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BOU_2/BOU66
Louis BOUILHET
POÉSIES. FESTONS ET ASTRAGALES
1859
LE POËTE AUX ÉTOILES
LÉGENDE
Comme il n'avait pas dîné, 7
Comme les bourgeois honnêtes 7
Tout le jour avaient berné 7
Le faiseur de chansonnettes, 7
5 Triste et pâle, sur le soir, 7
Prêt pour la dernière épreuve, 7
Loin du monde, il vint s'asseoir 7
Et chanter au bord du fleuve. 7
Il chanta les longs tourments 7
10 De l'amour et de la gloire, 7
Et son hymne, par moments, 7
Faisait tressaillir l'eau noire. 7
Soudain, par l'ordre d'un Dieu, 7
Les étoiles attendries 7
15 S'arrêtèrent, au milieu 7
De leurs blanches théories… 7
Puis il les vit sans effort 7
Glissant des voûtes profondes, 7
Comme de grands sequins d'or, 7
20 Trembler, dans l'eau, toutes rondes. 7
Il y plonge, il veut savoir… 7
O prodige !… il en prend une, 7
Puis deux, puis quatre… et bonsoir 7
Les soucis de l'infortune ! 7
25 Il revient tout radieux 7
Vers les villes où nous sommes ; 7
Avec le billon des dieux 7
On peut bien solder les hommes. 7
Son frac noir, aujourd'hui roux, 7
30 Fort peu payé, sans reproches, 7
Semblait, à travers les trous, 7
Porter le ciel dans ses poches. 7
Il va chez le boulanger : 7
« — Prends cet astre, et sers moi vite !… » 7
35 — Compagnon, va le changer, » 7
Ma galette n'est pas cuite. » 7
A la taverne du coin 7
Il fait briller sa pécune : 7
« — Camarade, on n'ouvre point 7
40 A ceux qui portent la lune. » 7
Sans chemise par-dessous, 7
Il sonne au marchand de toiles ; 7
« — L'ami, je veux des gros sous, » 7
Tu peux garder tes étoiles ! » 7
45 Les savants de l'Institut 7
Prirent de grands airs revêches ; 7
L'un sourit, l'autre se tut : 7
Ils ne les trouvaient pas fraîches ! 7
Il mourut, le lendemain, 7
50 Aiglon né chez les reptiles, 7
Maigre et serrant dans sa main 7
Ses étoiles inutiles !… 7
Moi, j'allais je ne sais où, 7
J'ai croisé ce convoi sombre ; 7
55 Deux amis qui l'ont cru fou.. 7
En riant suivaient son ombre. 7
Dors, poëte, on frappe en vain 7
A nos tavernes immondes ; 7
Dors, ô mendiant divin 7
60 Qui payais avec des mondes ! 7
Quelque jour, les fossoyeurs 7
Verront, tombant en prière, 7
Des soleils intérieurs 7
Luire aux fentes de ta bière, 7
65 Et, sous leur pic effaré, 7
Brisant la planche sonore, 7
Feront du tombeau sacré 7
Jaillir une grande aurore ! 7
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