LE FRANC-TIREUR |
XX |
LE 4 SEPTEMBRE |
Dialogue |
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Ah ! Monsieur ! |
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Ah ! Monsieur ! — Qu'avez-vous ? |
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Ah ! Monsieur ! — Qu'avez-vous ? — Dieu juste ! est-il possible |
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Qu'à de pareils excès vous restiez insensible ? |
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A nos plus mauvais jours nous voici revenus. |
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— Quels excès ? répondez ! Ils me sont inconnus. |
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— Quoi ! n'avez-vous pas vu ces bandes mercenaires |
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Assaillir nos palais de clameurs sanguinaires ? |
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Ces visages hideux, descendus des faubourgs, |
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Dont l'aspect nous reporte à nos plus mauvais jours ? |
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— Vous y tenez ?… J'ai vu quelque foule, sans doute, |
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Chantant faux, j'en conviens ; de sang pas une goutte ! |
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Peut-être vos esprits ou les miens sont troublés ; |
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Mais où donc coulait-il, ce sang dont vous parlez ? |
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— Eh ! Monsieur, ce n'est pas l'occasion de rire, |
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Et vous entendez-bien ce que cela veut dire : |
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Ce n'est pas d'aujourd'hui que ce peuple indompté |
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Déchaîne ses fureurs et sa férocité ! |
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— Je flétris comme vous ces excès de la rue, |
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Saturnales d'un jour où le peuple se rue ; |
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Le bon sens, la raison, le devoir, l'équité |
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Pourront, sans ces excès, fonder la liberté. |
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Pourquoi, les annonçant d'une âme complaisante, |
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Des malheurs à venir charger l'heure présente ? |
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— Eh ! qui ne les a vus, ces héros triomphants, |
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Se ruer, s'acharner… |
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Se ruer, s'acharner… — Sur qui ? sur des enfants, |
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Des femmes ?… Contez-moi ces horribles histoires ? |
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— Non ! sur des monuments qui racontaient nos gloires ! |
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— Quelles gloires ? Le dix décembre, apparemment ? |
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Je ne lui connaissais, en fait de monument, |
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Qu'une rue, aujourd'hui de ses hontes vengée. |
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La gloire, avant la rue, était endommagée ; |
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Et tant d'hommes proscrits, errants, exterminés |
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Valent quelques moellons par la foule écornés ! |
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— Monsieur ! vous outragez la majesté du vote !… |
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— Livré par l'ignorance aux complots d'un despote |
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Le suffrage, qui doit guider l'humanité, |
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Est aveugle dans l'ombre ; il lui faut la clarté ! |
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— Oui, oui ! L'instruction gratuite, obligatoire ! |
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De votre liberté la première victoire |
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Sera d'assassiner la liberté d'autrui ! |
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— De la ressusciter !… L'homme est maître de lui, |
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Non d'une autre âme, en qui le pays même espère : |
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Et les droits de l'enfant balancent ceux du père ! |
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— Bon ! déclamations, dont on est rebattu ! |
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L'ignorance jadis était une vertu, |
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Monsieur, lorsque la foi guidait son innocence |
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Aux sentiers du devoir et de l'obéissance ! |
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— Évangile commode aux bergers, j'en conviens, |
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Mais moins sacré peut-être aux moutons-citoyens ! |
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Si l'Univers encore incline aux bergeries, |
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Faites-nous grâce, au moins, de ces veuilloteries ! |
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— Eh ! ce n'est pas pour moi que je parle… mon Dieu ! |
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Je suis voltairien !… mais quoi ! chacun son jeu ! |
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Cela devient ailleurs un péril, et pour cause ! |
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La foi, pour qui n'a rien, est du moins quelque chose. |
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— Je comprends ; vous avez les moyens de savoir, |
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D'être homme, de penser, de sentir et de voir ! |
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C'est l'arbre de science interdit au vulgaire. |
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— Et quel frein opposer à cette horrible guerre |
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Des intérêts grossiers par le butin séduits ? |
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— Quel frein ? Le travail libre et portant tous ses fruits. |
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— Ah ! des mots, et toujours des mots ! Logomachie |
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Qui n'aura d'autres fruits, Monsieur, que l'anarchie ! |
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Je ne vais pas chercher, moi, des rêves en l'air, |
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Et tout ce beau progrès ne me paraît pas clair. |
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Le progrès, soit ! mais lent, sérieux. légitime ; |
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Et des honnêtes gens c'est l'avis unanime ! |
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— Pardon ! qu'appelez-vous les honnêtes gens ? |
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— Pardon ! qu'appelez-vous les honnêtes gens ? — Moi !… |
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Mes amis !… Tous ceux… qui… Les honnêtes gens, quoi |
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— Cela s'entend ! Tous ceux dont l'aveugle égoïsme |
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Immole aux intérêts vertu, patriotisme, |
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Honneur !… Tous ceux enfin où le cœur fait défaut ! |
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— Ma foi ! Je ne vois pas les choses de si haut, |
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Monsieur ; je suis le. monde, et je vais terre à terre, |
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Et vos folles clameurs ne me feront pas taire ! |
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Et vous trouverez bon, malgré tous vos progrès, |
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Que le pouvoir qui tombe emporte mes regrets ! |
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Pouvoir fort, qui sauva cette France qu'on pille, |
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Et la religion, et l'ordre, et la famille ! |
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— La famille ! Ah ! parbleu ! je vous arrête là ! |
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Quoi !… La corruption en habits de gala ; |
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Sous un luxe effréné les vertus étouffées ; |
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Les triomphes du Sport et du Turf pour trophée |
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Paris, affamé d'or et de vénalités. |
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Submergé sous le flot montant des vanités ; |
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L'amour en commandite, et traînant aux alcôves |
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Les fronts à cheveux noirs avec les crânes chauves |
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Les femmes s'affichant à côté des houris |
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Jusqu'à leur disputer la gloire du mépris ; |
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Je dis la plus honnête ; et son nom, par la ville |
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Allant de pair avec celui de la plus vile ; |
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Au point que d'un journal le lecteur étonné |
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Doute si c'est Lucrèce ou bien si c'est Phryné ! |
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Le théâtre échauffé d'ivresses énervantes, |
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Et servant au public des voluptés vivantes ; |
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Le trône encourageant ce tableau qui lui plaît ; |
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L'Empire protégeant l’Église et le ballet ; |
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Tous ces accouplements qui résument en somme |
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Panem et circenses des empereurs de Rome ; |
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Cette œuvre monstrueuse et ce.chaos sans nom, |
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S'appellent le salut de la famille !… Non ! |
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C'en est le dissolvant, le deuil, la décadence ! |
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Et si, par un décret du ciel, ô Providence, |
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Livrant à l'étranger ses guérets envahis, |
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Tu n'avais à l'honneur rappelé ce pays, |
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— Cette jeunesse inerte à la fièvre des armes, |
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Les tilles au travail et les mères aux larmes ; |
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Si nous n'avions subi l'angoisse du vaincu, |
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C'en était fait de nous ! La France avait vécu ! |
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— A merveille ! Isaïc, Ézéchiel, Élie ! |
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Et Sodôme et Gomorrhe, et tout ce que j'oublie ! |
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Mammon, Gog et Magog, et le veau d'or auprès, |
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Et le roi Balthasar : Mané Thesel Pharès !… |
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Mais, Monsieur, ces abus dont vous faites vacarme |
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Ont toujours existé !… moi, j'aime le gendarme ! |
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Je l'aime !… A votre gré maudissez nos Tarquins ! |
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Pardieu ! J'en offre autant à vos républicains !… |
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Car enfin ces héros dont vous êtes l'oracle, |
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Ces demi-dieux, ces. forts, ces purs, dans la débâcle |
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Où le gouvernement déchu s'est éclipsé, |
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Ont volé le pouvoir !… |
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Ont volé le pouvoir !… — Non ! Ils l'ont ramassé ! |
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— Mais-, monsieur, le Sénat… |
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— Mais-, monsieur, le Sénat… Il pérorait encore, |
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Et déjà sur Paris se levait ton aurore, |
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O liberté ! Déjà ce Paris jeune et beau, |
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Tué par le plaisir, sortait de son tombeau ! |
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Et la blouse et l'habit se rapprochaient sans crainte |
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Dans le même labeur et dans la même étreinte !… |
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Maintenant, Allemagne, affronte ce vainqueur ! |
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C'est l'hydre aux mille bras servis d'un même cœur ! |
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Septembre 1870.
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