Métrique en Ligne
BRJ_1/BRJ20
corpus Pamela Puntel
Jules BARBIER
LE FRANC-TIREUR
1871
LE FRANC-TIREUR
XX
LE 4 SEPTEMBRE
Dialogue
Ah ! Monsieur !
— Qu'avez-vous ?
— Dieu juste ! est-il possible
Qu'à de pareils excès vous restiez insensible ? 12
A nos plus mauvais jours nous voici revenus. 12
— Quels excès ? répondez ! Ils me sont inconnus. 12
5 — Quoi ! n'avez-vous pas vu ces bandes mercenaires 12
Assaillir nos palais de clameurs sanguinaires ? 12
Ces visages hideux, descendus des faubourgs, 12
Dont l'aspect nous reporte à nos plus mauvais jours ? 12
— Vous y tenez ?… J'ai vu quelque foule, sans doute, 12
10 Chantant faux, j'en conviens ; de sang pas une goutte ! 12
Peut-être vos esprits ou les miens sont troublés ; 12
Mais où donc coulait-il, ce sang dont vous parlez ? 12
— Eh ! Monsieur, ce n'est pas l'occasion de rire, 12
Et vous entendez-bien ce que cela veut dire : 12
15 Ce n'est pas d'aujourd'hui que ce peuple indompté 12
Déchaîne ses fureurs et sa férocité ! 12
— Je flétris comme vous ces excès de la rue, 12
Saturnales d'un jour où le peuple se rue ; 12
Le bon sens, la raison, le devoir, l'équité 12
20 Pourront, sans ces excès, fonder la liberté. 12
Pourquoi, les annonçant d'une âme complaisante, 12
Des malheurs à venir charger l'heure présente ? 12
— Eh ! qui ne les a vus, ces héros triomphants, 12
Se ruer, s'acharner…
— Sur qui ? sur des enfants,
25 Des femmes ?… Contez-moi ces horribles histoires ? 12
— Non ! sur des monuments qui racontaient nos gloires ! 12
— Quelles gloires ? Le dix décembre, apparemment ? 12
Je ne lui connaissais, en fait de monument, 12
Qu'une rue, aujourd'hui de ses hontes vengée. 12
30 La gloire, avant la rue, était endommagée ; 12
Et tant d'hommes proscrits, errants, exterminés 12
Valent quelques moellons par la foule écornés ! 12
— Monsieur ! vous outragez la majesté du vote !… 12
— Livré par l'ignorance aux complots d'un despote 12
35 Le suffrage, qui doit guider l'humanité, 12
Est aveugle dans l'ombre ; il lui faut la clarté ! 12
— Oui, oui ! L'instruction gratuite, obligatoire ! 12
De votre liberté la première victoire 12
Sera d'assassiner la liberté d'autrui ! 12
40 — De la ressusciter !… L'homme est maître de lui, 12
Non d'une autre âme, en qui le pays même espère : 12
Et les droits de l'enfant balancent ceux du père ! 12
— Bon ! déclamations, dont on est rebattu ! 12
L'ignorance jadis était une vertu, 12
45 Monsieur, lorsque la foi guidait son innocence 12
Aux sentiers du devoir et de l'obéissance ! 12
— Évangile commode aux bergers, j'en conviens, 12
Mais moins sacré peut-être aux moutons-citoyens ! 12
Si l'Univers encore incline aux bergeries, 12
50 Faites-nous grâce, au moins, de ces veuilloteries ! 12
— Eh ! ce n'est pas pour moi que je parle… mon Dieu ! 12
Je suis voltairien !… mais quoi ! chacun son jeu ! 12
Cela devient ailleurs un péril, et pour cause ! 12
La foi, pour qui n'a rien, est du moins quelque chose. 12
55 — Je comprends ; vous avez les moyens de savoir, 12
D'être homme, de penser, de sentir et de voir ! 12
C'est l'arbre de science interdit au vulgaire. 12
— Et quel frein opposer à cette horrible guerre 12
Des intérêts grossiers par le butin séduits ? 12
60 — Quel frein ? Le travail libre et portant tous ses fruits. 12
— Ah ! des mots, et toujours des mots ! Logomachie 12
Qui n'aura d'autres fruits, Monsieur, que l'anarchie ! 12
Je ne vais pas chercher, moi, des rêves en l'air, 12
Et tout ce beau progrès ne me paraît pas clair. 12
65 Le progrès, soit ! mais lent, sérieux. légitime ; 12
Et des honnêtes gens c'est l'avis unanime ! 12
— Pardon ! qu'appelez-vous les honnêtes gens ?
— Moi !…
Mes amis !… Tous ceux… qui… Les honnêtes gens, quoi 12
— Cela s'entend ! Tous ceux dont l'aveugle égoïsme 12
70 Immole aux intérêts vertu, patriotisme, 12
Honneur !… Tous ceux enfin où le cœur fait défaut ! 12
— Ma foi ! Je ne vois pas les choses de si haut, 12
Monsieur ; je suis le. monde, et je vais terre à terre, 12
Et vos folles clameurs ne me feront pas taire ! 12
75 Et vous trouverez bon, malgré tous vos progrès, 12
Que le pouvoir qui tombe emporte mes regrets ! 12
Pouvoir fort, qui sauva cette France qu'on pille, 12
Et la religion, et l'ordre, et la famille ! 12
— La famille ! Ah ! parbleu ! je vous arrête là ! 12
80 Quoi !… La corruption en habits de gala ; 12
Sous un luxe effréné les vertus étouffées ; 12
Les triomphes du Sport et du Turf pour trophée 12
Paris, affamé d'or et de vénalités. 12
Submergé sous le flot montant des vanités ; 12
85 L'amour en commandite, et traînant aux alcôves 12
Les fronts à cheveux noirs avec les crânes chauves 12
Les femmes s'affichant à côté des houris 12
Jusqu'à leur disputer la gloire du mépris ; 12
Je dis la plus honnête ; et son nom, par la ville 12
90 Allant de pair avec celui de la plus vile ; 12
Au point que d'un journal le lecteur étonné 12
Doute si c'est Lucrèce ou bien si c'est Phryné ! 12
Le théâtre échauffé d'ivresses énervantes, 12
Et servant au public des voluptés vivantes ; 12
95 Le trône encourageant ce tableau qui lui plaît ; 12
L'Empire protégeant l’Église et le ballet ; 12
Tous ces accouplements qui résument en somme 12
Panem et circenses des empereurs de Rome ; 12
Cette œuvre monstrueuse et ce.chaos sans nom, 12
100 S'appellent le salut de la famille !… Non ! 12
C'en est le dissolvant, le deuil, la décadence ! 12
Et si, par un décret du ciel, ô Providence, 12
Livrant à l'étranger ses guérets envahis, 12
Tu n'avais à l'honneur rappelé ce pays, 12
105 — Cette jeunesse inerte à la fièvre des armes, 12
Les tilles au travail et les mères aux larmes ; 12
Si nous n'avions subi l'angoisse du vaincu, 12
C'en était fait de nous ! La France avait vécu ! 12
— A merveille ! Isaïc, Ézéchiel, Élie ! 12
110 Et Sodôme et Gomorrhe, et tout ce que j'oublie ! 12
Mammon, Gog et Magog, et le veau d'or auprès, 12
Et le roi Balthasar : Mané Thesel Pharès !… 12
Mais, Monsieur, ces abus dont vous faites vacarme 12
Ont toujours existé !… moi, j'aime le gendarme ! 12
115 Je l'aime !… A votre gré maudissez nos Tarquins ! 12
Pardieu ! J'en offre autant à vos républicains !… 12
Car enfin ces héros dont vous êtes l'oracle, 12
Ces demi-dieux, ces. forts, ces purs, dans la débâcle 12
Où le gouvernement déchu s'est éclipsé, 12
Ont volé le pouvoir !…
120 — Non ! Ils l'ont ramassé !
— Mais-, monsieur, le Sénat…
Il pérorait encore,
Et déjà sur Paris se levait ton aurore, 12
O liberté ! Déjà ce Paris jeune et beau, 12
Tué par le plaisir, sortait de son tombeau ! 12
125 Et la blouse et l'habit se rapprochaient sans crainte 12
Dans le même labeur et dans la même étreinte !… 12
Maintenant, Allemagne, affronte ce vainqueur ! 12
C'est l'hydre aux mille bras servis d'un même cœur ! 12
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