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BRG_7/BRG10
corpus Pamela Puntel
Émile BERGERAT
POËMES DE LA GUERRE
1870-1871
Édition partielle
1871
LES NEUTRES
LÉGENDE
A mon Ami GEORGES BECKER, Peintre d'histoire
I
C'était dans ce beau pays 7
Où froment, seigle et maïs 7
Viennent quasi sans semence 7
Et, dans la chaude saison, 7
5 Débordent sur l'horizon ! 7
Un pays riche à démence ! 7
II
Les chemins y sont sablés 7
Du trop-plein même des blés 7
Dont les gerbes sont si hautes 7
10 Qu'elles gênent les ramiers, 7
Et que, des toits, les fermiers 7
N'aperçoivent point les côtes ! 7
III
Ce pays a pour voisins 7
Trois pays, un de raisins, 7
15 Un de miel, l'autre de pommes ; 7
Tous trois florissants, tous trois 7
Liés par des nœuds étroits 7
Comme il en doit être entre hommes ! 7
IV
Voici qu'un roi nécroman 7
20 Tombe au pays du froment 7
Avec une horde à feutres, 7
Et dit aux autres pays : 7
« A vous seigle, à vous maïs, 7
« Si vous voulez rester neutres ! 7
V
25 « Je prends le froment pour moi !» 7
Ils répondent à ce roi : 7
« Ce voisin est notre frère, 7
« Nous eûmes jadis de lui 7
« Plus d'un fraternel appui ; 7
30 « Nous l'aiderons au contraire !» 7
VI
Le roi, sinistre bandit, 7
Fort terriblement leur dit : 7
« Je mène une immense horde ! 7
« N'aidez pas votre voisin, 7
35 « Ou je prends pomme, raisin 7
« Et miel, sans miséricorde !» 7
VII
Cette horde, avec des crocs, 7
Pouvait lancer de tels rocs 7
Au vent d'un tel catapulte 7
40 Qu'ils franchissaient des sommets, 7
Sans que l'on connût jamais 7
D'où vous en venait l'insulte ! 7
VIII
Et ses bataillons dressés 7
S'avançaient en rangs pressés 7
45 Dans un ordre si superbe 7
Qu'ils ne laissaient derrière eux 7
Qu'un vaste désert pierreux 7
Sans un seul brindillon d'herbe ! 7
IX
Alors, saisis par l'effroi, 7
50 Les voisins dirent au roi : 7
« Agissez à votre envie ! » 7
– « La force prime le droit ! 7
Dit près d'eux un homme adroit, 7
Nous vous accordons la vie ! » 7
X
55 Et, suivant le nécroman 7
Sur le pays du froment, 7
Comme un fleuve qui déborde 7
S'épandent les assassins ! 7
Et voilà que les tocsins 7
60 Partout annoncent la horde ! 7
XI
« A nous ! pays des raisins ! 7
« Criaient-ils, mes bons voisins ! 7
« Au secours ! pays des pommes ! 7
« Main-forte ! pays du miel ! 7
65 « Aidez-nous, au nom du ciel ! 7
« Ainsi qu'on le doit entre hommes ! » 7
XII
Mais ils ne bougèrent pas. 7
« Je ne crains point le trépas, 7
« Dit l'abandonné ; l'épée 7
70 Que je tiens de mes aïeux, 7
« De mon massacre odieux 7
« Saura faire une épopée ! 7
XIII
« Vous, qui nous avez trahis, 7
« Vous périrez, ô pays, 7
75 « Car rien ne profite aux lâches ! 7
« Le temps saura nous venger ! 7
« Et bien boire et bien manger 7
« Ne sont pas toutes nos tâches ! 7
XIV
« Pusillanimes voisins, 7
80 « Maudits soient, — toi, tes raisins, 7
« Toi, ton miel, et toi, tes pommes ! 7
« Vous que nous aimions jadis, 7
« Cœurs ingrats, soyez maudits 7
« Parmi les enfants des hommes ! » 7
XV
85 Puis il appela ses fils, 7
Ceux du canton du maïs 7
Et ceux du canton du seigle ; 7
Ceux du canton du froment 7
Étaient bien assurément 7
90 Les plus nombreux sous les aigles ! — 7
XVI
Or, dans un champ en labour 7
Où résonnait le tambour, 7
Je vis venir, moi qui parle, 7
Trois frères, gars réjouis, 7
95 Dont l'un avait nom Louis, 7
L'autre Pierre, et l'autre Charle ! 7
XVII
Tous trois étaient laboureurs. 7
Point coureurs, point discoureurs, 7
Tous trois ardents à la peine, 7
100 Pleins de sang et pleins de nerfs, 7
Et tirant en joyeux serfs 7
La grande charrue humaine ! 7
XVIII
Tous trois ils avaient, au dos, 7
Bien affilée, une faux 7
105 Et rien que la blouse bleue, 7
Et chantaient par les moissons 7
De magnifiques chansons 7
Qui roulaient de lieue en lieue ! 7
XIX
Pierre disait à Louis : 7
110 « O mon frère aîné, je suis 7
« Près de toi fier de combattre ! » 7
Charles disait : « Quel bonheur 7
« De sentir, au champ d'honneur, 7
« Près des vôtres mon cœur battre ! » 7
XX
115 L'aîné, l'allégresse aux yeux : 7
« Ce sont des combats joyeux, 7
« Ceux où la patrie assemble ! 7
« Un mort n'est pas un vaincu ! 7
« Comme nous avons vécu, 7
120 « Tâchons de mourir ensemble ! » 7
XXI
Et tous trois à l'unisson 7
Ils reprenaient leur chanson. 7
Soudain le cadet se penche, 7
Abrite ses yeux du vent, 7
125 Et dit : « Je vois en avant 7
« Un vieillard à barbe blanche ! 7
XXII
« Ce vieillard a sur le dos 7
« Ainsi que nous une faux, 7
« Mais si lourde qu'il en plie ! 7
130 « C'est une faux de Titans ! 7
« Qui semble venir, ô Temps, 7
« De ta vieille panoplie ! » 7
XXIII
« Il faut rejoindre l'aïeul, 7
« Dit l'aîné ; puisqu'il est seul 7
135 « Nous lui formerons escorte ! 7
« Nous lui porterons sa faux : 7
« Peut-être sait-il des mots 7
« Du style qui réconforte !» 7
XXIV
Les frères hâtent le pas. 7
140 « Voyez, dit Pierre tout bas, 7
« Le fer de sa faux miroite ! 7
« Holà, mon père, on se bat : 7
« De quel côté le combat ?» 7
Le vieillard montra la droite. 7
XXV
145 « Ah ! la bataille, vieillard, 7
« C'est là-bas, dans ce brouillard 7
« Rouge comme une fournaise ? 7
« Eh bien, faisons le chemin 7
« En nous tenant par la main ! 7
150 « Nous savons la Marseillaise ! » 7
XXVI
L'aïeul fronça les sourcils. 7
« Eh quoi ! père, disaient-ils, 7
« Ton front est sombre ? courage ! 7
« Les vétérans du labour 7
155 « Aiment la voix du tambour ! 7
« La guerre est un labourage ! » 7
XXVII
Alors l'aïeul d'un ton doux : 7
« Enfants, que labouriez-vous ? » 7
L'aîné dit : « Un champ de seigle ! 7
160 – De maïs ! dit le second. 7
– Et toi, Benjamin, répond ! » 7
Il ne répond point, l'espiègle ! 7
XXVIII
Mais il s'écarte un moment, 7
Cueille un épi de froment : 7
165 « Ceci ! père des apôtres ! » 7
Dit-il d'un air triomphant. 7
Et l'aïeul dit à l'enfant : 7
« Cueille-m'en aussi des autres ! » 7
XXIX
Quand il eut les trois épis, 7
170 L'aïeul aux doigts décrépis 7
Les étendit sur leur tête : 7
« Allez, leur dit-il, allez 7
« Où vous êtes appelés ! 7
Ma route à moi n'est point faite ! » 7
XXX
175 « Adieu, père, ont-ils crié, 7
« Notre mère a tant prié 7
« Qu'inutile est la prière ! 7
« Maintenant allons mourir ! » 7
Ils se mirent à courir. 7
180 Le vieux suivit, loin derrière. 7
XXXI
Leur chemin ne fut pas long. 7
Dans le repli du vallon 7
Ils atteignent leur armée ! 7
Trois baisers ! trois noms ! trois mots ! 7
185 Et, coupant l'air de leur faux, 7
Ils entrent dans la fumée ! 7
XXXII
Quand tout fut fini, le soir, 7
Du haut des monts on put voir 7
Un vieillard de haute taille 7
190 Traîner aux feux du couchant 7
Trois cadavres hors du champ 7
Où s'éteignait la bataille. 7
XXXIII
Environné de corbeaux, 7
Il leur creusa trois tombeaux 7
195 Dans la plaine d'hécatombes, 7
Et, quand ils furent comblés, 7
Sema chaque épi des blés 7
Sur chacune de leurs tombes. 7
XXXIV
Puis, les genoux accroupis, 7
200 Il fit germer ces épis 7
Aux chaleurs de son haleine ! 7
Ils poussèrent ! et si haut 7
Qu'ils semblaient être plutôt 7
Trois colonnes dans la plaine. 7
XXXV
205 Alors, du fond du brouillard, 7
Piquant droit vers le vieillard, 7
On vit venir dans sa gloire 7
Le roi, sur un cheval blanc, 7
Entouré d'un chœur sanglant 7
210 Qui lui chantait sa victoire ! 7
XXXVI
Il agitait un drapeau, 7
Et, du vent de son chapeau, 7
Traçant un cercle dans l'ombre, 7
Disait : « Ce sol est à moi ! 7
215 « Balayez des pieds du roi 7
« Ce tas de morts qui l'encombre !» 7
XXXVII
Mais voilà qu'à ce moment 7
Du grand épi de froment 7
S'exhala comme un nuage ! 7
220 Il s'en allait dans le ciel 7
Devers le pays du miel, 7
Qu'il couvrit de son orage ! 7
XXXVIII
« Grand vieillard, explique-moi 7
« Ce qu'est ceci, dit le roi 7
225 « En lui désignant d'un geste 7
« Le nuage énorme à voir ! 7
« Quel est cet orage noir ? » 7
Le vieillard dit : « C'est LA PESTE ! » 7
XXXIX
Puis l'épi de sarrasin 7
230 Sur le pays du raisin 7
Éclata comme une mine, 7
Et l'étouffa dans l'horreur ! 7
« Qu'est-ceci ? » dit l'empereur. 7
Le vieillard dit : « LA FAMINE ! » 7
XL
235 Enfin l'épi de maïs, 7
Inondant l'autre pays 7
Pomme à pomme, ville à ville, 7
Le submergea sous les eaux ! 7
« Quel est ce roi des fléaux ? 7
240 Dit-il. — La GUERRE CIVILE ! » 7
XLI
– Qui donc es-tu, dit le roi 7
Avec un geste d'effroi, 7
Vieillard expert en supplices ? 7
— Le Temps ! dit l'aïeul de mort, 7
245 Et je commence d'abord, 7
Assassin, par tes complices ! » 7
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