Métrique en Ligne
BRB_1/BRB3
Auguste BARBIER
Ïambes et poèmes
1831
ÏAMBES
LA CURÉE
I
Oh ! Lorsqu'un lourd soleil chauffait les grandes dalles 12
Des ponts et de nos quais déserts, 8
Que les cloches hurlaient, que la grêle des balles 12
Sifflait et pleuvait par les airs ; 8
5 Que dans Paris entier, comme la mer qui monte, 12
Le peuple soulevé grondait, 8
Et qu'au lugubre accent des vieux canons de fonte 12
La marseillaise répondait, 8
Certe, on ne voyait pas, comme au jour où nous sommes, 12
10 Tant d'uniformes à la fois : 8
C'était sous des haillons que battaient les cœurs d'hommes ; 12
C'était alors de sales doigts 8
Qui chargeaient les mousquets et renvoyaient la foudre ; 12
C'était la bouche aux vils jurons 8
15 Qui mâchait la cartouche, et qui, noire de poudre, 12
Criait aux citoyens : mourons ! 8
II
Quant à tous ces beaux fils aux tricolores flammes, 12
Au beau linge, au frac élégant, 8
Ces hommes en corsets, ces visages de femmes, 12
20 Héros du boulevard de Gand, 8
Que faisaient-ils, tandis qu'à travers la mitraille, 12
Et sous le sabre détesté, 8
La grande populace et la sainte canaille 12
Se ruaient à l'immortalité ? 8
25 Tandis que tout Paris se jonchait de merveilles, 12
Ces messieurs tremblaient dans leur peau, 8
Pâles, suant la peur, et la main aux oreilles, 12
Accroupis derrière un rideau. 8
III
C'est que la liberté n'est pas une comtesse 12
30 Du noble faubourg saint-Germain, 8
Une femme qu'un cri fait tomber en faiblesse, 12
Qui met du blanc et du carmin : 8
C'est une forte femme aux puissantes mamelles, 12
À la voix rauque, aux durs appas, 8
35 Qui, du brun sur la peau, du feu dans les prunelles, 12
Agile et marchant à grands pas, 8
Se plaît aux cris du peuple, aux sanglantes mêlées, 12
Aux longs roulements des tambours, 8
À l'odeur de la poudre, aux lointaines volées 12
40 Des cloches et des canons sourds ; 8
Qui ne prend ses amours que dans la populace, 12
Qui ne prête son large flanc 8
Qu'à des gens forts comme elle, et qui veut qu'on l'embrasse 12
Avec des bras rouges de sang. 8
IV
45 C'est la vierge fougueuse, enfant de la bastille, 12
Qui jadis, lorsqu'elle apparut 8
Avec son air hardi, ses allures de fille, 12
Cinq ans mit tout le peuple en rût ; 8
Qui, plus tard, entonnant une marche guerrière, 12
50 Lasse de ses premiers amants, 8
Jeta là son bonnet, et devint vivandière 12
D'un capitaine de vingt ans : 8
C'est cette femme, enfin, qui, toujours belle et nue, 12
Avec l'écharpe aux trois couleurs, 8
55 Dans nos murs mitraillés tout à coup reparue, 12
Vient de sécher nos yeux en pleurs, 8
De remettre en trois jours une haute couronne 12
Aux mains des français soulevés, 8
D'écraser une armée et de broyer un trône 12
60 Avec quelques tas de pavés. 8
V
Mais, ô honte ! Paris, si beau dans sa colère, 12
Paris, si plein de majesté 8
Dans ce jour de tempête où le vent populaire 12
Déracina la royauté ; 8
65 Paris, si magnifique avec ses funérailles, 12
Ses débris d'hommes, ses tombeaux, 8
Ses chemins dépavés et ses pans de murailles 12
Troués comme de vieux drapeaux ; 8
Paris, cette cité de lauriers toute ceinte, 12
70 Dont le monde entier est jaloux, 8
Que les peuples émus appellent tous la sainte, 12
Et qu'ils ne nomment qu'à genoux, 8
Paris n'est maintenant qu'une sentine impure, 12
Un égout sordide et boueux, 8
75 Où mille noirs courants de limon et d'ordure 12
Viennent traîner leurs flots honteux ; 8
Un taudis regorgeant de faquins sans courage, 12
D'effrontés coureurs de salons, 8
Qui vont de porte en porte, et d'étage en étage, 12
80 Gueusant quelque bout de galons ; 8
Une halle cynique aux clameurs insolentes, 12
Où chacun cherche à déchirer 8
Un misérable coin des guenilles sanglantes 12
Du pouvoir qui vient d'expirer. 8
VI
85 Ainsi, quand dans sa bauge aride et solitaire 12
Le sanglier, frappé de mort, 8
Est là, tout palpitant, étendu sur la terre, 12
Et sous le soleil qui le mord ; 8
Lorsque, blanchi de bave et la langue tirée, 12
90 Ne bougeant plus en ses liens, 8
Il meurt, et que la trompe a sonné la curée 12
À toute la meute des chiens, 8
Toute la meute, alors, comme une vague immense 12
Bondit ; alors chaque mâtin 8
95 Hurle en signe de joie, et prépare d'avance 12
Ses larges crocs pour le festin ; 8
Et puis vient la cohue, et les abois féroces 12
Roulent de vallons en vallons ; 8
Chiens courants et limiers, et dogues, et molosses, 12
100 Tout se lance, et tout crie : allons ! 8
Quand le sanglier tombe et roule sur l'arène, 12
Allons ! Allons ! Les chiens sont rois ! 8
Le cadavre est à nous ; payons-nous notre peine, 12
Nos coups de dents et nos abois. 8
105 Allons ! Nous n'avons plus de valet qui nous fouaille 12
Et qui se pende à notre cou : 8
Du sang chaud, de la chair, allons, faisons ripaille, 12
Et gorgeons-nous tout notre soûl ! 8
Et tous, comme ouvriers que l'on met à la tâche, 12
110 Fouillent ces flancs à plein museau, 8
Et de l'ongle et des dents travaillent sans relâche, 12
Car chacun en veut un morceau ; 8
Car il faut au chenil que chacun d'eux revienne 12
Avec un os demi-rongé, 8
115 Et que, trouvant au seuil son orgueilleuse chienne, 12
Jalouse et le poil allongé, 8
Il lui montre sa gueule encor rouge, et qui grogne, 12
Son os dans les dents arrêté, 8
Et lui crie, en jetant son quartier de charogne : 12
120 « voici ma part de royauté ! » 8
logo du CRISCO logo de l'université