Métrique en Ligne
BRN_1/BRN3
corpus Pamela Puntel
Henri de BORNIER
POÉSIES
1870
LES ASSIÉGÉES
DIT PAR MADEMOISELLE MARIE ROYER
I
Quand l'étranger, dont Dieu confondra l'espérance, 12
Eut jeté ses flots noirs sur la terre de France ; 12
Quand il voulut, le ciel semblant y consentir, 12
De ce peuple-héros faire un peuple-martyr ; 12
5 Quant il nous dit, ardent à sa sombre besogne : 12
France, tu deviendras Danemark ou Pologne ! 12
Lorsque nos escadrons avec nos bataillons 12
Roulèrent foudroyés dans les sanglants sillons, 12
Quand Mac-Mahon tomba, frappé comme Turenne ; 12
10 Quand la sublime Alsace et la fière Lorraine 12
Et les Vosges, jadis tombeau de l'ennemi, 12
Eurent un Kellermann à qui manqua Valmy ; 12
Quand l'inondation eut grandi d'heure en heure ; 12
Quand tout fut englouti, Paris dit : « Je demeure ! 12
15 « Moi seul j'arrêterai cet océan qui bout ; 12
« Que tous mes citoyens soient armés et debout. 12
« C'est ainsi qu'autrefois toujours nous triomphâmes ! 12
« Ici l'on va mourir ; faites sortir les femmes ! » 12
II
Non ! Elles resteront. Nous voici, nous voici ! 12
20 Disons-nous ; nous restons puisque l'on meurt ici ! 12
Nous eûmes notre part dans les gloires passées, 12
O Paris ! nous avons vécu de tes pensées 12
Sous l'ombrage enivrant de ton génie en fleurs ; 12
Nous voulons aujourd'hui notre part de tes pleurs ! 12
25 Et puis, car les leçons du malheur sont plus hautes , 12
Nous eûmes, songeons-y ! notre part de tes fautes ; 12
C'est nous dont le caprice a conduit trop souvent 12
La fortune aux écueils selon le gré du vent ; 12
Nos admirations rapides et frivoles 12
30 N'ont jamais repoussé tes plus vaines idoles ; 12
Le succès charmait seul notre cœur éperdu, 12
Nous avons adoré tout ce qui t'a perdu ! 12
C'est nous qui pardonnions, peut-être hier encore, 12
A ce luxe menteur qui corrompt et dévore ; 12
35 C'est nous qui repoussions comme un joug détesté, 12
Ce noble, cet austère honneur : la pauvreté ! 12
III
Eh bien, pour racheter nos fautes éphémères, 12
Nous voici désormais sœurs, épouses et mères ! 12
Donnez-nous, citoyens, laissez-nous notre part : 12
40 A vous la rude veille et la lutte au rempart, 12
Le regard attentif interrogeant l'espace, 12
Le frisson de la chair sous le boulet qui passe ! 12
A nous l'inquiétude et les soins du foyer, 12
La tristesse des soirs que tout vient effrayer 12
45 Et la fièvre durant la nuit longue et profonde, 12
Tandis qu'autour de nous, là-bas, le canon gronde ! 12
A nous que tout travail rebutait autrefois, 12
Le chanvre et le lin blanc s'effilant sous nos doigts, 12
Les angoisses, le saint labeur de l'ambulance 12
50 Et le cri des blessés ou leur morne silence ! 12
A nous de comprimer leurs sanglots étouffants 12
De peur d'effaroucher le rire des enfants ; 12
A nous cette terreur, dont rien ne peut défendre, 12
De voir soudain sur eux l'horrible mort descendre ! 12
IV
55 N'importe ! que nos maux montent au plus haut point, 12
Nos cœurs seront brisés mais ne se plaindront point ; 12
Car ces âpres douleurs, ces tortures suprêmes, 12
Nous rendant au devoir, nous rendent à nous-mêmes ! 12
Que le sort soit propice ou fatal, nous voilà, 12
60 Calmes et le front haut, pour attendre Attila. 12
Si Dieu peut ordonner que la France périsse, 12
Nous recevrons debout la mort libératrice ; 12
Ou plutôt, — car l'espoir grandit dans nos malheurs, 12
Vous nous retrouverez dignes des temps meilleurs ! 12
65 Nous ferons à nos fils des âmes aguerries 12
A ces mâles vertus qui sauvent les patries ; 12
Frémissantes encore, et des pleurs dans la voix, 12
Nous leur raconterons les erreurs d'autrefois ; 12
Nous leur dirons comment un peuple s'abandonne, 12
70 Comment il vit ou meurt par les lois qu'il se donne, 12
Et comment un seul jour d'aveuglement conduit 12
Le plus illustre au bord du gouffre et vers la nuit ! 12
Nous leur dirons aussi que la France trompée 12
Chasse l'ombre aux éclairs de sa dernière épée, 12
75 Et ne laisse jamais, superbe en son réveil, 12
Lui voler son honneur et sa place au soleil ! 12
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