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BRB_1/BRB8
Auguste BARBIER
Ïambes et poèmes
1831
ÏAMBES
L'IDOLE
I
Allons, chauffeur, allons, du charbon, de la houille, 12
Du fer, du cuivre et de l'étain ; 8
Allons, à large pelle, à grand bras plonge et fouille, 12
Nourris le brasier, vieux vulcain ; 8
5 Donne force pâture à ta grande fournaise, 12
Car, pour mettre ses dents en jeu, 8
Pour tordre et dévorer le métal qui lui pèse, 12
Il lui faut le palais en feu. 8
C'est bon, voici la flamme ardente, folle, immense, 12
10 Implacable et couleur de sang, 8
Qui tombe de la voûte, et l'assaut qui commence ; 12
Chaque lingot se prend au flanc. 8
Ce ne sont que des bonds, que hurlements, délire, 12
Cuivre sur plomb et plomb sur fer ; 8
15 Tout s'allonge, se tord, s'embrasse et se déchire 12
Comme trois damnés dans l'enfer. 8
Enfin l'œuvre est finie, enfin la flamme est morte, 12
La fournaise fume et s'éteint, 8
L'airain bouillonne à flots ; chauffeur, ouvre la porte 12
20 Et laisse passer le hautain ! 8
Ô fleuve impétueux, mugis et prends ta course, 12
Sors de ta loge, et d'un élan, 8
D'un seul bond lance-toi comme un flot de la source, 12
Comme une flamme d'un volcan ! 8
25 La terre ouvre son sein à tes vagues de lave ; 12
Précipite en bloc ta fureur, 8
Dans ton moule d'acier, bronze, descends esclave, 12
Tu vas remonter empereur. 8
II
Encor Napoléon ! Encor sa grande image ! 12
30 Ah ! Que ce rude et dur guerrier 8
Nous a coûté de sang et de pleurs et d'outrage 12
Pour quelques rameaux de laurier ! 8
Ce fut un triste jour pour la France abattue, 12
Quand du haut de son piédestal, 8
35 Comme un voleur honteux, son antique statue 12
Pendit sous un chanvre brutal. 8
Alors on vit au pied de la haute colonne, 12
Courbé sur un câble grinçant, 8
L'étranger, au long bruit d'un houra monotone, 12
40 Ébranler le bronze puissant ; 8
Et quand sous mille efforts, la tête la première, 12
Le bloc superbe et souverain 8
Précipita sa chute, et sur la froide pierre 12
Roula son cadavre d'airain ; 8
45 Le hun, le hun stupide, à la peau sale et rance, 12
L'œil plein d'une basse fureur, 8
Aux rebords des ruisseaux, devant toute la France, 12
Traîna le front de l'empereur. 8
Ah ! Pour celui qui porte un cœur sous la mamelle 12
50 Ce jour pèse comme un remord ; 8
Au front de tout français, c'est la tache éternelle 12
Qui ne s'en va qu'avec la mort. 8
J'ai vu l'invasion, à l'ombre de nos marbres 12
Entasser ses lourds chariots ; 8
55 Je l'ai vue arracher l'écorce de nos arbres, 12
Pour la jeter à ses chevaux ; 8
J'ai vu l'homme du nord, à la lèvre farouche, 12
Jusqu'au sang nous meurtrir la chair : 8
Nous manger notre pain, et jusque dans la bouche 12
60 S'en venir respirer notre air ; 8
J'ai vu, jeunes français ! Ignobles libertines, 12
Nos femmes, belles d'impudeur, 8
Aux regards d'un cosaque étaler leurs poitrines, 12
Et s'enivrer de son odeur. 8
65 Eh bien ! Dans tous ces jours d'abaissement, de peine, 12
Pour tous ces outrages sans nom, 8
Je n'ai jamais chargé qu'un être de ma haine… 12
Sois maudit, ô Napoléon ! 8
III
Ô Corse à cheveux plats ! Que ta France était belle, 12
70 Au grand soleil de messidor ! 8
C'était une cavale indomptable et rebelle, 12
Sans frein d'acier ni rênes d'or ; 8
Une jument sauvage à la croupe rustique, 12
Fumante encor du sang des rois, 8
75 Mais fière, et d'un pied fort heurtant le sol antique, 12
Libre pour la première fois : 8
Jamais aucune main n'avait passé sur elle 12
Pour la flétrir et l'outrager ; 8
Jamais ses larges flancs n'avaient porté la selle 12
80 Et le harnais de l'étranger ; 8
Tout son poil reluisait, et, belle vagabonde, 12
L'œil haut, la croupe en mouvement, 8
Sur ses jarrets dressée, elle effrayait le monde 12
Du bruit de son hennissement. 8
85 Tu parus, et sitôt que tu vis son allure, 12
Ses reins si souples et dispos, 8
Centaure impétueux, tu pris sa chevelure, 12
Tu montas botté sur son dos. 8
Alors, comme elle aimait les rumeurs de la guerre, 12
90 La poudre et les tambours battants, 8
Pour champ de course, alors, tu lui donnas la terre, 12
Et des combats pour passe-temps ; 8
Alors, plus de repos, plus de nuits, plus de sommes, 12
Toujours l'air, toujours le travail, 8
95 Toujours comme du sable écraser des corps d'hommes. 12
Toujours du sang jusqu'au poitrail ; 8
Quinze ans, son dur sabot dans sa course rapide 12
Broya des générations ; 8
Quinze ans, elle passa, fumante, à toute bride 12
100 Sur le ventre des nations. 8
Enfin lasse d'aller sans finir sa carrière, 12
D'aller sans user son chemin, 8
De pétrir l'univers, et comme une poussière 12
De soulever le genre humain ; 8
105 Les jarrets épuisés, haletante et sans force, 12
Prête à fléchir à chaque pas, 8
Elle demanda grâce à son cavalier corse ; 12
Mais, bourreau, tu n'écoutas pas ! 8
Tu la pressas plus fort de ta cuisse nerveuse, 12
110 Pour étouffer ses cris ardents, 8
Tu retournas le mors dans sa bouche baveuse, 12
De fureur tu brisas ses dents ; 8
Elle se releva ; mais un jour de bataille 12
Ne pouvant plus mordre ses freins, 8
115 Mourante, elle tomba sur un lit de mitraille 12
Et du coup te cassa les reins. 8
IV
Maintenant tu renais de ta chute profonde : 12
Pareil à l'aigle radieux, 8
Tu reprends ton essor pour dominer le monde. 12
120 Ton image remonte aux cieux. 8
Napoléon n'est plus ce voleur de couronne, 12
Cet usurpateur effronté, 8
Qui serra sans pitié, sous les coussins du trône, 12
La gorge de la liberté ; 8
125 Ce triste et vieux forçat de la sainte-alliance 12
Qui mourut sur un noir rocher, 8
Traînant comme un boulet l'image de la France 12
Sous le bâton de l'étranger ; 8
Non, non, Napoléon n'est plus souillé de fanges ; 12
130 Grâce aux flatteurs mélodieux, 8
Aux poëtes menteurs, aux sonneurs de louanges, 12
César est mis au rang des dieux. 8
Son image reluit à toutes les murailles, 12
Son nom, dans tous les carrefours 8
135 Résonne incessamment, comme au fort des batailles 12
Il résonnait sur les tambours. 8
Puis de ces hauts quartiers où le peuple foisonne, 12
Paris comme un vieux pèlerin, 8
Redescend tous les jours au pied de la colonne 12
140 Abaisser son front souverain. 8
Et là, les bras chargés de palmes éphémères, 12
Inondant de bouquets de fleurs 8
Ce bronze que jamais ne regardent les mères, 12
Ce bronze grandi sous leurs pleurs ; 8
145 En veste d'ouvrier, dans son ivresse folle, 12
Au bruit du fifre et du clairon, 8
Paris d'un pied joyeux danse la carmagnole 12
Autour du grand Napoléon. 8
V
Ainsi passez, passez, monarques débonnaires, 12
150 Doux pasteurs de l'humanité ; 8
Hommes sages, passez comme des fronts vulgaires 12
Sans reflet d'immortalité ! 8
Du peuple vainement vous allégez la chaîne, 12
Vainement, tranquille troupeau, 8
155 Le peuple sur vos pas, sans sueur et sans peine, 12
S'achemine vers le tombeau ; 8
Sitôt qu'à son déclin votre astre tutélaire 12
Épanche son dernier rayon, 8
Votre nom qui s'éteint, sur le flot populaire 12
160 Trace à peine un léger sillon. 8
Passez, passez, pour vous point de haute statue, 12
Le peuple perdra votre nom ; 8
Car il ne se souvient que de l'homme qui tue 12
Avec le sabre ou le canon ; 8
165 Il n'aime que le bras qui dans des champs humides, 12
Par milliers fait pourrir ses os ; 8
Il aime qui lui fait bâtir des pyramides, 12
Porter des pierres sur le dos ; 8
Passez ! Le peuple c'est la fille de taverne, 12
170 La fille buvant du vin bleu, 8
Qui veut dans son amant un bras qui la gouverne, 12
Un corps de fer, un œil de feu, 8
Et qui, dans son taudis, sur sa couche de paille, 12
N'a d'amour chaud et libertin 8
175 Que pour l'homme hardi qui la bat et la fouaille 12
Depuis le soir jusqu'au matin. 8
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