Métrique en Ligne
BOU_2/BOU27
Louis BOUILHET
POÉSIES. FESTONS ET ASTRAGALES
1859
LA PLAINTE D'UNE MOMIE
A A. PRÉAULT
Aux bruits lointains ouvrant l'oreille, 8
Jalouse encor du ciel d'azur, 8
La momie, en tremblant, s'éveille 8
Au fond de l'hypogée obscur. 8
5 Elle soulève sa poitrine, 8
Et sent couler de son œil mort 8
Des larmes noires de résine 8
Sur son visage fardé d'or ! 8
Puis au cercueil de planche peinte 8
10 Heurtant ses colliers de métal, 8
Elle pousse une longue plainte, 8
Et miaule comme un chacal. 8
« Oh ! dit-elle, avec sa voix lente, 8
Être mort, et durer toujours ! 8
15 Heureuse la chair pantelante 8
Sous l'ongle courbe des vautours ! 8
» Heureux les morts qu'un vent d'orage 8
Plonge au fond des gouffres salés, 8
Et qui s'en vont, de plage en plage, 8
20 Reluisants, verdis et gonflés ! 8
» Heureux trois fois ceux qu'on enterre 8
Tout nus, dans les sables mouvants, 8
Et dont le corps tombe en poussière 8
Qui tourbillonne aux quatre vents ! 8
25 » Ils vivront ! ils verront encore, 8
À la nature se mêlant, 8
Les frissons roses de l'aurore 8
Sur le lit bleu du ciel brûlant ! 8
Et, sous des formes inconnues, 8
30 Oublieux du néant glacé, 8
Ils secoûront au vent des nues 8
Les cendres noires du passé ! 8
» Hélas ! hélas ! la destinée 8
M'accablant d'honneurs importuns, 8
35 Garde ma forme emprisonnée 8
Dans l'éternité des parfums ? 8
» Mon cercueil, sous la crypte blanche, 8
Ne tient plus à ses clous d'airain, 8
Et les vers ont troué la planche, 8
40 Comme un crible à passer du grain ! 8
» Sur ma poitrine recouverte 8
De symboles religieux 8
Le temps, avec sa lèpre verte, 8
A rongé la face des dieux ! 8
45 » Seul, au milieu de ce qui tombe, 8
Je reste immobile et jaloux, 8
Et je dis au vers de la tombe : 8
O vers, pourquoi m'oubliez-vous ? » 8
» Ici jamais ni vent, ni pluie 8
50 N'ont rafraîchi mon front poudreux ; 8
Depuis vingt siècles je m'ennuie 8
A regarder, démon œil creux, 8
» Le sphinx de pierre, aux froides griffes, 8
Accroupi dans mon antre obscur, 8
55 Avec l'oiseau des hiéroglyphes 8
Qui ne s'envole pas du mur ! 8
» Pour plonger dans .ma nuit profonde, 8
Chaque élément frappe en ce lieu : — 8
Nous sommes l'air ! nous sommes l'onde ! 8
60 Nous sommes la terre et le feu ! 8
» Viens avec nous ! le steppe aride 8
Veut son panache d'arbres verts 8
Viens, sous l'azur du ciel splendide, 8
T'éparpiller dans l'univers ! 8
65 » Nous t'emporterons par les plaines, 8
Nous te bercerons à la fois, 8
Dans le murmure des fontaines, 8
Et le bruissement des bois ! 8
» Viens !… la nature universelle 8
70 Cherche, peut-être, en ce tombeau, 8
Pour le soleil, une étincelle ! 8
Pour la mer, une goutte d'eau ! 8
» Alors, me réveillant dans l'ombre, 8
Je roidis mes membres perclus. 8
75 Sous les bandelettes sans nombre 8
Mes pieds maigres ne marchent plus ! 8
» Et, dans ma tombe impérissable, 8
Je sens venir avec effroi, 8
Les siècles lourds comme du sable 8
80 Qui s'amoncelle autour de moi ! 8
» Ah ! sois maudite, race impie, 8
Qui de l'être arrêtant l'essor 8
Gardes ta laideur assoupie * 8
Dans la vanité de la mort ! 8
85 » Un jour, les peuples de la terre 8
Brisant ton sépulcre fermé, 8
Te retrouveront tout entière, 8
Gomme un grain qui n'a pas germé ! 8
» Et, sous quelque voûte enfumée, 8
90 Ils accrocheront, sans remords, 8
Ta vieille carcasse embaumée, 8
Auprès des crocodiles morts !… » 8
logo du CRISCO logo de l'université