Métrique en Ligne
CHE_1/CHE77
André de CHÉNIER
ŒUVRES POÉTIQUES
tome I
1790
POÈMES
L'Invention
O fils du Mincius, je te salue, ô toi 12
Par qui le dieu des arts fut roi du peuple-roi ! 12
Et vous, à qui jadis, pour créer l'harmonie, 12
L'Attique et l'onde Égée, et la belle Ionie, 12
5 Donnèrent un ciel pur, les plaisirs, la beauté, 12
Des mœurs simples, des lois, la paix, la liberté, 12
Un langage sonore aux douceurs souveraines, 12
Le plus beau qui soit né sur des lèvres humaines 12
Nul âge ne verra pâlir vos saints lauriers, 12
10 Car vos pas inventeurs ouvrirent les sentiers, 12
Et du temple des arts que la gloire environne 12
Vos mains ont élevé la première colonne. 12
A nous tous aujourd'hui, vos faibles nourrissons, 12
Votre exemple a dicté d'importantes leçons. 12
15 Il nous dit que nos mains, pour vous être fidèles, 12
Y doivent élever des colonnes nouvelles. 12
L'esclave imitateur naît et s'évanouit ; 12
La nuit vient, le corps reste, et son ombre s'enfuit. 12
Ce n'est qu'aux inventeurs que la vie est promise, 12
20 Nous voyons les enfants de la fière Tamise 12
De toute servitude ennemis indomptés ; 12
Mieux qu'eux, par votre exemple, à vous vaincre excités, 12
Osons ; de votre gloire éclatante et durable 12
Essayons d'épuiser la source inépuisable. 12
25 Mais inventer n'est pas, en un brusque abandon 12
Blesser la vérité, le bon sens, la raison ; 12
Ce n'est pas entasser, sans dessein et sans forme, 12
Des membres ennemis en un colosse énorme ; 12
Ce n'est pas, élevant des poissons dans les airs, 12
30 A l'aide des vautours ouvrir le sein des mers ; 12
Ce n'est pas sur le front d'une nymphe brillante 12
Hérisser d'un lion la crinière sanglante : 12
Délires insensés ! fantômes monstrueux ! 12
Et d'un cerveau malsain rêves tumultueux ! 12
35 Ces transports déréglés, vagabonde manie, 12
Sont l'accès de la fièvre et non pas du génie. 12
D'Ormus et d'Ariman ce sont les noirs combats, 12
Où partout confondus, la vie et le trépas, 12
Les ténèbres, le jour, la forme et la matière, 12
40 Luttent sans être unis ; mais l'esprit de lumière 12
Fait naître en ce chaos la concorde et le jour ; 12
D'éléments divisés il reconnaît l'amour, 12
Les rappelle, et partout, en d'heureux intervalles, 12
Sépare et met en paix les semences rivales. 12
45 Ainsi donc, dans les arts, l'inventeur est celui 12
Qui peint ce que chacun put sentir comme lui ; 12
Qui, fouillant des objets les plus sombres retraites, 12
Étale et fait briller leurs richesses secrètes ; 12
Qui, par des nœuds certains, imprévus et nouveaux, 12
50 Unissant des objets qui paraissent rivaux, 12
Montre et fait adopter à la nature mère 12
Ce qu'elle n'a point fait, mais ce qu'elle a pu faire ; 12
C'est le fécond pinceau qui, sûr dans ses regards, 12
Retrouve un seul visage en vingt belles épars, 12
55 Les fait renaître ensemble et, par un art suprême, 12
Des traits de vingt beautés forme la beauté même. 12
La nature dicta vingt genres opposés 12
D'un fil léger entre eux chez les Grecs divisés. 12
Nul genre, s'échappant de ses bornes prescrites, 12
60 N'aurait osé d'un autre envahir les limites, 12
Et Pindare à sa lyre, en un couplet bouffon, 12
N'aurait point de Marot associé le ton. 12
De ces fleuves nombreux dont l'antique Permesse 12
Arrosa si longtemps les cités de la Grèce, 12
65 De nos jours même, hélas ! nos aveugles vaisseaux 12
Ont encore oublié mille vastes rameaux. 12
Quand Louis et Colbert, sous les murs de Versailles, 12
Réparaient des beaux-arts les longues funérailles, 12
De Sophocle et d'Eschyle ardents admirateurs, 12
70 De leur auguste exemple élèves inventeurs, 12
Des hommes immortels firent sur notre scène 12
Revivre aux yeux français les théâtres d'Athène. 12
Comme eux, instruit par eux, Voltaire offre à nos pleurs 12
Des grands infortunés les illustres douleurs ; 12
75 D'autres esprits divins, fouillant d'autres ruines, 12
Sous l'amas des débris, des ronces, des épines, 12
Ont su, pleins des écrits des Grecs et des Romains, 12
Retrouver, parcourir leurs antiques chemins. 12
Mais, ô la belle palme et quel trésor de gloire 12
80 Pour celui qui, cherchant la plus noble victoire, 12
D'un si grand labyrinthe affrontant les hasards, 12
Saura guider sa muse aux immenses regards, 12
De mille longs détours à la fois occupée 12
Dans les sentiers confus d'une vaste épopée ; 12
85 Lui dire d'être libre, et qu'elle n'aille pas 12
De Virgile et d'Homère épier tous les pas, 12
Par leur secours à peine à leurs pieds élevée ; 12
Mais qu'auprès de leurs chars, dans un char enlevée, 12
Sur leurs sentiers marqués de vestiges si beaux, 12
90 Sa roue ose imprimer des vestiges nouveaux ! 12
Quoi ! faut-il, ne s'armant que de timides voiles, 12
N'avoir que ces grands noms pour nord et pour étoiles, 12
Les côtoyer sans cesse, et n'oser, un instant, 12
Seul et loin de tout bord, intrépide et flottant, 12
95 Aller sonder les flancs du plus lointain Nérée, 12
Et du premier sillon fendre une onde ignorée ? 12
Les coutumes d'alors, les sciences, les mœurs, 12
Respirent dans les vers des antiques auteurs ; 12
Leur siècle est en dépôt dans leurs nobles volumes. 12
100 Tout a changé pour nous, mœurs, sciences, coutumes, 12
Pourquoi donc nous faut-il, par un pénible soin, 12
Sans rien voir près de nous, voyant toujours bien loin, 12
Vivant dans lé passé, laissant ceux qui commencent, 12
Sans penser, écrivant après d'autres qui pensent, 12
105 Retraçant un tableau que nos yeux n'ont point vu, 12
Dire et dire cent fois ce que nous avons lu ? 12
De la Grèce héroïque et naissante et sauvage 12
Dans Homère à nos yeux vit la parfaite image. 12
Démocrite, Platon, Épicure, Thalès, 12
110 Ont de loin à Virgile indiqué les secrets 12
D'une nature encore à leurs yeux trop voilée. 12
Torricelli, Newton, Kepler et Galilée, 12
Plus doctes, plus heureux dans leurs puissants efforts, 12
A tout nouveau Virgile ont ouvert des trésors. 12
115 Tous les arts sont unis ; les sciences humaines 12
N'ont pu de leur empire étendre les domaines 12
Sans agrandir aussi la carrière des vers. 12
Quel long travail pour eux a conquis l'univers ; 12
Aux regards de Buffon, sans voile, sans obstacles, 12
120 La terre ouvrant son sein, ses ressorts, ses miracles, 12
Ses germes, ses coteaux, dépouilles de Téthys ; 12
Les nuages épais, sur elle appesantis, 12
De ses noires vapeurs nourrissant leur tonnerre ; 12
Et l'hiver ennemi, pour envahir la terre, 12
125 Roi des antres du Nord, et, de glaces armés, 12
Ses pas usurpateurs sur nos morts imprimés ; 12
Et l'œil perçant du verre en la vaste étendue 12
Allant chercher ces feux qui fuyaient notre vue, 12
Aux changements prédits, immuables, fixés, 12
130 Que d'une plume d'or Bailly nous a tracés ; 12
Aux lois de Cassini les comètes fidèles ; 12
L'aimant, de nos vaisseaux seul dirigeant les ailes, 12
Une Cybèle neuve et cent mondes divers 12
Aux yeux de nos Jasons sortis du sein des mers ! 12
135 Quel amas de tableaux, de sublimes images, 12
Naît de ces grands objets réservés à nos âges ! 12
Sous ces bois étrangers qui couronnent ces monts, 12
Aux vallons de Cusco, dans ces antres profonds, 12
Si chers à la fortune et plus chers au génie, 12
140 Germent des mines d'or, de gloire et d'harmonie. 12
Pensez-vous, si Virgile ou l'Aveugle divin 12
Renaissaient aujourd'hui, que leur savante main 12
Négligeât de saisir ces fécondes richesses, 12
De notre Pinde auguste éclatantes largesses ? 12
145 Nous en verrions briller leurs sublimes écrits ; 12
Et ces mêmes objets, que vos doctes mépris 12
Accueillent aujourd'hui d'un front dur et sévère, 12
Alors à vos regards auraient seuls droit de plaire, 12
Alors, dans l'avenir, votre inflexible humeur 12
150 Aurait soin de défendre à tout jeune rimeur 12
D'oser sortir jamais de ce cercle d'images 12
Que vos yeux auraient vu tracé dans leurs ouvrages. 12
Mais qui jamais a su, dans des vers séduisants, 12
Sous des dehors plus vrais peindre l'esprit aux sens. 12
155 Mais quelle voix jamais d'une plus pure flamme 12
Et chatouilla l'oreille et pénétra dans l'âme ? 12
Mais leurs mœurs et leurs lois, et mille autres hasards, 12
Rendaient leur siècle heureux plus propice aux beaux arts. 12
Eh bien ! l'âme est partout ; la pensée a des ailes. 12
160 Volons, volons chez eux retrouver leurs modèles ; 12
Voyageons dans leur âge, où, libre, sans détour, 12
Chaque homme ose être un homme et penser au grand jour. 12
Au tribunal de Mars, sur la pourpre romaine, 12
Là du grand Cicéron la vertueuse haine 12
165 Écrase Céthégus, Catilina, Verrès, 12
Là tonne Démosthène ; ici de Périclès 12
La voix, l'ardente voix, de tous les cœurs maîtresse, 12
Frappe, foudroie, agite, épouvante la Grèce, 12
Allons voir la grandeur et l'éclat de leurs jeux. 12
170 Ciel ! la mer appelée en un bassin pompeux ! 12
Deux flottes parcourant cette enceinte profonde 12
Combattant sous les yeux des conquérants du monde ! 12
O terre de Pélops ! avec le monde entier 12
Allons voir d'Épidaure un agile coursier, 12
175 Couronné dans les champs de Némée et d'Élide ; 12
Allons voir au théâtre, aux accents d'Euripide, 12
D'une sainte folie un peuple furieux 12
Chanter : Amour, tyran des hommes et des dieux ! 12
Puis, ivres des transports qui nous viennent surprendre, 12
180 Parmi nous, dans nos vers, revenons les répandre ; 12
Changeons en notre miel leurs plus antiques fleurs 12
Pour peindre notre idée empruntons leurs couleurs ; 12
Allumons nos flambeaux à leurs feux poétiques ; 12
Sur des pensers nouveaux faisons des vers antiques. 12
185 Direz-vous qu'un objet né sur leur Hélicon 12
A seul de nous charmer pu recevoir le don ; 12
Que leurs fables, leurs dieux, ces mensonges futiles 12
Des Muses noble ouvrage, aux Muses sont utiles ; 12
Que nos travaux savants, nos calculs studieux 12
190 Qui subjuguent l'esprit et répugnent aux yeux, 12
Que l'on croit malgré soi, sont pénibles, austères 12
Et moins grands, moins pompeux que leurs belles chimères ? 12
Voilà ce que traités, préfaces, longs discours, 12
Prose, rime, partout nous disent tous les jours. 12
195 Mais enfin, dites-moi, si d'une œuvre immortelle 12
La nature est en nous la source et le modèle. 12
Pouvez-vous le penser que tout cet univers, 12
Et cet ordre éternel, ces mouvements divers, 12
L'immense vérité, la nature elle-même, 12
200 Soit moins grande en effet que ce brillant système 12
Qu'ils nommaient la nature, et dont d'heureux efforts 12
Disposaient avec art les fragiles ressorts ? 12
Mais quoi ! ces vérités sont au loin reculées, 12
Dans un langage obscur saintement recélées : 12
205 Le peuple les ignore. O Muses, ô Phœbus ! 12
C'est là, c'est là sans doute un Aiguillon de plus. 12
L'auguste poésie, éclatante interprète, 12
Le couvrira de gloire en forçant leur retraite. 12
Cette reine des cœurs, à la touchante voix, 12
210 A le droit, en tous lieux, de nous dicter son choix 12
Sûre de voir partout, introduite par elle, 12
Applaudir à grands cris une beauté nouvelle, 12
Et les objets nouveaux que sa voix a tentés 12
Partout, de bouche en bouche, après elle chantés. 12
215 Elle porte, à travers leurs nuages plus sombres 12
Des rayons lumineux qui dissipent leurs ombres, 12
Et rit quand, dans son vide, un auteur oppressé 12
Se plaint qu'on a tout dit et que tout est pensé. 12
Seule, et la lyre en main, et de fleurs couronnée, 12
220 De doux ravissements partout accompagnée, 12
Aux lieux les plus déserts, ses pas, ses jeunes pas, 12
Trouvent mille trésors qu'on ne soupçonnait pas. 12
Sur l'aride buisson que son regard se pose, 12
Le buisson à ses yeux rit et jette une rose. 12
225 Elle sait ne point voir dans son juste dédain, 12
Les fleurs qui trop souvent courant de main en main, 12
Ont perdu tout l'éclat de leurs fraîcheurs vermeilles ; 12
Elle sait même encore, ô charmantes merveilles ! 12
Sous ses doigts délicats réparer et cueillir 12
230 Celles qu'une autre main n'avait su que flétrir. 12
Elle seule connaît ces extases choisies, 12
D'un esprit tout de feu, mobiles fantaisies, 12
Ces rêves d'un moment, belles illusions, 12
D'un monde imaginaire aimables visions, 12
235 Qui ne frappent jamais, trop subtile lumière, 12
Des terrestres esprits l'œil épais et vulgaire. 12
Seule, de mots heureux, faciles, transparents, 12
Elle sait revêtir ces fantômes errants : 12
Ainsi des hauts sapins de la Finlande humide, 12
240 De l'ambre, enfant du ciel, distille l'or fluide, 12
Et sa chute souvent rencontre dans les airs 12
Quelque insecte volant qu'il porte au fond des mers 12
De la Baltique enfin les vagues orageuses 12
Roulent et vont jeter ces larmes précieuses 12
245 Où la fière Vistule, en de nobles coteaux, 12
Et le froid Niémen expirent dans ses eaux. 12
Là les arts vont cueillir cette merveille utile, 12
Tombe odorante où vit l'insecte volatile : 12
Dans cet or diaphane il est lui-même encor, 12
250 On dirait qu'il respire et va prendre l'essor. 12
Qui que tu sois enfin, ô toi, jeune poète, 12
Travaille, ose achever cette illustre conquête. 12
De preuves, de raisons, qu'est-il encor besoin ? 12
Travaille : un grand exemple est un puissant témoin. 12
255 Montre ce qu'on peut faire, en le faisant toi-même. 12
Si pour toi la retraite est un bonheur suprême ; 12
Si chaque jour les vers de ces maîtres fameux 12
Font bouillonner ton sang et dressent tes cheveux ; 12
Si tu sens chaque jour, animé de leur âme, 12
260 Ce besoin de créer, ces transports, cette flamme, 12
Travaille ; à nos concours c'est à toi de montrer 12
Tous ces trésors nouveaux qu'ils veulent ignorer. 12
Il faudra bien les voir, il faudra bien se taire 12
Quand ils verront enfin cette gloire étrangère 12
265 De rayons inconnus ceindre ton front brillant. 12
Aux antres de Paros le bloc étincelant 12
N'est aux vulgaires yeux qu'une pierre insensible ; 12
Mais le docte ciseau, dans son sein invisible, 12
Voit, suit, trouve la vie, et l'âme, et tous ses traits. 12
270 Tout l'Olympe respire en ses détours secrets. 12
Là vivent de Vénus les beautés souveraines ; 12
Là des muscles nerveux, là de sanglantes veines 12
Serpentent ; là des flancs invaincus aux travaux, 12
Pour soulager Atlas des célestes fardeaux. 12
275 Aux volontés du fer leur enveloppe énorme 12
Cède, s'amollit, tombe ; et de ce bloc informe 12
Jaillisent, éclatants, des dieux pour nos autels : 12
C'est Apollon lui-même, honneur des immortels ; 12
C'est Alcide vainqueur des monstres de Némée ; 12
280 C'est du vieillard Troyen la mort envenimée ; 12
C'est des Hébreux errants, le chef, le défenseur : 12
Dieu tout entier habite en ce marbre penseur. 12
Ciel ! n'entendez-vous pas de sa bouche profonde 12
Éclater cette voix créatrice du monde. 12
285 Oh ! qu'ainsi parmi nous des esprits inventeurs 12
De Virgile et d'Homère atteignent les hauteurs, 12
Sachent dans la mémoire avoir comme eux un temple, 12
Et sans suivre leurs pas imiter leur exemple, 12
Faire en s'éloignant d'eux avec un soin jaloux, 12
290 Ce qu'eux-même ils feraient s'ils vivaient parmi nous ! 12
Que la nature seule, en ses vastes miracles, 12
Soit leur fable et leurs dieux, et ses lois leurs oracles, 12
Que leurs vers, de Téthys respectant le sommeil, 12
N'aillent plus dans ses flots, rallumer le soleil ; 12
295 De la cour d'Apollon que l'erreur soit bannie, 12
Et qu'enfin Calliope, élève d'Uranie, 12
Montant sa lyre d'or sur un plus noble-ton 12
En langage des dieux fasse parler Newton. 12
Oh ! si je puis, un jour !… Mais quel est ce murmure ? 12
300 Quelle nouvelle attaque et plus forte et plus dure ? 12
O langue des Français ! est-il vrai que ton sort 12
Est de ramper toujours et que toi seule as tort ? 12
Ou si d'un faible esprit l'indolente paresse 12
Veut rejeter sur toi sa honte et sa faiblesse ? 12
305 Il n'est sot traducteur, de sa richesse enflé 12
Sot auteur d'un poème ou d'un discours sifflé, 12
Ou d'un recueil ambré de chansons à la glace, 12
Qui ne vous avertisse en sa fière préface 12
Que si son style épais vous fatigue d'abord. 12
310 Si sa prose vous pèse et bientôt vous endort, 12
Si son vers est gêné, sans feu, sans harmonie, 12
Il n'en est point coupable ; il n'est pas sans génie ; 12
Il a tous les talents qui font les grands succès ; 12
Mais enfin, malgré lui, ce langage français, 12
315 Si faible en ses couleurs, si froid et si timide, 12
L'a contraint d'être lourd, gauche, plat, insipide. 12
Mais serait-ce Le Brun, Racine, Despréaux 12
Qui l'accusent ainsi d'abuser leurs travaux ? 12
Est-ce à Rousseau, Buffon, qu'il résiste infidèle ? 12
320 Est-ce pour Montesquieu, qu'impuissant et rebelle 12
Il fuit ? Ne sait-il pas, se reposant sur eux 12
Doux, rapide, abondant, magnifique, nerveux, 12
Creusant dans les détours de ces âmes profondes, 12
S'y teindre, s'y tremper de leurs couleurs fécondes ? 12
325 Un rimeur voit partout un nuage et jamais 12
D'un coup d'œil ferme et grand n'a saisi les objets ; 12
La langue se refuse à ses demi-pensées, 12
De sang-froid, pas à pas, avec peine amassées ; 12
Il se dépite alors, et, restant en chemin, 12
330 Il se plaint qu'elle échappe et glisse de sa main. 12
Celui qu'un vrai démon presse, enflamme, domine, 12
Ignore un tel supplice ; il pense, il imagine. 12
Un langage imprévu, dans son âme produit, 12
Naît avec sa pensée et l'embrasse et la suit. 12
335 Les images, les mots que le génie inspire, 12
Où l'univers entier, vit, se meut et respire, 12
Source vaste et sublime et qu'on ne peut tarir, 12
En foule à son cerveau se hâtent de courir. 12
D'eux-même ils vont chercher un nœud qui les rassemble, 12
340 Tout s'allie et se forme, et tout va naître ensemble. 12
Sous l'insecte vengeur envoyé par Junon, 12
Telle Io tourmentée, en l'ardente saison, 12
Traverse en vain les bois et la longue campagne, 12
Et le fleuve bruyant qui presse la montagne ; 12
345 Tel le bouillant poète, en ses transports brûlants, 12
Le front échevelé, les yeux étincelants, 12
S'agite, se débat, cherche en d'épais bocages 12
S'il pourra de sa tête apaiser les orages 12
Et secouer le dieu qui fatigue son sein. 12
350 De sa bouche à grands flots ce dieu dont il est plein 12
Bientôt en vers nombreux s'exhale et se déchaîne ; 12
Leur sublime torrent roule, saisit, entraine, 12
Les tours impétueux, inattendus, nouveaux, 12
L'expression de flamme aux magiques tableaux 12
355 Qu'a trempé la nature en ses couleurs fertiles, 12
Les nombres tour à tour turbulents et faciles, 12
Tout porte au fond du cœur le tumulte et la paix ; 12
Dans la mémoire au loin tout s'imprime à jamais. 12
C'est ainsi que Minerve, en un instant formée, 12
360 Du front de Jupiter s'élance tout armée, 12
Secouant et le glaive, et le casque guerrier, 12
Et l'horrible Gorgone à l'aspect meurtrier. 12
Des Toscans, je le sais, la langue est séduisante : 12
Cire molle à tout feindre habile et complaisante, 12
365 Qui prend d'heureux contours sous les plus faibles mains. 12
Quand le Nord, s'épuisant de barbares essaims 12
Vint par une conquête en malheurs plus féconde, 12
Venger sur les Romains l'esclavage du monde, 12
De leurs affreux accents la farouche âpreté 12
370 Du latin en tous lieux souilla la pureté. 12
On vit de ce mélange étranger et sauvage 12
Naître des langues sœurs, que le temps et l'usage, 12
Par des sentiers divers guidant diversement, 12
D'une lime insensible ont poli lentement, 12
375 Sans pouvoir en entier, malgré tous leurs prodiges, 12
De la rouille barbare effacer les vestiges. 12
De là du castillan la pompe et la fierté, 12
Teint encor des couleurs du langage indompté 12
Qu'au Tage transplantaient les fureurs musulmanes. 12
380 La grâce et la douceur sur les lèvres toscanes 12
Fixèrent leur empire, et la Seine à la fois 12
De grâce et de fierté sut composer sa voix. 12
Mais ce langage, armé d'obstacles indociles, 12
Lutte et ne veut plier que sous des mains habiles. 12
385 Est-ce un mal ? Eh ! plutôt rendons grâces aux dieux. 12
Un faux éclat longtemps ne peut tromper nos yeux, 12
Et notre langue même, à tout esprit vulgaire 12
De nos vers dédaigneux fermant le sanctuaire, 12
L'avertit dès l'abord que s'il y veut monter 12
390 Il faut savoir tout craindre et savoir tout tenter, 12
Et, recueillant affronts ou gloire sans mélange, 12
S'élever jusqu'au faîte ou ramper dans la fange. 12
logo du CRISCO logo de l'université