Métrique en Ligne
BOU_2/BOU8
Louis BOUILHET
POÉSIES. FESTONS ET ASTRAGALES
1859
LA TERRE ET LES ÉTOILES
A AGÉNOR BRADY
Roulant dans la nuit solitaire, 8
Les astres dirent il la terre : 8
« Où vas-tu, monde audacieux ? 8
Comme un point perdu dans l'espace, 8
5 Ton orbe étroit tremble et s'efface, 8
Mais toujours on connaît ta place, 8
Au bruit que tu fais dans les cieux ! 8
» O terre dont le flanc tressaille 8
Quel enfantement te travaille ? 8
10 Quel volcan soulève tes mers ? 8
A l'heure des brises glacées, 8
Pourquoi ces plaintes insensées 8
Qui, dans l'ombre des nuits, poussées, 8
Réveillent le grand univers ?… 8
15 » Dans ta rumeur et ta fumée, 8
Comme dans un cercle enfermée, 8
Tu roules ton noir tourbillon. 8
Et l'on dirait une carène 8
Que sur la mugissante arène 8
20 Le vent des mers toujours entraîne. 8
Sans boussole et sans pavillon ! 8
N'as-tu plus tes blondes campagnes, 8
Tes bois penchés sur tes montagnes, 8
Tes océans mélodieux ? 8
25 Et tes fleurs et tes ruches pleines, 8
Et tes si charmantes haleines 8
Que pour s'égarer dans tes plaines, 8
Les anges s'exilaient des cieux ? 8
» Cesse tes cris, monde en démence ! 8
30 Laisse en paix, sur ton dos immense, 8
Flotter au vent tes cheveux d'or ! 8
Doux était ton chant solitaire… 8
Tu souriais avec mystère… 8
Souris encore, ô belle terre ! 8
35 O belle terre, chante encor !… » 8
Et la terre dit aux étoiles : 8
« Tournez, mes sœurs, planez sans voiles ! 8
Jetez aux cieux votre lueur ! 8
Moi, je suis l'ardente ouvrière 8
40 Qui, dans l'ombre ou dans la lumière, 8
Marche, les pieds noirs de poussière, 8
Et le front baigné de sueur !… 8
» Plus de soirs joyeux, plus d'aurore ! 8
Comme un fruit que le ver dévore. 8
45 Mon flanc porte un hôte inconnu ; 8
L'homme, en ses courses incertaines, 8
A broyé l'herbe de mes plaines, 8
Et pour tirer l'or de mes veines, 8
Dans mon sein plongé son bras nu ! 8
50 » Avec sa rame, avec sa sonde, 8
Il a heurté la mer profonde, 8
Et déchiré son manteau bleu ! 8
Sans souci du ciel qui se venge, 8
En trône il a pétri sa fange, 8
55 Et j'ai cru, dans sa force étrange, 8
Qu'il allait créer comme Dieu ! 8
» Mes monts chancellent, mon sol ploie, 8
La foudre sur mon front flamboie, 8
Chaque jour hâte mon déclin, 8
60 Ma couronne a ses fleurs fanées, 8
Et j'ai vu les mers déchaînées 8
Dans mes campagnes étonnées, 8
Déborder comme un vase plein ! 8
» Pourtant dans ma douleur amère, 8
65 J'aime l'homme, ainsi qu'une mère 8
L'enfant qui la frappe et la mord. 8
Chantez, mes sœurs ! Comme en un rêve 8
Moi je vais au vent qui s'élève, 8
Il faut que ma route s'achève 8
70 Jusqu'à l'écueil ou jusqu'au port !… » 8
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