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BOI_5/BOI34
Nicolas BOILEAU-DESPRÉAUX
LE LUTRIN
POÈME HÉROÏ-COMIQUE
1674-1683
CHANT V
L'Aurore cependant, d'un juste effroi troublée, 12
Des chanoines levés voit la troupe assemblée, 12
Et contemple longtemps, avec des yeux confus, 12
Ces visages fleuris qu'elle n'a jamais vus. 12
5 Chez Sidrac aussitôt Brontin d'un pied fidèle 12
Du pupitre abattu va porter la nouvelle. 12
Le vieillard, de ses soins bénit l'heureux succès, 12
Et sur un bois détruit bâtit mille procès ; 12
L'espoir d'un doux tumulte échauffant son courage, 12
10 Il ne sent plus le poids ni les glaces de l'âge ; 12
Et chez le trésorier, de ce pas, à grand bruit, 12
Vient étaler au jour les crimes de la nuit. 12
Au récit imprévu de l'horrible insolence, 12
Le prélat, hors du lit, impétueux, s'élance. 12
15 Vainement, d'un breuvage à deux mains apporté, 12
Gilotin avant tout le veut voir humecté ; 12
Il veut partir à jeun ; il se peigne, il s'apprête ; 12
L'ivoire trop hâté deux fois rompt sur sa tête, 12
Et deux fois de sa main le buis tombe en morceaux. 12
20 Tel, Hercule filant rompait tous les fuseaux. 12
Il sort demi-paré ; mais déjà, sur sa porte, 12
Il voit de saints guerriers une ardente cohorte, 12
Qui tous, remplis pour lui d'une égale vigueur, 12
Sont prêts, pour le servir, à déserter le chœur. 12
25 Mais le vieillard condamne un projet inutile. 12
« Nos destins sont, dit-il, écrits chez la Sibylle : 12
Son antre n'est pas loin ; allons la consulter, 12
Et subissons la loi qu'elle nous va dicter. » 12
Il dit : à ce conseil, où la raison domine, 12
30 Sur ses pas au barreau la troupe s'achemine, 12
Et bientôt, dans le temple, entend, non sans frémir, 12
De l'antre redouté les soupiraux gémir. 12
Entre ces vieux appuis, dont l'affreuse Grand'salle 12
Soutient l'énorme poids de sa voûte infernale, 12
35 Est un pilier fameux, des plaideurs respecté, 12
Et toujours de Normands à midi fréquenté. 12
Là, sur des tas poudreux de sacs et de pratique, 12
Hurle tous les matins une Sibylle étique : 12
On l'appelle Chicane ; et ce monstre odieux 12
40 Jamais pour l'équité n'eut d'oreilles ni d'yeux. 12
La Disette au teint blême, et la triste Famine, 12
Les Chagrins dévorants, et l'infâme Ruine, 12
Enfants infortunés de ses raffinements, 12
Troublent l'air d'alentour de longs gémissements. 12
45 Sans cesse, feuilletant les lois et la coutume, 12
Pour consumer autrui, le monstre se consume ; 12
Et, dévorant maisons, palais, châteaux entiers, 12
Rend pour des monceaux d'or de vains tas de papiers. 12
Sous le coupable effort de sa noire insolence, 12
50 Thémis a vu cent fois chanceler sa balance. 12
Incessamment il va de détour en détour. 12
Comme un hibou, souvent il se dérobe au jour. 12
Tantôt, les yeux en feu, c'est un lion superbe ; 12
Tantôt, humble serpent, il se glisse sous l'herbe. 12
55 En vain, pour le dompter, le plus juste des rois 12
Fit régler le chaos des ténébreuses lois : 12
Ses griffes, vainement par Pussort accourcies, 12
Se rallongent déjà, toujours d'encre noircies ; 12
Et ses ruses, perçant et digues et remparts, 12
60 Par cent brèches déjà rentrent de toutes parts. 12
Le vieillard humblement l'aborde et le salue ; 12
Et faisant, avant tout, briller l'or à sa vue : 12
« Reine des longs procès, dit-il, dont le savoir 12
Rend la force inutile et les lois sans pouvoir ; 12
65 Toi, pour qui dans le Mans le laboureur moissonne ; 12
Pour qui naissent à Caen tous les fruits de l'automne ; 12
Si, dès mes premiers ans, heurtant tous les mortels, 12
L'encre a toujours pour moi coulé sur tes autels, 12
Daigne encor me connaître en ma saison dernière. 12
70 D'un prélat, qui t'implore, exauce la prière. 12
Un rival orgueilleux, de sa gloire offensé, 12
A détruit le lutrin par nos mains redressé : 12
Épuise en sa faveur ta science fatale ; 12
Du Digeste et du Code ouvre-nous le dédale ; 12
75 Et montre-nous cet art, connu de tes amis, 12
Qui, dans ses propres lois, embarrasse Thémis. » 12
La Sibylle, à ces mots, déjà hors d'elle-même, 12
Fait lire sa fureur sur son visage blême ; 12
Et, pleine du démon qui la vient oppresser, 12
80 Par ces mots étonnants tâche à le repousser : 12
« Chantres, ne craignez plus une audace insensée : 12
Je vois, je vois au chœur la masse replacée ; 12
Mais il faut des combats. Tel est l'arrêt du sort ; 12
Et surtout, évitez un dangereux accord. » 12
85 Là, bornant son discours, encor tout écumante, 12
Elle souffle aux guerriers l'esprit qui la tourmente ; 12
Et dans leurs cœurs, brûlants de la soif de plaider, 12
Verse l'amour de nuire, et la peur de céder. 12
Pour tracer à loisir une longue requête, 12
90 A retourner chez soi leur brigade s'apprête. 12
Sous leurs pas diligents le chemin disparoît, 12
Et le pilier, loin d'eux, déjà baisse et décroît. 12
Loin du bruit cependant, les chanoines à table 12
Immolent trente mets à leur faim indomptable ; 12
95 Leur appétit fougueux, par l'objet excité, 12
Parcourt tous les recoins d'un monstrueux pâté ; 12
Par le sel irritant la soif est allumée ; 12
Lorsque, d'un pied léger, la prompte Renommée, 12
Semant partout l'effroi, vient au chantre éperdu 12
100 Conter l'affreux détail de l'oracle rendu. 12
Il se lève, enflammé de muscat et de bile, 12
Et prétend à son tour consulter la Sibylle. 12
Évrard a beau gémir du repas déserté : 12
Lui-même est au barreau par le nombre emporté. 12
105 Par les détours étroits d'une barrière oblique, 12
Ils gagnent les degrés et le perron antique, 12
Où sans cesse, étalant bons et méchants écrits, 12
Barbin vend aux passants des auteurs à tout prix. 12
Là, le chantre à grand bruit arrive et se fait place, 12
110 Dans le fatal instant que, d'une égale audace, 12
Le prélat et sa troupe, à pas tumultueux, 12
Descendaient du Palais l'escalier tortueux. 12
L'un et l'autre rival, s'arrêtant au passage, 12
Se mesure des yeux, s'observe, s'envisage ; 12
115 Une égale fureur anime leurs esprits. 12
Tels, deux fougueux taureaux, de jalousie épris, 12
Auprès d'une génisse au front large et superbe, 12
Oubliant tous les jours le pâturage et l'herbe, 12
A l'aspect l'un de l'autre embrasés, furieux, 12
120 Déjà le front baissé, se menacent des yeux. 12
Mais Évrard, en passant coudoyé par Boirude, 12
Ne sait point contenir son aigre inquiétude ; 12
Il entre chez Barbin, et, d'un bras irrité, 12
Saisissant du Cyrus un volume écarté, 12
125 Il lance au sacristain le tome épouvantable. 12
Boirude fuit le coup : le volume effroyable 12
Lui rase le visage, et, droit dans l'estomac, 12
Va frapper en sifflant l'infortuné Sidrac. 12
Le vieillard, accablé de l'horrible Artamène, 12
130 Tombe aux pieds du prélat, sans pouls et sans haleine ; 12
Sa troupe le croit mort ; et chacun, empressé, 12
Se croit frappé du coup dont il le voit blessé. 12
Aussitôt, contre Évrard vingt champions s'élancent ; 12
Pour soutenir leur choc les chanoines s'avancent ; 12
135 La Discorde triomphe ; et du combat fatal 12
Par un cri donne en l'air l'effroyable signal. 12
Chez le libraire absent tout entre, tout se mêle ; 12
Les livres sur Évrard fondent comme la grêle, 12
Qui dans un grand jardin, à coups impétueux, 12
140 Abat l'honneur naissant des rameaux fructueux. 12
Chacun s'arme au hasard du livre qu'il rencontre : 12
L'un tient le Nœud d'amour, l'autre en saisit la Montre ; 12
L'un prend le seul Jonas qu'on ait vu relié ; 12
L'autre, un Tasse français, en naissant oublié. 12
145 L'élève de Barbin, commis à la boutique, 12
Veut en vain s'opposer à leur fureur gothique : 12
Les volumes, sans choix à la tête jetés, 12
Sur le perron poudreux volent de tous côtés. 12
Là, près d'un Guarini, Térence tombe à terre ; 12
150 Là, Xénophon dans l'air heurte contre un La Serre. 12
Oh ! que d'écrits obscurs, de livres ignorés, 12
Furent en ce grand jour de la poudre tirés ! 12
Vous en fûtes tirés, Almerinde et Simandre ; 12
Et toi, rebut du peuple, inconnu Caloandre, 12
155 Dans ton repos, dit-on, saisi par Gaillerbois, 12
Tu vis le jour alors pour la première fois ! 12
Chaque coup sur la chair laisse une meurtrissure ; 12
Déjà plus d'un guerrier se plaint d'une blessure. 12
D'un Le Vayer épais Giraut est renversé ; 12
160 Marineau, d'un Brébeuf à l'épaule blessé, 12
En sent par tout le bras une douleur amère, 12
Et maudit la Pharsale aux provinces si chère. 12
D'un Pinchêne in-quarto Dodillon étourdi 12
A longtemps le teint pâle et le cœur affadi. 12
165 Au plus fort du combat, le chapelain Garagne, 12
Vers le sommet du front atteint d'un Charlemagne, 12
— Des vers de ce poème effet prodigieux ! 12
— Tout prêt à s'endormir, bâille et ferme les yeux. 12
A plus d'un combattant la Clélie est fatale : 12
170 Girou dix fois par elle éclate et se signale. 12
Mais, tout cède aux efforts du chanoine Fabri : 12
Ce guerrier, dans l'Église aux querelles nourri, 12
Est robuste de corps, terrible de visage, 12
Et de l'eau dans son vin n'a jamais su l'usage. 12
175 Il terrasse lui seul et Guibert et Grasset, 12
Et Gorillon la basse, et Grandin le fausset, 12
Et Gerbais l'agréable, et Guérin l'insipide. 12
Des chantres désormais la brigade timide 12
S'écarte, et du Palais regagne les chemins : 12
180 Telle, à l'aspect d'un loup, terreur des champs voisins, 12
Fuit d'agneaux effrayés une troupe bêlante ; 12
Ou tels, devant Achille, aux campagnes du Xanthe, 12
Les Troyens se sauvaient à l'abri de leurs tours ; 12
Quand Brontin à Boirude adresse ce discours : 12
185 « Illustre porte-croix, par qui notre bannière 12
N'a jamais en marchant fait un pas en arrière, 12
Un chanoine lui seul, triomphant du prélat, 12
Du rochet à nos yeux ternira-t-il l'éclat ? 12
Non, non : pour te couvrir de sa main redoutable, 12
190 Accepte de mon corps l'épaisseur favorable ; 12
Viens, et, sous ce rempart, à ce guerrier hautain 12
Fais voler ce Quinault qui me reste à la main. » 12
A ces mots, il lui tend le doux et tendre ouvrage : 12
Le sacristain, bouillant de zèle et de courage, 12
195 Le prend, se cache, approche, et, droit entre les yeux, 12
Frappe du noble écrit l'athlète audacieux. 12
Mais, c'est pour l'ébranler une faible tempête, 12
Le livre sans vigueur mollit contre sa tête. 12
Le chanoine les voit ; de colère embrasé : 12
200 « Attendez, leur dit-il, couple lâche et rusé, 12
Et jugez si ma main, aux grands exploits novice, 12
Lance à mes ennemis un livre qui mollisse. » 12
A ces mots, il saisit un vieil Infortiat, 12
Grossi des visions d'Accurse et d'Alciat, 12
205 Inutile ramas de gothique écriture, 12
Dont quatre ais mal unis formaient la couverture, 12
Entourée à demi d'un vieux parchemin noir, 12
Où pendait à trois clous un reste de fermoir. 12
Sur l'ais qui le soutient auprès d'un Avicenne, 12
210 Deux des plus forts mortels l'ébranleraient à peine : 12
Le chanoine, pourtant, l'enlève sans effort ; 12
Et, sur le couple pâle et déjà demi-mort, 12
Fait tomber à deux mains l'effroyable tonnerre. 12
Les guerriers, de ce coup, vont mesurer la terre, 12
215 Et, du bois et des clous meurtris et déchirés, 12
Longtemps, loin du perron, roulent sur les degrés. 12
Au spectacle étonnant de leur chute imprévue, 12
Le prélat pousse un cri qui pénètre la nue. 12
Il maudit dans son cœur le démon des combats, 12
220 Et de l'horreur du coup il recule six pas. 12
Mais, bientôt, rappelant son antique prouesse, 12
Il tire du manteau sa dextre vengeresse ; 12
Il part, et, de ses doigts saintement allongés, 12
Bénit tous les passants, en deux files rangés. 12
225 Il sait que l'ennemi, que ce coup va surprendre, 12
Désormais sur ses pieds ne l'oserait attendre, 12
Et déjà voit pour lui tout le peuple en courroux 12
Crier aux combattants : « Profanes, à genoux ! » 12
Le chantre, qui de loin voit approcher l'orage, 12
230 Dans son cœur éperdu cherche en vain du courage ; 12
Sa fierté l'abandonne : il tremble, il cède, il fuit ; 12
Le long des sacrés murs sa brigade le suit ; 12
Tout s'écarte à l'instant ; mais aucun n'en réchappe ; 12
Partout, le doigt vainqueur les suit et les rattrape. 12
235 Évrard seul, en un coin prudemment retiré, 12
Se croyait à couvert de l'insulte sacré ; 12
Mais le prélat vers lui fait une marche adroite ; 12
Il l'observe de l'œil, et tirant vers la droite, 12
Tout d'un coup tourne à gauche, et d'un bras fortuné 12
240 Bénit subitement le guerrier consterné. 12
Le chanoine, surpris de la foudre mortelle, 12
Se dresse, et lève en vain une tête rebelle ; 12
Sur ses genoux tremblants il tombe à cet aspect, 12
Et donne à la frayeur ce qu'il doit au respect. 12
245 Dans le temple aussitôt, le prélat plein de gloire 12
Va goûter les doux fruits de sa sainte victoire ; 12
Et de leur vain projet les chanoines punis, 12
S'en retournent chez eux éperdus et bénis. 12
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