Métrique en Ligne
BRS_1/BRS24
Henri BARBUSSE
Les Pleureuses
1895
LES CHOSES
L'HABITUDE
Et leurs yeux pleureront tout seuls…
Un soir triste me prend après les jours de flamme 12
Dans son repos dormant ; 6
Mes souvenirs sont seuls, ils ont perdu leur âme 12
Et vont tout doucement. 6
5 Maintenant tout est mort dans ma morne vieillesse 12
Et sur mon front pâli, 6
Où le bonheur paisible a jeté sa tristesse, 12
A jeté son oubli. 6
Le temps lava mon âme aux sanctuaires d'ombres, 12
10 Le temps, calme reflux, 6
Et je marche guidé par de douces mains sombres, 12
Que je ne connais plus. 6
Comme un fleuve tranquille et pâle dans ses rives 12
Sous le deuil des rameaux, 6
15 Ma voix sans souvenir a des formes plaintives 12
Qui pleurent sur les mots. 6
Je laisse sans penser rêver ma vue errante, 12
Aux horizons voilés, 6
Et je porte avec moi mon âme indifférente 12
20 Et mes yeux désolés. 6
Je m'en vais dans le bois parmi la nuit pensive, 12
La nuit, parmi la paix, 6
Avec ma marche lente et mon âme attentive, 12
Comme si j'écoutais. 6
25 Et tout seul, sans un mot, parmi les sentiers vides 12
Des sous-bois où j'allais, 6
Pendant quelques instants j'aurai les mains timides 12
Comme si tu tremblais. 6
La nuit, quand le sommeil tombe des hautes branches 12
30 Comme une mort d'espoirs, 6
J'irai voir l'azur calme et les étoiles blanches 12
Parmi les rameaux noirs. 6
J'irai voir, morne et doux, comme l'hiver s'effeuille, 12
Quand le vent fait gémir 6
35 Le bois mystérieux, le bois qui se recueille 12
Et qui va s'endormir. 6
Les hommes penseront au vieux passé qui tremble, 12
Les vieux, vagues aïeuls… 6
Avec leurs yeux vivants ils nous verront ensemble, 12
40 Nous qui sommes tout seuls. 6
Ils croiront que j'attends doucement que tu viennes 12
Sur la route où je viens ; 6
Ils croiront que mes mains pensent encore aux tiennes 12
Et mes regards aux tiens. 6
45 Ils ne comprendront pas que nos âmes sont closes 12
Aux regards du réel. 6
Ils ne savent pas bien quelle est la mort des choses 12
Qui pleurent sous le ciel. 6
Qu'il ne nous est resté que la forme sans rêve, 12
50 Et que l'humble décor, 6
Que nous n'avons gardé que le rêve du rêve, 12
Et que le reste dort. 6
Puisque les libertés dorment de lassitude 12
Aux cœurs vides de deuil, 6
55 Oh ! puissé-je garder la suprême habitude 12
De révolte et d'orgueil ! 6
Oh ! puissé-je en remplir, sourd à la voix du blâme, 12
Sourd aux cris du remords, 6
Mes deux bras qui seront la tombe de mon âme 12
60 Avec leurs gestes morts. 6
Redresse-toi, géant de pierre, être paisible, 12
De toute ta hauteur ; 6
Et que des cris d'orgueil dans ta tête impassible 12
Montent avec lenteur. 6
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