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BOI_5/BOI31
Nicolas BOILEAU-DESPRÉAUX
LE LUTRIN
POÈME HÉROÏ-COMIQUE
1674-1683
CHANT II
Cependant, cet oiseau qui prône les merveilles ; 12
Ce monstre, composé de bouches et d'oreilles, 12
Qui, sans cesse volant de climats en climats, 12
Dit partout ce qu'il sait et ce qu'il ne sait pas ; 12
5 La Renommée enfin, cette prompte courrière, 12
Va d'un mortel effroi glacer la perruquière, 12
Lui dit que son époux, d'un faux zèle conduit, 12
Pour placer un lutrin doit veiller cette nuit 12
A ce triste récit, tremblante, désolée, 12
10 Elle accourt, l'œil en feu, la tête échevelée, 12
Et, trop sûre d'un mal qu'on pense lui celer : 12
« Oses-tu bien encor, traître, dissimuler ? 12
Dit-elle ; et ni la foi que ta main m'a donnée, 12
Ni nos embrassements qu'a suivis l'hyménée, 12
15 Ni ton épouse enfin toute prête à périr, 12
Ne sauraient donc t'ôter cette ardeur de courir ! 12
Perfide ! si du moins, à ton devoir fidèle, 12
Tu veillais pour orner quelque tête nouvelle, 12
L'espoir d'un juste gain, consolant ma langueur, 12
20 Pourrait de ton absence adoucir la longueur. 12
Mais quel zèle indiscret, quelle aveugle entreprise 12
Arme aujourd'hui ton bras en faveur d'une église ? 12
Où vas-tu, cher époux ? Est-ce que tu me fuis ? 12
As-tu donc oublié tant de si douces nuits ? 12
25 Quoi ! d'un œil sans pitié vois-tu couler mes larmes ? 12
Au nom de nos baisers jadis si pleins de charmes, 12
Si mon cœur, de tout temps facile à tes désirs, 12
N'a jamais d'un moment différé tes plaisirs ; 12
Si, pour te prodiguer mes plus tendres caresses, 12
30 Je n'ai point exigé ni serments, ni promesses ; 12
Si toi seul à mon lit enfin eus toujours part, 12
Diffère au moins d'un jour ce funeste départ. » 12
En achevant ces mots, cette amante enflammée 12
Sur un placet voisin tombe demi-pâmée. 12
35 Son époux s'en émeut, et son cœur éperdu 12
Entre deux passions demeure suspendu ; 12
Mais enfin, rappelant son audace première : 12
« Ma femme, lui dit-il d'une voix douce et fière, 12
Je ne veux point nier les solides bienfaits 12
40 Dont ton amour prodigue a comblé mes souhaits ; 12
Et, le Rhin, de ses flots ira grossir la Loire 12
Avant que tes faveurs sortent de ma mémoire. 12
Mais ne présume pas, qu'en te donnant ma foi 12
L'hymen m'ait pour jamais asservi sous ta loi. 12
45 Si le ciel en mes mains eût mis ma destinée, 12
Nous aurions fui tous deux le joug de l'hyménée, 12
Et, sans nous opposer ces devoirs prétendus, 12
Nous goûterions encor des plaisirs défendus. 12
Cesse donc à mes yeux d'étaler un vain titre ; 12
50 Ne m'ôte pas l'honneur d'élever un pupitre ; 12
Et toi-même, donnant un frein à tes désirs, 12
Raffermis ma vertu qu'ébranlent tes soupirs. 12
Que te dirai-je enfin ? c'est le ciel qui m'appelle. 12
Une église, un prélat m'engage en sa querelle. 12
55 Il faut partir : j'y cours. Dissipe tes douleurs, 12
Et ne me trouble plus par ces indignes pleurs. » 12
Il la quitte à ces mots. Son amante effarée 12
Demeure le teint pâle, et la vue égarée ; 12
La force l'abandonne ; et sa bouche, trois fois, 12
60 Voulant le rappeler, ne trouve plus de voix. 12
Elle fuit ; et, de pleurs inondant son visage, 12
Seule pour s'enfermer vole au cinquième étage ; 12
Mais, d'un bouge prochain accourant à ce bruit, 12
Sa servante Alison la rattrape et la suit. 12
65 Les ombres cependant, sur la ville épandues, 12
Du faîte des maisons descendent dans les rues ; 12
Le souper hors du chœur chasse les chapelains, 12
Et de chantres buvants les cabarets sont pleins. 12
Le redouté Brontin, que son devoir éveille, 12
70 Sort à l'instant, chargé d'une triple bouteille 12
D'un vin, dont Gilotin, qui savait tout prévoir, 12
Au sortir du conseil eut soin de le pourvoir. 12
L'odeur d'un jus si doux lui rend le faix moins rude. 12
Il est bientôt suivi du sacristain Boirude, 12
75 Et tous deux, de ce pas, s'en vont avec chaleur 12
Du trop lent perruquier réveiller la valeur. 12
« Partons, lui dit Brontin : déjà le jour plus sombre, 12
Dans les eaux s'éteignant, va faire place à l'ombre. 12
D'où vient ce noir chagrin que je lis dans tes yeux ? 12
80 Quoi ! le pardon sonnant te retrouve en ces lieux ! 12
Où donc est ce grand cœur dont tantôt l'allégresse 12
Semblait du jour trop long accuser la paresse ? 12
Marche ; et suis-nous du moins où l'honneur nous attend. » 12
Le perruquier, honteux, rougit en l'écoutant. 12
85 Aussitôt, de longs clous il prend une poignée ; 12
Sur son épaule il charge une lourde coignée ; 12
Et derrière son dos, qui tremble sous le poids, 12
Il attache une scie en forme de carquois. 12
Il sort au même instant ; il se met à leur tête ; 12
90 A suivre ce grand chef l'un et l'autre s'apprête ; 12
Leur cœur semble allumé d'un zèle tout nouveau ; 12
Brontin tient un maillet, et Boirude un marteau. 12
La lune, qui du ciel voit leur démarche altière, 12
Retire en leur faveur sa paisible lumière ; 12
95 La Discorde en sourit, et, les suivant des yeux, 12
De joie, en les voyant, pousse un cri dans les cieux. 12
L'air, qui gémit du cri de l'horrible Déesse, 12
Va jusque dans Cîteaux réveiller la Mollesse. 12
C'est là qu'en un dortoir elle fait son séjour ; 12
100 Les Plaisirs nonchalants folâtrent à l'entour : 12
L'un pétrit dans un coin l'embonpoint des chanoines ; 12
L'autre, broie en riant le vermillon des moines ; 12
La Volupté la sert avec des yeux dévots ; 12
Et toujours le Sommeil lui verse des pavots. 12
105 Ce soir, plus que jamais, en vain il les redouble ; 12
La Mollesse, à ce bruit, se réveille, se trouble, 12
Quand la Nuit, qui déjà va tout envelopper, 12
D'un funeste récit vient encor la frapper ; 12
Lui conte du prélat l'entreprise nouvelle : 12
110 Aux pieds des murs sacrés d'une sainte Chapelle, 12
Elle a vu trois guerriers, ennemis de la paix, 12
Marcher à la faveur de ses voiles épais ; 12
La discorde en ces lieux menace de s'accroître ; 12
Demain, avec l'aurore, un lutrin va paroître, 12
115 Qui doit y soulever un peuple de mutins. 12
Ainsi le Ciel l'écrit au livre des Destins. 12
A ce triste discours, qu'un long soupir achève, 12
La Mollesse, en pleurant, sur un bras se relève ; 12
Ouvre un œil languissant ; et, d'une faible voix, 12
120 Laisse tomber ces mots, qu'elle interrompt vingt fois : 12
« O Nuit ! que m'as-tu dit ? quel Démon sur la terre 12
Souffle dans tous les cœurs la fatigue et la guerre ? 12
Hélas ! qu'est devenu ce temps, cet heureux temps, 12
Où les rois s'honoraient du nom de fainéants ; 12
125 S'endormaient sur le trône ; et, me servant sans honte, 12
Laissaient leur sceptre aux mains ou d'un maire ou d'un comte ? 12
Aucun soin n'approchait de leur paisible Cour ; 12
On reposait la nuit, on dormait tout le jour. 12
Seulement, au printemps, quand Flore dans les plaines 12
130 Faisait taire des vents les bruyantes haleines, 12
Quatre bœufs attelés, d'un pas tranquille et lent, 12
Promenaient dans Paris le monarque indolent. 12
Ce doux siècle n'est plus. Le Ciel impitoyable 12
A placé sur leur trône un prince infatigable. 12
135 Il brave mes douceurs, il est sourd à ma voix. 12
Tous les jours, il m'éveille au bruit de ses exploits. 12
Rien ne peut arrêter sa vigilante audace. 12
L'été n'a point de feux, l'hiver n'a point de glace : 12
J'entends à son seul nom tous mes sujets frémir. 12
140 En vain, deux fois, la Paix a voulu l'endormir : 12
Loin de moi, son courage, entraîné par la gloire, 12
Ne se plaît qu'à courir de victoire en victoire. 12
Je me fatiguerais à te tracer le cours 12
Des outrages cruels qu'il me fait tous les jours. 12
145 Je croyais, loin des lieux d'où ce prince m'exile, 12
Que l'Église du moins m'assurait un asile : 12
Mais, en vain, j'espérais y régner sans effroi ; 12
Moines, abbés, prieurs, tout s'arme contre moi. 12
Par mon exil honteux la Trappe est ennoblie ; 12
150 J'ai vu dans Saint-Denis la réforme établie ; 12
Le Carme, le Feuillant s'endurcit aux travaux ; 12
Et la règle déjà se remet dans Clairvaux. 12
Cîteaux dormait encore, et la Sainte-Chapelle 12
Conservait du vieux temps l'oisiveté fidèle ; 12
155 Et voici qu'un lutrin, prêt à tout renverser, 12
D'un séjour si chéri vient encor me chasser ! 12
O toi ! de mon repos compagne aimable et sombre, 12
A de si noirs forfaits prêteras-tu ton ombre ? 12
Ah ! Nuit, si tant de fois, dans les bras de l'amour, 12
160 Je t'admis aux plaisirs que je cachais au Jour, 12
Du moins ne permets pas » La Mollesse oppressée, 12
Dans sa bouche, à ce mot, sent sa langue glacée, 12
Et, lasse de parler, succombant sous l'effort, 12
Soupire, étend les bras, ferme l'œil, et s'endort. 12
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