Métrique en Ligne
BRJ_1/BRJ24
corpus Pamela Puntel
Jules BARBIER
LE FRANC-TIREUR
1871
LE FRANC-TIREUR
XXIV
UNE MÈRE
Ils ont tué mon fils !… Comment je vis encore, 12
Moi, sa mère, et pourquoi je suis là, je l'ignore. 12
C'est comme une stupeur où j'ai l'esprit plongé. 12
On dit que par les pleurs le cœur est soulagé : 12
5 Moi, je ne pleure pas. Une douleur poignante, 12
Sans relâche, entretient ma blessure saignante, 12
Comme si d'un couteau lentement assassin 12
La pointe à chaque instant me déchirait le sein ! 12
Pauvre enfant ! Lui si doux qu'on l'appelait naguère 12
10 Fillette !… Il a fallu qu'il partît pour la guerre ! 12
Lui qui n'était jamais sorti de la maison, 12
Que je gardais du froid quand venait la saison !… 12
Et tous les soins, Dieu sait !… O folles que nous sommes ! 12
On me l'a fait partir pour égorger des hommes !… 12
15 Ah ! tous ces rois pour qui la guerre n'est qu'un jeu !… 12
Élever des enfants pour cela, juste Dieu ! 12
Mort !… — Il s'était battu bravement. La mitraille 12
Ne l'avait pas atteint ; mais, après la bataille, 12
Comme d'autres et lui s'en allaient les derniers, 12
20 L'ennemi les entoure et les fait prisonniers. 12
Alors a commencé son martyre. — On les somme 12
De marcher. Ce qu'on fait pour des bêtes de somme. 12
O douleur ! des chrétiens le font pour des chrétiens ! 12
A coups de sabre, à coups de bâton, les Prussiens 12
25 Conduisent leur troupeau de victimes humaines ! 12
Cela dure des jours, hélas ! et des semaines ! 12
La faim, le froid, la boue, une tourbe où l'on dort ; 12
Et là-bas la prison… quand ce n'est pas la mort !… 12
Notre village était sur leur route. Ils pressèrent 12
30 Leur marche, dans la nuit… et nos enfants passèrent !… 12
Oui, mon fils a passé, l'eussé-je cru jamais ! — 12
A quatre pas de moi, dans l'ombre… et je dormais ! 12
Il a pu voir encor la lumière d'un cierge ; 12
Je venais de prier pour lui la sainte vierge !… 12
35 Le malheureux !… s'il a seulement aperçu 12
Le seuil de la maison !… Et moi !… quand je l'ai su ! 12
Je tremble à vous le dire, et tout mon corps se glace ! 12
Enfin, ils ont ainsi marché jusqu'en Alsace. 12
Là, je ne Sais plus bien ce qu'on m'a raconté ; 12
40 Un des nôtres, je crois, s'est alors révolté, 12
Parce qu'on les laissait depuis deux jours sans vivres 12
Tous payèrent pour lui. Les Prussiens étaient ivres 12
Ils tuaient au hasard, dans le tas !… Dieu puissant ! 12
Le vin à ces gens-là donnent le goût du sang ! 12
45 Et mon pauvre garçon fut tué. Sans prière, 12
On les enterra tous. Pas de croix ! pas de bierre ! 12
Une fosse commune, et les corps entassés !… 12
Le fossoyeur, (car c'est par lui que je le sais ; 12
Il avait, l'an dernier, quitté notre village ; 12
50 On l'employa de force à cet horrible ouvrage ; 12
Le fossoyeur crut voir un dernier mouvement 12
De mon fils ; il ledit. Dans le même moment 12
Passait un officier. Avec un froid sourire, 12
Celui-ci répliqua : « Fais vite et sans rien dire ! 12
55 » Nous en avons assez de ces hôtes-là ! »… — Toi ! 12
Tu te retrouveras face à face avec moi, 12
Devant Dieu !… — L'autre dut obéir et se taire, 12
Jeta ces pauvres corps, et les couvrit de terre ! 12
Et maintenant voilà qu'ils disent hautement 12
60 Que le sol de l'Alsace est un sol allemand !… 12
Et mon fils… dont la tombe attend sa délivrance ?… 12
Ah ! n'est-ce pas, Français, que l'Alsace est la France ? 12
Qui donc verrait cela d'autres yeux que les miens ? 12
La terre où gît mon fils ne peut être aux Prussiens ! 12
65 N'est-ce pas que vous tous, par le fer, par la flamme, 12
Vous chasserez de là cette peuplade infâme, 12
Ces monstres, ces bourreaux à jamais exécrés, 12
Et que vous irez tous, et que vous les tûrez ?… 12
Oui, tuer sans pitié ! les tuer comme ils tuent !… 12
70 Et que vivants ou morts ils nous les restituent, 12
Ces champs qu'ils ont foulés de leurs pieds triomphants, 12
Ces champs ensanglantés où dorment nos enfants !… 12
Savez-vous qu'une femme, à coup sûr une folle, 12
L'autre jour hasardait pour eux cette parole, 12
75 Que des mères aussi pleurent dans leur pays ? 12
Et que m'importe, à moi, si je n'ai plus de fils ?… 12
J'ai bien souci, vraiment, de la douleur des autres ? 12
Ils ont tué mon fils ! ils ont tué les vôtres ! 12
Je vous dis qu'ils les ont assassinés !… Voilà 12
80 Ce que je sais, Français ! je ne sais que cela ! 12
Et je ne suis plus femme ! Et toute chose est vaine, 12
Qui n'est pas la fureur, la vengeance et la haine… 12
Et, si vous n'allez pas leur arracher nos morts, 12
C'est moi qui partirai, terrible, sans remords, 12
85 Seule !… J'irai me faire à moi des représailles !… 12
De mes mains, à mon tour, déchirer leurs entrailles ! 12
Les choisir, les frapper. assassins et valets !… — 12
Ah ! je meurs !… Par pitié ! tuez-les ! tuez-les !… 12
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