Métrique en Ligne
BRB_1/BRB44
Auguste BARBIER
Ïambes et poèmes
1831
LAZARE
LA TAMISE
Ô toi qui marches en silence 8
Le long de ce rivage noir, 8
Et qui regardes l'onde immense, 8
Avec les yeux du désespoir, 8
5 Où vas-tu ? — je vais sans folie 8
Me débarrasser de la vie, 8
Comme on fait d'un mauvais manteau, 8
D'un habit que l'onde traverse, 8
D'un vêtement que le froid perce, 8
10 Et qui ne tient plus sur la peau. 8
— à la mort ! Enfant d'Angleterre ! 8
À la mort comme un indévot, 8
À la mort quand sur cette terre 8
La vie abonde à large flot ; 8
15 Quand le pavé comme une enclume 8
Jour et nuit étincelle, fume, 8
Et quand, armé d'un fort poitrail, 8
Le chef encor droit sur le buste, 8
Tu peux fournir un bras robuste 8
20 Et des reins puissants au travail ! 8
— travaille ! Est bien facile à dire, 8
Travaille ! Est le cri des heureux ; 8
Pour moi la vie est un martyre, 8
Un supplice trop douloureux. 8
25 Dans mon humble coin sans relâche, 8
Comme un autre j'ai fait ma tâche. 8
Et j'ai fabriqué, j'ai vendu, 8
J'ai brassé de la forte bière, 8
J'en ai lavé l'Europe entière, 8
30 Et le sort m'a toujours vaincu. 8
Ah ! Si vous connaissiez cette île, 8
Vous sauriez quel est cet enfer ; 8
Que la brique rouge et stérile 8
Est aussi dure que le fer. 8
35 Bien rarement la porte s'ouvre 8
À celui que le haillon couvre, 8
Et l'homme, sans gîte la nuit, 8
Ose en vain, surmontant sa honte, 8
Soulever les marteaux de fonte, 8
40 Il n'éveille rien que du bruit. 8
Tout est muet et sourd… que faire ? 8
Gueuser sur le bord du chemin ? 8
Mais l'on ne prête à la misère 8
L'oreille non plus que la main. 8
45 Ici, ce n'est qu'en assemblée, 8
Que dans une salle meublée, 8
Que le cœur fait la charité : 8
Il faut pour attendrir le riche, 8
Qu'une paroisse vous affiche 8
50 Au front le mot mendicité. 8
Avec cet écriteau superbe, 8
Alors on a, comme un mâtin, 8
On a de quoi ronger sur l'herbe 8
Les restes pourris du festin. 8
55 On vit tant bien que mal sans doute ; 8
Mais, hélas ! Hélas ! Qu'il en coûte 8
De vivre à la condition 8
D'essuyer de sa tête immonde 8
Le pied boueux de tout le monde 8
60 Comme le plus bas échelon ! 8
Horrible ! Horrible ! Ah ! Si, la terre 8
Manquant à chacun de vos pas, 8
Au ciel alors, pauvre insulaire, 8
Vous pouviez tendre les deux bras ; 8
65 Si le pur soleil avec force, 8
Comme un vieux chêne sans écorce, 8
Réchauffait vos membres raidis, 8
Et si le Dieu qui nous contemple, 8
Ouvrant les portes de son temple, 8
70 Donnait un refuge à ses fils ; 8
Peut-être… mais vers la lumière 8
Qui peut ici tourner les yeux ? 8
Pourquoi relever la paupière ? 8
Le plafond est si ténébreux. 8
75 Notre terre toujours exhale 8
Une vapeur noire, infernale, 8
Qui nous dérobe l'œil divin ; 8
Londres, toujours forge allumée, 8
Londres, toujours plein de fumée, 8
80 Nous fait au ciel un mur d'airain. 8
Puis pas une église entr'ouverte ; 8
Si quelqu'une l'est par hasard, 8
Une voûte creuse et déserte 8
Et de l'ombre de toute part. 8
85 Pas un christ et pas une image 8
Qui vous redresse le visage 8
Et vous aide à porter la croix ; 8
Pas de musique magnanime, 8
Pas un grain d'encens qui ranime : 8
90 Rien que des pierres et du bois. 8
Et dehors la rue est boueuse, 8
L'air épais, malsain, glacial, 8
Il pleut… oh ! La vie est affreuse 8
À traîner dans ce lieu fatal. 8
95 L'âme qui veut briser sa chaîne, 8
L'âme souffrante a peu de peine 8
À forcer sa prison de chair, 8
Quand ce cachot, triste édifice, 8
Est sous un ciel rude, impropice, 8
100 Si tristement glacé par l'air. 8
Mais allons, la Tamise sombre 8
Est le linceul fait pour les corps 8
Que le malheur frappe sans nombre 8
Et qu'il entasse sur ses bords. 8
105 Allons, allons sans plus attendre, 8
Je vois déjà l'ombre s'étendre, 8
Le ciel se confondre avec l'eau, 8
Et la nuit par toute la terre 8
Sur les crimes de la misère 8
110 Prête à jeter son noir manteau. 8
Adieu ! Je suis le pauvre diable, 8
Je suis le pâle matelot 8
Que par une nuit lamentable 8
L'aile des vents emporte au flot. 8
115 Sur l'onde il dresse en vain la tête, 8
Les hurlements de la tempête 8
De sa voix couvrent les éclats ; 8
Il roule, il fend la vaste lame, 8
Il nage, il nage à perdre l'âme, 8
120 Le flot lui coupe et rompt les bras. 8
Point de bouée et point de câble, 8
Pas une clameur dans les ponts, 8
Et le navire impitoyable 8
Paisiblement poursuit ses bonds. 8
125 Il fuit sous la vague en poussière ; 8
Alors, l'enfant seul, en arrière, 8
Entre l'onde et le ciel en feu, 8
Perdu dans cette immense plaine, 8
Et si frêle atôme qu'à peine 8
130 Il arrive au regard de Dieu ; 8
Il n'attend plus que pour le prendre 8
La mort s'élance des enfers, 8
Ou qu'il l'entende redescendre 8
Avec fracas du haut des airs. 8
135 À devancer l'instant suprême 8
Il se résigne de lui-même, 8
Et du front ouvrant l'océan, 8
Le pauvre mousse avec courage 8
Enfonce son pâle visage 8
140 Et sans un cri plonge au néant. 8
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