ÉLÉGIES ANTIQUES |
I |
Le Jeune Malade |
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APOLLON, dieu sauveur, dieu des savants mystères, |
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Dieu de la vie, et dieu des plantes salutaires, |
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Dieu vainqueur de Python, dieu jeune et triomphant, |
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Prends pitié de mon fils, de mon unique enfant ! |
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Prends pitié de sa mère aux larmes condamnée, |
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Qui ne vit que pour lui, qui meurt abandonnée, |
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Qui n'a pas dû rester pour voir mourir son fils ! |
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Dieu jeune, viens aider sa jeunesse. Assoupis, |
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Assoupis dans son sein cette fièvre brûlante |
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Qui dévore la fleur de sa vie innocente. |
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Apollon ! si jamais, échappé du tombeau, |
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Il retourne au Ménale avoir soin du troupeau, |
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Ces mains, ces vieilles mains orneront ta statue |
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De ma coupe d'onyx à tes pieds suspendue ; |
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Et, chaque été nouveau, d'un jeune taureau blanc |
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La hache à ton autel fera couler le sang. |
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« Eh bien, mon fils, es-tu toujours impitoyable ? |
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Ton funeste silence est-il inexorable ? |
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Enfant, tu veux mourir ? Tu veux, dans ses vieux ans, |
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Laisser ta mère seule avec ses cheveux blancs ? |
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Tu veux que ce soit moi qui ferme ta paupière ? |
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Que j'unisse ta cendre à celle de ton père ? |
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C'est toi qui me devais ces soins religieux, |
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Et ma tombe attendait tes pleurs et tes adieux. |
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Parle, parle, mon fils ! quel chagrin te consume ? |
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Les maux qu'on dissimule en ont plus d'amertume. |
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Ne lèveras-tu point ces yeux appesantis ? |
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« — Ma mère, adieu ; je meurs, et tu n'as plus de fils. |
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Non, tu n'as plus de fils, ma mère bien-aimée. |
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Je te perds. Une plaie ardente, envenimée, |
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Me ronge ; avec effort je respire, et je crois |
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Chaque fois respirer pour la dernière fois. |
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Je ne parlerai pas. Adieu ; ce lit me blesse, |
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Ce tapis qui me couvre accable ma faiblesse ; |
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Tout me pèse et me lasse. Aide-moi, je me meurs. |
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Tourne-moi sur le flanc. Ah ! j'expire ! ô douleurs ! |
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— Tiens, mon unique enfant, mon fils, prends ce breuvage ; |
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Sa chaleur te rendra ta force et ton courage. |
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La mauve, le dictame ont, avec les pavots, |
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Mêlé leurs sucs puissants qui donnent le repos ; |
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Sur le vase bouillant, attendrie à mes larmes, |
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Une Thessalienne a composé des charmes. |
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Ton corps débile a vu trois retours du soleil |
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Sans connaître Cérès, ni tes yeux le sommeil. |
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Prends, mon fils, laisse-toi fléchir à ma prière ; |
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C'est ta mère, ta vieille inconsolable mère |
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Qui pleure, qui jadis te guidait pas à pas, |
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T'asseyait sur son sein, te portait dans ses bras ; |
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Que tu disais aimer, qui t'apprit à le dire, |
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Qui chantait, et souvent te forçait à sourire |
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Lorsque tes jeunes dents, par de vives douleurs, |
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De tes yeux enfantins faisaient couler des pleurs. |
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Tiens, presse de ta lèvre, hélas ! pâle et glacée, |
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Par qui cette mamelle était jadis pressée. |
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Que ce suc te nourrisse et vienne à ton secours, |
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Comme autrefois mon lait nourrit tes premiers jours. |
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« — O coteaux d'Érymanthe ! ô vallons ! ô bocage ! |
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O vent sonore et frais qui troublait le feuillage, |
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Et faisait frémir l'onde, et sur leur jeune sein |
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Agitait les replis de leur robe de lin ! |
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De légères beautés troupe agile et dansante… |
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Tu sais, tu sais, ma mère ? aux bords de l'Érymanthe, |
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Là, ni loups ravisseurs, ni serpents, ni poisons… |
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O visage divin ! ô fêtes ! ô chansons ! |
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Des pas entrelacés, des fleurs, une onde pure, |
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Aucun lieu n'est si beau dans toute la nature. |
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Dieux ! ces bras et ces flancs, ces cheveux, ces pieds nus, |
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Si blancs, si délicats ! je ne te verrai plus ! |
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Oh ! portez, portez-moi sur les bords d'Érymanthe ; |
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Que je la voie encor, cette vierge dansante ! |
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Oh ! que je voie au loin la fumée à longs flots |
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S'élever de ce toit au bord de cet enclos… |
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Assise à tes côtés, ses discours, sa tendresse, |
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Sa voix ! trop heureux père ! enchante ta vieillesse. |
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Dieux ! par-dessus la haie élevée en remparts, |
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Je la vois, à pas lents, en longs cheveux épars, |
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Seule, sur un tombeau, pensive, inanimée, |
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S'arrêter et pleurer sa mère bien-aimée. |
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Oh ! que tes yeux sont doux ! que ton visage est beau ! |
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Viendras-tu point aussi pleurer sur mon tombeau ? |
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Viendras-tu point aussi, la plus belle des belles, |
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Dire sur mon tombeau : « Les Parques sont cruelles ! |
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« — Ah ! mon fils, c'est l'amour, c'est l'amour insensé |
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Qui t'a jusqu'à ce point cruellement blessé ? |
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Ah ! mon malheureux fils ! Oui, faibles que nous sommes, |
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C'est toujours cet amour qui tourmente les hommes. |
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S'ils pleurent en secret, qui lira dans leur cœur |
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Verra que c'est toujours cet amour en fureur. |
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Mais, mon fils, mais dis-moi, quelle belle dansante, |
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Quelle vierge as-tu vue au bord de l'Érymanthe ? |
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N'es-tu pas riche et beau ? du moins quand la douleur |
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N'avait point de ta joue éteint la jeune fleur ! |
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Parle. Est-ce cette Églé, fille du roi des ondes, |
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Ou cette jeune Irène aux longues tresses blondes ? |
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Ou ne sera-ce point cette fière beauté |
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Dont j'entends le beau nom chaque jour répété, |
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Dont j'apprends que partout les belles sont jalouses ? |
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Qu'aux temples, aux festins, les mères, les épouses, |
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Ne sauraient voir, dit-on, sans peine et sans effroi ? |
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Cette belle Daphné ?… — Dieux ! ma mère, tais-toi, |
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Tais-toi. Dieux ! qu'as-tu dit ? Elle est fière, inflexible ; |
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Comme les immortels, elle est belle et terrible ! |
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Mille amants l'ont aimée ; ils l'ont aimée en vain. |
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Comme eux j'aurais trouvé quelque refus hautain. |
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Non, garde que jamais elle soit informée… |
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Mais, ô mort ! ô tourment ! ô mère bien-aimée ! |
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Tu vois dans quels ennuis dépérissent mes jours. |
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Ma mère bien-aimée, ah ! viens à mon secours ; |
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Je meurs ; va la trouver : que tes traits, que ton âge, |
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De sa mère à ses yeux offrent la sainte image. |
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Tiens, prends cette corbeille et nos fruits les plus beaux, |
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Prends notre Amour d'ivoire, honneur de ces hameaux, |
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Prends la coupe d'onyx à Corinthe ravie, |
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Prends mes jeunes chevreaux, prends mon cœur, prends ma vie, |
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Jette tout à ses pieds ; apprends-lui qui je suis ; |
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Dis-lui que je me meurs, que tu n'as plus de fils. |
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Tombe aux pieds du vieillard, gémis, implore, presse ; |
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Adjure deux et mers, dieu, temple, autel, déesse. |
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Pars ; et si tu reviens sans les avoir fléchis, |
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Adieu, ma mère, adieu, tu n'auras plus de fils. |
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« — J'aurai toujours un fils, va, la belle Espérance |
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Me dit… » Elle s'incline, et, dans un doux silence, |
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Elle couvre ce front, terni par les douleurs, |
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De baisers maternels entremêlés de pleurs. |
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Puis elle sort en hâte, inquiète et tremblante, |
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Sa démarche est de crainte et d'âge chancelante. |
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Elle arrive ; et bientôt revenant sur ses pas, |
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Haletante, de loin : « Mon cher fils, tu vivras, |
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Tu vivras. » Elle vient s'asseoir près de la couche. |
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Le vieillard la suivait, le sourire à la bouche. |
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La jeune belle aussi, rouge et le front baissé, |
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Vient, jette sur le lit un coup d'œil. L'insensé |
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Tremble ; sous ses tapis il veut cacher sa tête. |
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« Ami, depuis trois jours tu n'es d'aucune fête, |
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Dit-elle ; que fais-tu ? Pourquoi veux-tu mourir ? |
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Tu souffres. On me dit que je peux te guérir ; |
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Vis, et formons ensemble une seule famille : |
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Que mon père ait un fils et ta mère une fille. » |
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