Métrique en Ligne
BOU_3/BOU77
Louis BOUILHET
DERNIÈRES CHANSONS
1869
X
LES NEIGES D'ANTAN
I
Ce siècle froid et sérieux 8
Ne croit plus aux folles chimères ; 8
Ils sont passés les temps joyeux 8
Dont nous ont parlé nos grand'mères ! 8
5 Quand l'amour sensible et bien né, 8
Secouant des branches fleuries, 8
Souriait, tout enrubanné, 8
Dans la fraîcheur des bergeries, 8
Et, le soir, sous les marronniers, 8
10 Pressait la belle qui menace, 8
Mince, dans sa robe à paniers, 8
Comme une anguille, dans sa nasse. 8
Siècle heureux, de bisque nourri, 8
Dont la morale sans lisières 8
15 Se consolait des Dubarri, 8
Avec la vertu des rosières ! 8
Comme on prenait des airs penchés 8
Pour mener paître dans la plaine 8
Quatre moutons endimanchés 8
20 Dont on avait frisé la laine ! 8
Et comme, à l'ombre des ormeaux, 8
C'était une charmante chose 8
D'entendre au loin vos chalumeaux, 8
Bergers blonds, en culotte rose ! 8
25 Pour fuir la cour du roi Pétaud, 8
Ou les croquants de mince étoffe, 8
On emportait dans son château 8
Son singe ‒ avec son philosophe. 8
Et c'était fête, tous les jours, 8
30 Grâce aux amabilités jointes 8
Du petit chien qui fait des tours 8
Et de l'abbé qui fait des pointes. 8
Oh ! Les soupers sur les balcons ! 8
Les soupers fins, où la campagne 8
35 Semblait, au travers des flacons, 8
De la couleur du vin d'Espagne ! 8
Oh ! L'esprit ! Oh ! Les bons caquets 8
Saupoudrés de littérature, 8
Quand on montait, par les bosquets, 8
40 Vers quelque temple à la nature ! 8
L'ombre, parfois, faisait oser. 8
Sous l'abri des grottes opaques, 8
On entendait plus d'un baiser… 8
Mis sur le compte de Jean-Jacques ! 8
45 Les vers luisants, dans les gazons, 8
Brillaient comme des émeraudes ; 8
Le vent emportait les chansons ; 8
La nuit mouillait les têtes chaudes ; 8
Et la bouteille, aux larges flancs 8
50 Où l'araignée a mis ses toiles, 8
Pour les convives chancelants 8
Doublait le nombre des étoiles !… 8
II
Hélas ! Hélas ! ‒ au gouffre ouvert 8
Tous sont tombés : ‒ pas un qui bouge ! 8
55 Un soir, à l'heure du dessert, 8
Vint à passer l'homme au bras rouge ! 8
Ils se levèrent sans effort, 8
Le calme au front, l'orgueil dans l'âme, 8
Doux et polis devant la mort, 8
60 Comme auprès d'une grande dame. 8
Le jeune au vieux cédait le pas 8
Avec des grâces enfantines ; 8
L'urbanité de leur trépas 8
Fit un salon des guillotines. 8
65 On eût dit, à les voir venir 8
Vers les sanglantes boucheries, 8
Qu'ils récitaient, pour mieux finir, 8
L'oraison des galanteries ; 8
Et leur tête, en ces jours ardents 8
70 Où le peuple agitait sa foudre, 8
Tomba ‒ le calembour aux dents ‒ 8
Avec un nuage de poudre !… 8
logo du CRISCO logo de l'université