aimé de mes pas incertains, 12
O mon fils, aujourd'hui quels seront tes destins ? 12
Une mère longtemps se cache ses alarmes : 12
390 Elle-même à son fils veut attacher ses armes ; 12
Mais quand il faut partir, ses bras, ses faibles bras 12
Ne peuvent sans terreur l'envoyer aux combats. 12
Dans la France, pour toi, que faut-il que j'espère ? 12
Jadis, enfant chéri, dans la maison d'un père 12
395 Qui te regardait naître et grandir sous ses yeux, 12
Tu pouvais, sans péril, disciple curieux, 12
Sur tout ce qui frappait ton enfance attentive 12
Donner un libre essor à ta langue naïve. 12
Plus de père aujourd'hui ! le mensonge est puissant ; 12
400 Il règne. Dans ses mains luit un fer menaçant. 12
De la vérité sainte il déteste l'approche. 12
Il craint que son regard ne lui fasse un reproche ; 12
Que ses traits, sa candeur, sa voix, son souvenir, 12
Tout mensonge qu'il est, ne le fassent pâlir. 12
405 Mais la vérité seule est une, est éternelle. 12
Le mensonge varie ; et l'homme, trop fidèle, 12
Change avec lui : pour lui les humains sont constants 12
Et roulent de mensonge en mensonge flottants. 12
.............................................................................
.............................................................................
Perdu, n'existant plus qu'en un docte cerveau, 12
410 Le français ne sera dans ce monde nouveau 12
Qu'une écriture antique et non plus un langage. 12
O, si tu vis encore, alors peut-être un sage 12
Près d'une lampe assis, dans l'étude plongé, 12
Te retrouvant poudreux, obscur, demi-rongé, 12
415 Voudra creuser le sens de tes lignes pensantes. 12
Il verra si, du moins, tes feuilles innocentes 12
Méritaient ces rumeurs, ces tempêtes, ces cris, 12
Qui vont sur toi sans doute éclater dans Paris. 12
logo du CRISCO logo de l'université