Métrique en Ligne
BRB_1/BRB14
Auguste BARBIER
Ïambes et poèmes
1831
ÏAMBES
LA REINE DU MONDE
Ô puissant Gutenberg ! Germain de bonne race 12
Dont le mâle et hardi cerveau 8
De l'antique univers a rajeuni la face 12
Par un prodige tout nouveau ; 8
5 Lorsqu'aux rives du Rhin, dans une nuit ardente, 12
Amant d'une divinité, 8
Tu pressas sur ton sein la poitrine fervente 12
De l'immortelle liberté, 8
Tu crus sincèrement que cette femme austère 12
10 Enfanterait quelque beau jour 8
Un être sans défaut qui, semblable à sa mère, 12
Du monde entier serait l'amour ; 8
Et tu t'en fus, vieillard, te reposer à l'ombre 12
De l'éternel cyprès des morts, 8
15 Comme un bon ouvrier s'endort dans la nuit sombre, 12
Sans trouble aucun et sans remords. 8
Hélas ! Quelle que fût la sublime espérance 12
Dont s'enivra ton noble orgueil, 8
L'espoir qui de la mort t'allégea la souffrance 12
20 Et te berça dans le cercueil ; 8
Le chaste embrassement d'une céleste femme 12
Ne t'a point fait l'égal des dieux, 8
Et tu n'as pas versé dans l'œuvre de ton âme 12
Le sang pur des enfants des cieux : 8
25 Car tel est le destin de la nature humaine 12
Qu'il n'en sort rien de vraiment bon, 8
Et que l'âme ici bas la plus blanche et sereine 12
Toujours conserve du limon. 8
Il est vrai que l'aspect de ta fille immortelle 12
30 Tout d'abord vous ravit les yeux ; 8
Son noble front tourné vers la voûte éternelle 12
Et reflétant les plus beaux feux ; 8
La splendeur de sa voix plus rapide et profonde 12
Que la vaste rumeur des flots, 8
35 Et comme une ceinture enveloppant le monde 12
Dans le bruit de ses mille échos ; 8
Le spectacle divin des sombres injustices, 12
Devant son visage en courroux, 8
Brisant les instruments des horribles supplices, 12
40 La hache et les sanglants verroux ; 8
L'harmonieux concert des villes et des plaines 12
Célébrant ses dons précieux, 8
Et le chœur des beaux-arts et des sciences vaines 12
Chantant la paix fille des cieux : 8
45 Tout en elle vous charme et vous remplit d'ivresse, 12
Et retrouvant l'antique ardeur, 8
Comme un fougueux coursier, d'amour et de tendresse 12
Quatre fois bondit votre cœur ; 8
Et chacun de bénir la jeune créature 12
50 Et l'heure où, plein d'un grand désir, 8
Tu fis, ô Gutenberg ! à la race future 12
Le don d'un sublime avenir. 8
Mais si, pour contempler de plus près ton ouvrage, 12
Pour voir ta fille en son entier, 8
55 L'on ose séparer les plis de son corsage, 12
Ouvrir sa robe jusqu'au pied ; 8
Alors, alors, grand dieu ! Ce corps aux belles formes 12
Ne présente plus aux regards 8
Qu'une croupe allongée en reptiles informes, 12
60 Un faisceau de monstres hagards. 8
Et l'on voit là des chiens aux mâchoires saignantes, 12
Aux redoutables aboiements, 8
Souffler sur les cités les discordes brûlantes, 12
La guerre et ses emportements ; 8
65 On voit de vils serpents étouffer le génie 12
Prêt à prendre son vaste essor, 8
La bave du mensonge et de la calomnie 12
Verdir le front de l'aigle mort ; 8
Puis des dragons infects et des goules actives, 12
70 Pour de l'or, broyant et tordant 8
Le cœur tendre et sacré des familles plaintives 12
Sous l'infâme acier de leur dent ; 8
Le troupeau corrupteur des passions obscures 12
Souillant tout, et vivant enfin 8
75 Du pur sang écoulé des cent mille blessures 12
Par lui faites au genre humain. 8
Quel spectacle ! Ah ! Soudain reculant à la vue 12
De tant de maux désordonnés, 8
Gutenberg, Gutenberg ! Stupéfait, l'âme émue, 12
80 Les pieds l'un à l'autre enchaînés, 8
Plus d'un fier citoyen de sa brune paupière 12
Sent tomber des pleurs à longs flots, 8
Et dans ses froides mains plongeant sa tête entière, 12
Étouffe de profonds sanglots. 8
85 Alors, alors, souvent accusant d'injustice 12
La nature et son dieu fatal, 8
Et les blâmant tous deux de t'avoir fait complice 12
Des noirs épanchements du mal, 8
Plus d'un grand cœur regrette, en sa douleur extrême, 12
90 Ton amour pour la liberté : 8
Et l'on va, Gutenberg, jusques à crier même : 12
Que n'as-tu jamais existé ! 8
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