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BOI_4/BOI28
Nicolas BOILEAU-DESPRÉAUX
L'ART POÉTIQUE
1674
Chant III
Il n'est point de serpent, ni de monstre odieux, 12
Qui, par l'art imité, ne puisse plaire aux yeux ; 12
D'un pinceau délicat l'artifice agréable 12
Du plus affreux objet fait un objet aimable. 12
5 Ainsi, pour nous charmer, la Tragédie en pleurs 12
D'Œdipe tout sanglant fit parler les douleurs, 12
D'Oreste parricide exprima les alarmes, 12
Et, pour nous divertir, nous arracha des larmes. 12
Vous donc, qui d'un beau feu pour le théâtre épris, 12
10 Venez en vers pompeux y disputer le prix, 12
Voulez-vous sur la scène étaler des ouvrages 12
Où tout Paris en foule apporte ses suffrages, 12
Et qui, toujours plus beaux, plus ils sont regardés, 12
Soient au bout de vingt ans encor redemandés ?, 12
15 Que dans tous vos discours la passion émue 12
Aille chercher le cœur, l'échauffe, et le remue. 12
Si d'un beau mouvement l'agréable fureur 12
Souvent ne nous remplit d'une douce « terreur », 12
Ou n'excite en notre âme une « pitié » charmante, 12
20 En vain, vous étalez une scène savante : 12
Vos froids raisonnements ne feront qu'attiédir 12
Un spectateur, toujours paresseux d'applaudir, 12
Et qui, des vains efforts de votre rhétorique 12
Justement fatigué, s'endort, ou vous critique. 12
25 Le secret est d'abord de plaire et de toucher. 12
Inventez des ressorts qui puissent m'attacher. 12
Que, dès les premiers vers, l'action préparée 12
Sans peine du sujet aplanisse l'entrée : 12
Je me ris d'un acteur, qui, lent à s'exprimer, 12
30 De ce qu'il veut, d'abord, ne sait pas m'informer ; 12
Et qui, débrouillant mal une pénible intrigue, 12
D'un divertissement me fait une fatigue. 12
J'aimerais mieux encor qu'il déclinât son nom, 12
Et dît : « Je suis Oreste, ou bien Agamemnon, » 12
35 Que d'aller, par un tas de confuses merveilles, 12
Sans rien dire à l'esprit, étourdir les oreilles. 12
Le sujet n'est jamais assez tôt expliqué. 12
Que le lieu de la scène y soit fixe et marqué : 12
Un rimeur, sans péril, delà les Pyrénées, 12
40 Sur la scène en un jour renferme des années ; 12
Là, souvent, le héros d'un spectacle grossier, 12
Enfant au premier acte, est barbon au dernier ; 12
Mais nous, que la raison à ses règles engage, 12
Nous voulons qu'avec art l'action se ménage ; 12
45 Qu'en un lieu, qu'en un jour, un seul fait accompli 12
Tienne jusqu'à la fin le théâtre rempli. 12
Jamais au spectateur n'offrez rien d'incroyable : 12
Le vrai peut quelquefois n'être pas vraisemblable ; 12
Une merveille absurde est pour moi sans appas : 12
50 L'esprit n'est point ému de ce qu'il ne croit pas. 12
Ce qu'on ne doit point voir, qu'un récit nous l'expose : 12
Les yeux, en le voyant, saisiraient mieux la chose ; 12
Mais il est des objets que l'art judicieux 12
Doit offrir à l'oreille, et reculer des yeux. 12
55 Que le trouble, toujours croissant de scène en scène, 12
A son comble arrivé se débrouille sans peine : 12
L'esprit ne se sent point plus vivement frappé 12
Que, lorsqu'en un sujet d'intrigue enveloppé, 12
D'un secret tout à coup la vérité connue 12
60 Change tout, donne à tout une face imprévue. 12
La tragédie, informe et grossière en naissant, 12
N'était qu'un simple chœur, où chacun, en dansant, 12
Et du Dieu des raisins entonnant les louanges, 12
S'efforçait d'attirer de fertiles vendanges. 12
65 Là, le vin et la joie éveillant les esprits, 12
Du plus habile chantre un bouc était le prix. 12
Thespis fut le premier, qui barbouillé de lie, 12
Promena par les bourgs cette heureuse folie ; 12
Et, d'acteurs mal ornés chargeant un tombereau, 12
70 Amusa les passants d'un spectacle nouveau. 12
Eschyle dans le chœur jeta les personnages ; 12
D'un masque plus honnête habilla les visages ; 12
Sur les ais d'un théâtre en public exhaussé 12
Fit paraître l'acteur d'un brodequin chaussé. 12
75 Sophocle enfin, donnant l'essor à son génie, 12
Accrut encor la pompe, augmenta l'harmonie ; 12
Intéressa le chœur dans toute l'action ; 12
Des vers trop raboteux polit l'expression ; 12
Lui donna chez les Grecs cette hauteur divine 12
80 Où jamais n'atteignit la faiblesse latine. 12
Chez nos dévots aïeux, le théâtre abhorré 12
Fut longtemps dans la France un plaisir ignoré. 12
De pèlerins, dit-on, une troupe grossière, 12
En public, à Paris, y monta la première ; 12
85 Et, sottement zélée en sa simplicité, 12
Joua les Saints, la Vierge, et Dieu, par piété. 12
Le savoir, à la fin dissipant l'ignorance, 12
Fit voir de ce projet la dévote imprudence : 12
On chassa ces docteurs prêchant sans mission ; 12
90 On vit renaître Hector, Andromaque, Ilion ; 12
Seulement, les acteurs laissant le masque antique', 12
Le violon tint lieu de chœur et de musique. 12
Bientôt l'amour, fertile en tendres sentiments, 12
S'empara du théâtre ainsi que des romans. 12
95 De cette passion, la sensible peinture 12
Est pour aller au cœur la route la plus sûre : 12
Peignez donc, j'y consens, les héros amoureux ; 12
Mais, ne m'en formez pas des bergers doucereux ; 12
Qu'Achille aime autrement que Tircis et Philène ; 12
100 N'allez pas d'un Cyrus nous faire un Artamène ; 12
Et que l'amour, souvent de remords combattu, 12
Paraisse une faiblesse, et non une vertu. 12
Des héros de roman fuyez les petitesses. 12
Toutefois, aux grands cœurs, donnez quelques faiblesses : 12
105 Achille déplairait, moins bouillant et moins prompt ; 12
J'aime à lui voir verser des pleurs pour un affront ; 12
A ces petits défauts marqués dans sa peinture, 12
L'esprit avec plaisir reconnaît la nature. 12
Qu'il soit sur ce modèle en vos écrits tracé ; 12
110 Qu'Agamemnon soit fier, superbe, intéressé ; 12
Que pour ses dieux Énée ait un respect austère ; 12
Conservez à chacun son propre caractère ; 12
Des siècles, des pays étudiez les mœurs : 12
Les climats font souvent les diverses humeurs. 12
115 Gardez donc de donner, ainsi que dans Clélie, 12
L'air, ni l'esprit français à l'antique Italie ; 12
Et, sous des noms romains faisant notre portrait, 12
Peindre Caton galant, et Brutus dameret. 12
Dans un roman frivole aisément tout s'excuse ; 12
120 C'est assez qu'en courant la fiction amuse ; 12
Trop de rigueur alors serait hors de saison ; 12
Mais la scène demande une exacte raison : 12
L'étroite bienséance y veut être gardée. 12
D'un nouveau personnage inventez-vous l'idée ? 12
125 Qu'en tout avec soi-même il se montre d'accord, 12
Et qu'il soit jusqu'au bout tel qu'on l'a vu d'abord. 12
Souvent, sans y penser, un écrivain qui s'aime, 12
Forme tous ses héros semblables à soi-même. 12
Tout a l'humeur gasconne en un auteur gascon : 12
130 Calprenède et Juba parlent du même ton. 12
La nature est en nous plus diverse et plus sage. 12
Chaque passion parle un différent langage : 12
La colère est superbe, et veut des mots altiers ; 12
L'abattement s'explique en des termes moins fiers. 12
135 Que, devant Troie en flamme, Hécube désolée 12
Ne vienne pas pousser une plainte ampoulée, 12
Ni sans raison décrire, en quels affreux pays, 12
« Par sept bouches l'Euxin reçoit le Tanaïs ». 12
Tous ces pompeux amas d'expressions frivoles 12
140 Sont d'un déclamateur, amoureux des paroles. 12
Il faut dans la douleur que vous vous abaissiez ; 12
Pour me tirer des pleurs, il faut que vous pleuriez ; 12
Ces grands mots dont alors l'acteur emplit sa bouche 12
Ne partent point d'un cœur que sa misère touche. 12
145 Le théâtre, fertile en censeurs pointilleux, 12
Chez nous pour se produire est un champ périlleux. 12
Un auteur n'y fait pas de faciles conquêtes. 12
Il trouve à le siffler des bouches toujours prêtes. 12
Chacun le peut traiter de fat et d'ignorant : 12
150 C'est un droit qu'à la porte on achète en entrant. 12
Il faut qu'en cent façons, pour plaire, il se replie ; 12
Que tantôt, il s'élève, et tantôt, s'humilie ; 12
Qu'en nobles sentiments il soit partout fécond ; 12
Qu'il soit aisé, solide, agréable, profond ; 12
155 Que de traits surprenants sans cesse il nous réveille ; 12
Qu'il coure dans ses vers de merveille en merveille, 12
Et que tout ce qu'il dit, facile à retenir, 12
De son ouvrage en nous laisse un long souvenir. 12
Ainsi la tragédie agit, marche, et s'explique. 12
160 D'un air plus grand encor la Poésie Épique, 12
Dans le vaste récit d'une longue action, 12
Se soutient par la fable, et vit de fiction. 12
Là, pour nous enchanter, tout est mis en usage ; 12
Tout prend un corps, une âme, un esprit, un visage. 12
165 Chaque vertu devient une divinité : 12
Minerve est la prudence, et Vénus la beauté ; 12
Ce n'est plus la vapeur qui produit le tonnerre, 12
C'est Jupiter, armé pour effrayer la terre ; 12
Un orage terrible aux yeux des matelots, 12
170 C'est Neptune en courroux, qui gourmande les flots ; 12
Écho n'est plus un son qui dans l'air retentisse, 12
C'est une nymphe en pleurs qui se plaint de Narcisse. 12
Ainsi, dans cet amas de nobles fictions, 12
Le poète s'égaye en mille inventions, 12
175 Orne, élève, embellit, agrandit toutes choses, 12
Et trouve sous sa main des fleurs toujours écloses. 12
Qu'Énée et ses vaisseaux, par le vent écartés, 12
Soient aux bords africains d'un orage emportés, 12
Ce n'est qu'une aventure ordinaire et commune, 12
180 Qu'un coup peu surprenant des traits de la fortune ; 12
Mais, que Junon, constante en son aversion, 12
Poursuive sur les flots les restes d'Ilion ; 12
Qu'Éole, en sa faveur, les chassant d'Italie, 12
Ouvre aux vents mutinés les prisons d'Éolie ; 12
185 Que Neptune en courroux, s'élevant sur la mer, 12
D'un mot calme les flots, mette la paix dans l'air, 12
Délivre les vaisseaux, des Syrtes les arrache ; 12
C'est là ce qui surprend, frappe, saisit, attache. 12
Sans tous ces ornements le vers tombe en langueur ; 12
190 La poésie est morte ou rampe sans vigueur ; 12
Le poète n'est plus qu'un orateur timide, 12
Qu'un froid historien d'une fable insipide. 12
C'est donc bien vainement, que nos auteurs déçus, 12
Bannissant de leurs vers ces ornements reçus, 12
195 Pensent faire agir Dieu, ses saints, et ses prophètes, 12
Comme ces dieux éclos du cerveau des poètes ; 12
Mettent à chaque pas le lecteur en enfer, 12
N'offrent rien qu'Astaroth, Belzébuth, Lucifer… 12
De la foi d'un chrétien les mystères terribles 12
200 D'ornements égayés ne sont point susceptibles : 12
L'Évangile à l'esprit n'offre de tous côtés 12
Que pénitence à faire, et tourments mérités ; 12
Et de vos fictions le mélange coupable 12
Même à ses vérités donne l'air de la fable. 12
205 Et, quel objet, enfin, à présenter aux yeux, 12
Que le diable toujours hurlant contre les deux', 12
Qui de votre héros veut rabaisser la gloire, 12
Et souvent avec Dieu balance la victoire ! 12
« Le Tasse, dira-t-on, l'a fait avec succès. » 12
210 Je ne veux point, ici, lui faire son procès : 12
Mais, quoi que notre siècle à sa gloire publie, 12
Il n'eût point de son livre illustré l'Italie, 12
Si son sage héros, toujours en oraison, 12
N'eût fait que mettre enfin Satan à la raison ; 12
215 Et si Renaud, Argant, Tancrède, et sa maîtresse, 12
N'eussent de son sujet égayé la tristesse. 12
Ce n'est pas que j'approuve, en un sujet chrétien. 12
Un auteur follement idolâtre et païen. 12
Mais, dans une profane et riante peinture, 12
220 De n'oser de la fable employer la figure ; 12
De chasser les Tritons de l'empire des eaux ; 12
D'ôter à Pan sa flûte, aux Parques leurs ciseaux ; 12
D'empêcher que Caron, dans la fatale barque, 12
Ainsi que le berger ne passe le monarque ; 12
225 C'est d'un scrupule vain s'alarmer sottement, 12
Et vouloir aux lecteurs plaire sans agrément. 12
Bientôt ils défendront de peindre la Prudence ; 12
De donner à Thémis ni bandeau ni balance ; 12
De figurer aux yeux la Guerre au front dl'airain ; 12
230 Ou le Temps qui s'enfuit une horloge à la main ; 12
Et partout, des discours, comme une idolâtrie, 12
Dans leur faux zèle iront chasser l'allégorie. 12
Laissons-les s'applaudir de leur pieuse erreur. 12
Mais, pour nous, bannissons une vaine terreur, 12
235 Et, fabuleux chrétiens, n'allons point, dans nos songes, 12
Du Dieu de vérité faire un Dieu de mensonges. 12
La fable offre à l'esprit mille agréments divers : 12
Là tous les noms heureux semblent nés pour les vers, 12
Ulysse, Agamemnon, Oreste, Idoménée, 12
240 Hélène, Ménélas, Paris, Hector, Énée 12
O le plaisant projet d'un poète ignorant, 12
Qui de tant de héros va choisir Childebrand ! 12
D'un seul nom quelquefois le son dur, ou bizarre, 12
Rend un poème entier, ou burlesque, ou barbare. 12
245 Voulez-vous longtemps plaire et jamais ne lasser ? 12
Faites choix d'un héros propre à m'intéresser, 12
En valeur éclatant, en vertus magnifique ; 12
Qu'en lui, jusqu'aux défauts, tout se montre héroïque ; 12
Que ses faits surprenants soient dignes d'être ouïs ; 12
250 Qu'il soit tel que César, Alexandre, ou Louis, 12
Non tel que Polynice et son perfide frère : 12
On s'ennuie aux exploits d'un conquérant vulgaire. 12
N'offrez point un sujet d'incidents trop chargé : 12
Le seul courroux d'Achille, avec art ménagé, 12
255 Remplit abondamment une Iliade entière. 12
Souvent trop d'abondance appauvrit la matière. 12
Soyez vif et pressé dans vos narrations ; 12
Soyez riche et pompeux dans vos descriptions ; 12
C'est là qu'il faut des vers étaler l'élégance ; 12
260 N'y présentez jamais de basse circonstance ; 12
N'imitez pas ce fou, qui, décrivant les mers, 12
Et peignant, au milieu de leurs flots entr'ouverts, 12
L'Hébreu sauvé du joug de ses injustes maîtres, 12
Met, pour le voir passer, les poissons aux fenêtres, 12
265 Peint le petit enfant qui « va, saute, revient, 12
Et, joyeux, à sa mère offre un caillou qu'il tient ». 12
Sur de trop vains objets c'est arrêter la vue. 12
Donnez à votre ouvrage une juste étendue. 12
Que le début soit simple et n'ait rien d'affecté : 12
270 N'allez pas dès l'abord, sur Pégase monté, 12
Crier à vos lecteurs, d'une voix de tonnerre : 12
« Je chante le vainqueur des vainqueurs de la terre. » 12
Que produira l'auteur, après tous ces grands cris ? 12
La montagne en travail enfante une souris. 12
275 Oh ! que j'aime bien mieux cet auteur plein d'adresse, 12
Qui sans faire d'abord de si haute promesse, 12
Me dit d'un ton aisé, doux, simple, harmonieux : 12
« Je chante les combats, et cet homme pieux, 12
« Qui, des bords phrygiens conduit dans l'Ausonie, 12
280 « Le premier aborda les champs de Lavinie ! » 12
Sa Muse en arrivant ne met pas tout en feu, 12
Et, pour donner beaucoup, ne nous promet que peu : 12
Bientôt, vous la verrez, prodiguant les miracles, 12
Du destin des Latins prononcer les oracles, 12
285 De Styx et d'Achéron peindre les noirs torrents, 12
Et déjà les Césars dans l'Élysée errants. 12
De figures sans nombre égayez votre ouvrage ; 12
Que tout y fasse aux yeux une riante image : 12
On peut être à la fois et pompeux et plaisant ; 12
290 Et je hais un sublime ennuyeux et pesant. 12
J'aime mieux Arioste et ses fables comiques, 12
Que ces auteurs toujours froids et mélancoliques, 12
Qui, dans leur sombre humeur, se croiraient faire affront 12
Si les Grâces jamais leur déridaient le front. 12
295 On dirait que pour plaire, instruit par la nature, 12
Homère ait à Vénus dérobé sa ceinture : 12
Son livre est d'agréments un fertile trésor ; 12
Tout ce qu'il a touché se convertit en or ; 12
Tout reçoit dans ses mains une nouvelle grâce ; 12
300 Partout il divertit et jamais il ne lasse. 12
Une heureuse chaleur anime ses discours ; 12
Il ne s'égare point en de trop longs détours ; 12
Sans garder dans ses vers un ordre méthodique, 12
Son sujet, de soi-même, et s'arrange et s'explique ; 12
305 Tout, sans faire d'apprêts, s'y prépare aisément ; 12
Chaque vers, chaque mot court à l'événement. 12
Aimez donc ses écrits, mais d'un amour sincère, 12
C'est avoir profité que de savoir s'y plaire. 12
Un poème excellent, où tout marche et se suit, 12
310 N'est pas de ces travaux qu'un caprice produit : 12
Il veut du temps, des soins ; et ce pénible ouvrage 12
Jamais d'un écolier ne fut l'apprentissage. 12
Mais, souvent, parmi nous, un poète sans art, 12
Qu'un beau feu quelquefois échauffa par hasard, 12
315 Enflant d'un vain orgueil son esprit chimérique, 12
Fièrement prend en main la trompette héroïque. 12
Sa Muse déréglée, en ses vers vagabonds, 12
Ne s'élève jamais que par sauts et par bonds ; 12
Et son feu, dépourvu de sens et de lecture, 12
320 S'éteint à chaque pas, faute de nourriture. 12
Mais, en vain, le public, prompt à le mépriser, 12
De son mérite faux le veut désabuser ; 12
Lui-même, applaudissant à son maigre génie, 12
Se donne par ses mains l'encens qu'on lui dénie ; 12
325 Virgile, au prix de lui, n'a point d'invention ; 12
Homère n'entend point la noble fiction… 12
Si contre cet arrêt le siècle se rebelle, 12
A la postérité d'abord il en appelle… 12
Mais, attendant qu'ici le bon sens de retour 12
330 Ramène triomphants ses ouvrages au jour, 12
Leurs tas, au magasin, cachés à la lumière, 12
Combattent tristement les vers et la poussière. 12
Laissons-les donc entre eux s'escrimer en repos, 12
Et, sans nous égarer, suivons notre propos. 12
335 Des succès fortunés du spectacle tragique 12
Dans Athènes naquit la Comédie antique. 12
Là, le Grec, né moqueur, par mille jeux plaisants, 12
Distilla le venin de ses traits médisants ; 12
Aux accès insolents d'une bouffonne joie 12
340 La sagesse, l'esprit, l'honneur furent en proie ; 12
On vit par le public un poète avoué 12
S'enrichir aux dépens du mérite joué, 12
Et Socrate, par lui, dans un chœur de nuées, 12
D'un vil amas de peuple attirer les huées. 12
345 Enfin, de la licence on arrêta le cours : 12
Le magistrat, des lois emprunta le secours, 12
Et, rendant par édit les poètes plus sages, 12
Défendit de marquer les noms et les visages. 12
Le théâtre perdit son antique fureur ; 12
350 La comédie apprit à rire sans aigreur ; 12
Sans fiel et sans venin sut instruire et reprendre ; 12
Et plut innocemment dans les vers de Ménandre . 12
Chacun, peint avec art dans ce nouveau miroir, 12
S'y vit avec plaisir, ou crut ne s'y point voir : 12
355 L'avare, des premiers, rit du tableau fidèle 12
D'un avare, souvent tracé sur son modèle ; 12
Et, mille fois, un fat finement exprimé 12
Méconnut le portrait sur lui-même formé. 12
Que la nature donc soit votre étude unique, 12
360 Auteurs qui prétendez aux honneurs du comique. 12
Quiconque voit bien l'homme, et, d'un esprit profond, 12
De tant de cœurs cachés a pénétré le fond ; 12
Qui sait bien ce que c'est qu'un prodigue, un avare, 12
Un honnête homme, un fat, un jaloux, un bizarre ; 12
365 Sur une scène heureuse il peut les étaler, 12
Et les faire à nos yeux vivre, agir, et parler. 12
Présentez-en partout les images naïves ; 12
Que chacun y soit peint des couleurs les plus vives. 12
La nature, féconde en bizarres portraits, 12
370 Dans chaque âme est marquée à de différents traits ; 12
Un geste la découvre, un rien la fait paraître. 12
Mais tout esprit n'a pas des yeux pour la connaître. 12
Le temps, qui change tout, change aussi nos humeurs ; 12
Chaque âge a ses plaisirs, son esprit et ses mœurs : 12
375 Un jeune homme, toujours bouillant dans ses caprices, 12
Est prompt à recevoir l'impression des vices ; 12
Est vain dans ses discours, volage en ses désirs, 12
Rétif à la censure, et fou dans les plaisirs. 12
L'âge viril, plus mûr, inspire un air plus sage, 12
380 Se pousse auprès des grands, s'intrigue, se ménage ; 12
Contre les coups du sort songe à se maintenir, 12
Et loin dans le présent regarde l'avenir. 12
La vieillesse chagrine incessamment amasse, 12
Garde, non pas pour soi, les trésors qu'elle entasse ; 12
385 Marche en tous ses desseins d'un pas lent et glacé ; 12
Toujours plaint le présent, et vante le passé ; 12
Inhabile aux plaisirs, dont la jeunesse abuse, 12
Blâme en eux les douceurs que l'âge lui refuse. 12
Ne faites point parler vos acteurs au hasard, 12
390 Un vieillard en jeune homme, un jeune homme en vieillard. 12
Étudiez la cour, et connaissez la ville ; 12
L'une et l'autre est toujours en modèles fertile. 12
C'est par là que Molière, illustrant ses écrits, 12
Peut-être de son art eût remporté le prix, 12
395 Si, moins ami du peuple, en ses doctes peintures 12
Il n'eût point fait souvent grimacer ses figures : ! !), 12
Quitté, pour le bouffon, l'agréable et le fin, 12
Et sans honte à Térence allié Tabarin : 12
Dans ce sac ridicule où Scapin s'enveloppe, 12
400 Je ne reconnais plus l'auteur du Misanthrope. 12
Le comique, ennemi des soupirs et des pleurs, 12
N'admet point en ses vers de tragiques douleurs ; 12
Mais son emploi n'est pas d'aller, dans une place, 12
De mots sales et bas charmer la populace. 12
405 Il faut que ses acteurs badinent noblement ; 12
Que son nœud bien formé se dénoue aisément ; 12
Que l'action, marchant où la raison la guide, 12
Ne se perde jamais dans une scène vide ; 12
Que son style humble et doux se relève à propos ; 12
410 Que ses discours, partout fertiles en bons mots, 12
Soient pleins de passions finement maniées ; 12
Et les scènes toujours l'une à l'autre liées. 12
Aux dépens du bon sens gardez de plaisanter. 12
Jamais de la nature il ne faut s'écarter : 12
415 Contemplez de quel air, un père, dans Térence, 12
Vient d'un fils amoureux gourmander l'imprudence ; 12
De quel air cet amant écoute ses leçons, 12
Et court chez sa maîtresse oublier ces chansons. 12
Ce n'est pas un portrait, une image semblable ; 12
420 C'est un amant, un fils, un père véritable. 12
J'aime sur le théâtre un agréable auteur 12
Qui, sans se diffamer aux yeux du spectateur, 12
Plaît par la raison seule, et jamais ne la choque ; 12
Mais, pour un faux plaisant, à grossière équivoque, 12
425 Qui pour me divertir n'a que la saleté, 12
Qu'il s'en aille, s'il veut, sur deux tréteaux monté, 12
Amusant le Pont-Neuf de ses sornettes fades, 12
Aux laquais assemblés jouer ses mascarades. 12
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