Métrique en Ligne
BRJ_1/BRJ4
corpus Pamela Puntel
Jules BARBIER
LE FRANC-TIREUR
1871
LE FRANC-TIREUR
III
LEIPSIG
Devers l'interminable plaine 8
Où l'on voit un lourd paysan 8
Dans une pipe en porcelaine 8
Fumer un tabac malfaisant, 8
5 Où, jetant l'insulte à nos gloires, 8
Tout un peuple à larges mâchoires 8
Nous poursuit d'un orgueil jaloux, 8
Un fourra brutal et sauvage, 8
Un cri de menace ou de rage 8
10 N'est-il pas venu jusqu'à nous ? 8
C'est l'Allemagne, ivre de bière, 8
Hurlant comme un dogue irrité ; 8
Le bourgeois brandit sa rapière, 8
Les Philistins sont en gaîté. 8
15 On veut que la France regarde ; 8
Le mâtin hargneux se hasarde 8
Autour du lion souverain ; 8
Pour ennoblir cette goguette, 8
On fait résonner la trompette, 8
20 Et l'on illumine le Rhin ! 8
A quel propos tout ce vacarme ? 8
Pourquoi ces bruits guerriers dans l'air 8
Le clairon sonne-t-il l'alarme ? 8
Acclame-t-on Goethe ou Schiller ? 8
25 Non ! Comme un antiquaire avare, 8
Se targuant de quelque objet rare, 8
A ses rivaux croit faire affront, 8
L'Allemagne entière célèbre, 8
O Leipsig, la date funèbre 8
30 Inscrite par nous à ton front !… 8
Certes, un tel sang vaut des fêtes, 8
Et ce triomphe de hasard 8
Peut à bon droit tourner les têtes 8
Qu'épouvantait notre étendard ; 8
35 Pourtant, ô race généreuse, 8
Avant cette revanche heureuse 8
Que la fortune vous donna. 8
Vous l'avez oublié sans doute, 8
Nous avions laissé sur la route 8
40 Wagram, Austerlitz, Iéna ! 8
Si, comme vous, de notre histoire 8
Nous voulions remonter le cours, 8
Et marquer de chaque victoire 8
Le jour fameux parmi les jours, 8
45 Où trouver assez de trophées, 8
Assez de fleurs, assez d'Orphées, 8
O grands combats, pour vous fêter 8
Devant l'Europe consternée, 8
A peine les jours de l'année 8
50 Nous suffiraient à les compter ! 8
Je sais qu'il est de fortes têtes 8
Décriant partout leur pays, 8
A nous condamner toujours prêtes, 8
Quand le destin nous a trahis ; 8
55 Qui laissent aux esprits vulgaires 8
Ces vanités des vieilles guerres 8
Dont les sages font le procès ; 8
Je brave leurs doctrines vaines, 8
Et le sang qui coule en mes veines 8
60 Jaillit d'un cœur toujours français. 8
Je n'ai pas cette grandeur d'âme, 8
Quand le canon a retenti, 8
De tourner de l'éloge au blâme, 8
Selon la couleur du parti ; 8
65 Ma foi demeure inaltérée 8
Dans cette bannière sacrée 8
Qui n'est pour eux qu'un oripeau ; 8
Et, saisi d'un transport de rage, 8
Je sens que c'est moi qu'on outrage, 8
70 Quand on outrage mon' drapeau !… 8
Mais la France, ailleurs attentive, 8
Poursuit son œuvre avec fierté ; 8
Un autre spectacle captive 8
Cette sœur de l'humanité : 8
75 Tandis que l'Europe s'effare, 8
Elle applaudit à ce Lazare 8
Que la mort avait engourdi… 8
Et de loin contemple l'aurore 8
De ce soleil qui vient d'éclore 8
80 Et déjà touche à son midi ! 8
Car ce sont ta de ses conquêtes ; 8
Sa gloire est pure et sans remords ; 8
Elle n'évoque les tempêtes 8
Que pour rendre la vie aux morts ; 8
85 Loin de le traîner sur la claie, 8
Elle-même guérit la plaie 8
Du malheureux qu'elle a blessé ; 8
Elle ne souille pas ses armes, 8
Et n'insulte jamais aux larmes, 8
90 Que peut coûter le sang versé ! 8
Quand un peuple jusqu'en son aire 8
Provoque l'aigle étincelant, 8
La France, d'un coup de tonnerre, 8
Répond parfois à l'insolent ; 8
95 Mais, de pitié bientôt émue, 8
Vengeant sa grandeur méconnue 8
Par un bienfait immérité, 8
Elle le prend, clémente et forte, 8
Et dans ses bras elle l'emporte, 8
100 Et le donne à la liberté !1 8
Tel, assailli par une armée, 8
Hercule voit à son réveil 8
Fourmiller le peuple pygmée 8
Qu'avait enhardi son sommeil ; 8
105 Le demi-dieu se prend à rire, 8
Se lève, saisit sans rien dire 8
Princes, soldats et nation, 8
Et, rêvant à la mort d'Antée, 8
Il apporte aux pieds d'Eurysthée 8
110 Ce peuple en sa peau de lion ! 8
L'aigle, ai-je dit ?… celui d'une ménagerie,
Il est vrai ; sans fierté, sans honneur, sans
patrie ; Cachant sa lâcheté sous un air impudent !
L'oiseau de Jupiter faisait d'autre besogne ;
Le notre va chercher sa pâture à Boulogne
Et vient en crever à Sedan !
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