Métrique en Ligne
BUS_1/BUS69
Alfred BUSQUET
POÉSIES
1884
RELIQUIÆ
ENTRETIEN FRATERNEL
Spes illorum immorta-
litate plena est.
— Depuis cette heure inconsolée 8
Où mon pauvre père vous mit 8
Au cercueil, dans cette vallée, 8
Sous cette pierre descellée, 8
5 Ma sœur, avez-vous bien dormi ? 8
Écoutons !… j’avais cru… silence ! 8
Dans mon rêve, entendre une voix. 8
Non… c’était une âme en souffrance… 8
C’est le vent du nord qui balance 8
10 La feuille jaune au fond des bois… 8
Que ma prière vous arrive 8
Gomme un souffle errant sur les eaux 8
Elle s’échappe humble et craintive ; 8
De mon cœur c’est la source vive 8
15 Filtrant à travers les tombeaux. 8
— Qui vient réveiller ma poussière ? 8
S’occupe-t-on encor de nous ?… 8
Je dormais si bien sous la pierre… 8
Dans ma tombe où tout est mystère, 8
20 Dormir en Dieu, c’était si doux ! 8
— En douloureux pèlerinage 8
J’étais venu vers vous, ma sœur. 8
Ainsi qu’à mon dernier voyage. 8
Pour vous parler, selon l’usage. 8
25 De ce qui plut à votre cœur. 8
— Qui que vous soyez, ô mon frère, 8
O vous qui vous nommez ainsi. 8
Vous avez fait une prière 8
Dont se réjouit ma poussière… 8
30 Qui que vous soyez, ô merci ! 8
— Bien jeune, hélas ! vous êtes morte. 8
Je ne vous vis point, ô ma sœur ; 8
La mort que la fureur emporte. 8
Vous a prise au seuil, à la porte, 8
35 Enfant si pleine de douceur ! 8
— Eh quoi ! trente ans n’ont point encore 8
Éteint chez vous le souvenir ? 8
…Mais, dites-moi, je vous implore, 8
Tous ceux-là que mon cœur adore, 8
40 Aujourd’hui vont-ils pas venir ? 8
Chacun suit sa route étoilée ; 8
Chez son époux, un beau matin. 8
En pleurant, la sœur est allée. 8
Et votre mère inconsolée 8
45 A sa douleur ne met point fin. 8
Quand elle eut cousu, petit ange, 8
De ses mains, votre blanc linceul. 8
On dit que par un sort étrange. 8
Avec vous, dans le même lange, 8
50 Elle a mis sa raison en deuil. 8
Depuis ce jour, beauté, richesse. 8
Époux, enfants, joie et bonheur. 8
Rien n’a consolé sa jeunesse. 8
Rien n’a consolé sa vieillesse, 8
55 Rien n’a consolé son malheur. 8
A tout, pour tous indifférente. 8
Elle marche sans savoir où ; 8
Lorsqu’on la croit le mieux présente 8
Elle pense à la fille absente, 8
60 Qu’elle suspendait à son cou. 8
Tout l’amuse et rien ne la mène, 8
Elle n’a là plus rien d’humain ; 8
On croirait voir une âme en peine… 8
C’est comme hier qui se promène 8
65 Dans les sentiers du lendemain. 8
Vous nous avez pris sa tendresse, 8
O ma sœur, en vous en allant ; 8
L’époux n’eut rien de sa jeunesse ; 8
A ses yeux, morts à la tendresse. 8
70 Je suis moins qu’un pauvre, un passant ! 8
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
— Arrêtez…, de grâce, mon frère. 8
Cessez ce funeste entretien. 8
Ne maudissez pas notre mère ! 8
Dieu lui fit une part amère. 8
75 Sans mélange d’amour chrétien. 8
Pardonnez !… j’ai pris votre place 8
Dans un cœur fermé pour toujours ; 8
Rien ne console et rien n’efface, 8
Un cœur de feu devient de glace 8
80 Quand s’éteint le premier amour. 8
A l’arbrisseau, sur la colline, 8
Le bon Dieu mesure le vent… 8
Mais il mit dans votre poitrine 8
Une âme forte, assez divine 8
85 Pour attendre patiemment. 8
Dieu fait bien tout ce qu’il doit faire : 8
C’est lui qui nous jugera tous ; 8
Quand viendra le jour nécessaire, 8
La lourde part sera légère, 8
90 Le cœur aigri deviendra doux. 8
— Pourquoi n’êtes-vous pas restée 8
Parmi nous, ô ma pauvre sœur ? 8
Il semble, à mon âme attristée. 8
Que dans ma route tourmentée 8
95 Vous m’eussiez sauvé du malheur ! 8
— Marchez sans crainte… mon image 8
Ira partout où vous irez ; 8
Je vous suivrai dans le voyage, 8
Et comme un rayon dans l’orage. 8
100 Doucement je vous sourirai. 8
Mais, dites-moi, que fait le père ? 8
— Le père est triste et soucieux, 8
Vers les biens ingrats de la terre 8
Il se penche avide, ô misère ! 8
105 Oubliant l’heure des adieux ! 8
Au fond de sa province obscure, 8
L’aîné, comme un ermite ancien, 8
Le dédain au cœur pour armure. 8
Sans grande joie et sans murmure, 8
110 Vit sans songer au lendemain. 8
C’est le seul heureux, le vrai sage. 8
Moi, je reste, pauvre insensé, 8
Tâchant de sauver du naufrage, 8
Rien que par un vers, une page, 8
115 Le nom de qui m’a délaissé. 8
J’emporte ma douleur profonde 8
Comme une biche au fond des bois… 8
Je la retourne et je la sonde. 8
Rien n’y paraît aux yeux du monde ; 8
120 Je suis heureux comme autrefois ! 8
J’ai, pour me consoler, ma fille. 8
Pauvre être inoffensif et doux. 8
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Ah ! parfois je vous porte envie ! 8
La mort a des roses aux mains : 8
125 Et la tombe qui me convie, 8
Dites-moi, sœur, je vous en prie. 8
A-t-elle encor des lendemains ? 8
— Insensé, taisez-vous ! Silence ! 8
Malheur à qui veut entrevoir ! 8
130 Dieu ne veut pas qu’on le devance… 8
La mort est la seule science 8
Que l’on ne puisse pas savoir. 8
Ne m’interrogez pas, mon frère, 8
Ma voix blanchirait vos cheveux ! 8
135 Quand par la porte solitaire 8
Du tombeau souffle le mystère. 8
Mettez la main devant vos yeux ! 8
La tombe est froide, humide et sombre, 8
Le bord en est horrible et nu ; 8
140 Malheur à la voile qui sombre ! 8
Sous un bandeau trempé dans l’ombre, 8
Je vois un pays inconnu… 8
Vivez ! la vie est nécessaire. 8
Vivre est la loi qui vient de Dieu ; 8
145 Vivre, c’est payer sur la terre 8
L’expiation salutaire 8
Qu’on subit dans un autre lieu. 8
Vivez donc ! c’est le vrai courage ; 8
C’est la science et le devoir ; 8
150 C’est le suprême apprentissage 8
Qui doit un jour, après Forage, 8
Nous permettre de nous revoir. 8
Honte et malheur à qui s’arrête. 8
Sans oser aller jusqu’au bout ! 8
155 En fuyant l’humaine tempête. 8
Osera-t-il lever la tête 8
Devant Dieu qui l’attend debout ! 8
Jour de justice et de colère. 8
Jour de terreur et de pardon, 8
160 jour trois fois saint, jour salutaire. 8
Dernier jour promis à la terre. 8
Fatal au méchant, doux au bon. 8
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
— C’est assez, j’accepte la vie ; 8
Honte à mon cœur irrésolu ! 8
165 Puisque votre voix m’y convie, 8
Chère morte, en qui je me fie, 8
Je vivrai — vous l’aurez voulu ! 8
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