Métrique en Ligne
BRG_6/BRG6
corpus Pamela Puntel
Émile BERGERAT
STRASBOURG
1870
STRASBOURG
Strophes lues sur le théâtre de la Comédie-Française
le 5 mars 1871
par M. Coquelin
A MONSIEUR HENRY DELAS
Moi, je vous dis ceci, Vandales, 8
A vous, qui, dans notre Paris, 8
Faites goûter à vos sandales 8
Ce sol que vous n'avez pas pris ! 8
5 Moi, poète, dont l'âme esc faite 8
De la poussière d'un prophète, 8
Et dont le délire invaincu 8
Devance tout, âge et science, 8
Et ressemble la conscience 8
10 D'un avenir déjà vécu : — 8
Par ces Villes symbolisées 8
Qu'on voile à vos yeux éhontés, 8
Et dont les spectres confrontés 8
Vous parquent aux Champs-Élysées ; 8
15 Au nom des trois jours étouffants 8
Où nous avons à nos enfants 8
Enseigné leur future histoire 8
Et le nom du vainqueur piteux 8
Qui leur paraissait si honteux 8
20 De son triomphe expiatoire ; 8
Au nom de votre odeur d'ennui, 8
De votre servilité plate, 8
Et de cette épaisse omoplate 8
Où le bâton se sent chez lui ; 8
25 Malgré le démon qui vous mène 8
Comme les serfs de son domaine, 8
Et ce hasard à court délai 8
Qui met le sceptre de la terre 8
Aux mains d ?un peuple prolétaire 8
30 Ne pour manier le balai ; 8
Mais aussi, soldats d'étrivières, 8
Au nom du sang, limon amer, 8
Que les fleuves, où boit la mer, 8
Boivent aux urnes des rivières ; 8
35 Au nom d'un sombre souvenir ; 8
Au nom d'un plus sombre avenir, 8
D'une haine que rien n'apaise 8
Dans sa mortelle hérédité !— 8
Je vous ai vus ! J'ai médité !… — 8
40 L'Alsace restera française ! 8
Console-toi, Strasbourg ! Tu prends 8
Un esclavage à courte haleine ! 8
Si les montagnes les font grands, 8
Nous les avons vus dans la plaine ! 8
45 Ils sont sortis de leurs forêts ; 8
Nous les avons toisés de près : 8
Console-toi, Metz, avec elle ! 8
Leur orgueil n'est que vanité : 8
On te rend ta virginité, 8
50 S'ils te l'ont prise, elle est pucelle ! 8
Patience ! on en voit le fond 8
De ces rêveurs ! On les mesure, 8
Ces guerriers de comptoir qui font 8
La guerre comme on fait l'usure ! 8
55 Ces lourds chevaucheurs de brouillard, 8
Si ferrés sur le milliard, 8
L'histoire sainte et les cédules ! 8
Gens d'esthétique, au parler lent, 8
Qui, pour fonder leur Vaterland, 8
60 Avaient besoin de nos pendules ! 8
Ah ! oui, vous nous appartenez, 8
Villes sublimes et bénies ! 8
Il est tramé par des génies, 8
Le fil par où vous nous tenez ! 8
65 Vous êtes bien filles de France 8
Par la gloire et par la souffrance ; 8
Vous portez, Ô cœurs fraternels, 8
La cicatrice de famille 8
Où l'on reconnaît toute fille 8
70 De ses dévoûments éternels ! 8
Dans quelque piège où l'on t'attire, 8
Alsace, tu nous appartiens, 8
Et nous nous déclarons les tiens, 8
Et nous adoptons ton martyre ! 8
75 Quels que soient les derniers effets 8
Des supplices ou des bienfaits 8
Sur leur constance ou sur la tienne, 8
Tant que ton front pâle et charmant 8
Portera le pied allemand, 8
80 La France se fait alsacienne ! 8
Comme en Israël autrefois, 8
Strasbourg sera la Ville sainte ! 8
Ceux-là seront Français deux fois 8
Qui seront nés dans son enceinte. 8
85 Capitale de nos douleurs, 8
C'est à Strasbourg, et non ailleurs, 8
Que nous transférons la patrie ; 8
Et de ce membre mutilé 8
Tout le corps se dit exilé, 8
90 Toute vitalité flétrie ! 8
Nos poumons ne respirent plus 8
L'air restreint de la délivrance ! 8
Déchirez les pactes conclus : 8
C'est à Strasbourg que dort la France ! 8
95 C'est nous qui sommes prisonniers : 8
A Strasbourg sont les pigeonniers 8
Où retourneront les colombes ! 8
C’est l'air de Strasbourg qu'il nous faut ! 8
Strasbourg toujours, Strasbourg bientôt ! 8
100 Là sont nos foyers — ou nos tombes ! 8
Défense de rire ou d'aimer 8
Aux enfants qui n'ont plus leur mère 8
Et défense aussi de semer 8
Même au terrain de la chimère ! 8
105 Défense de lever les yeux 8
Sur les portraits de ces aïeux 8
Qui cessent d'être les ancêtres 8
D'une race sans feu ni lieu, 8
Qui laisse l'autel de son dieu 8
110 Servir d'écurie à des reîtres 8
Vin de la vengeance ! vieux vin 8
Dont la haine a planté la vigne ! 8
Celui qui t'a nommé divin 8
T'a trouvé du mot un nom digne. 8
115 Quand un peuple en est altéré, 8
Malheur 'a ceux qui l'ont tiré ! 8
Sous la langue qui le fustige, 8
Il fermente et devient du sang ! 8
Et l'épouvante alors descend 8
120 Tous les escaliers du vertige ! 8
Vigne ! hâte-toi de mûrir ! 8
Car notre haine est bien âgée ! 8
Car nous ne voulons pas mourir 8
Avant de t'avoir vendangée ! 8
125 Soleil, quintuple tes rayons ! 8
Et nous, pour une heure, enrayons 8
Sur la pente de l'espérance, 8
Et berçons le temps irrité ! — 8
Dieu sera dans l'obscurité 8
130 Le jour où s'éteindra la France ! 8
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