Métrique en Ligne
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Nicolas BOILEAU-DESPRÉAUX
ÉPITRES
1670-1698
ÉPÎTRE XI
A MON JARDINIER
Laborieux valet du plus commode maître 12
Qui pour te rendre heureux ici-bas pouvait naître, 12
Antoine, gouverneur de mon jardin d'Auteuil, 12
Qui diriges chez moi l'if et le chèvrefeuil, 12
5 Et sur mes espaliers, industrieux génie, 12
Sais si bien exercer l'art de La Quintinie, 12
Oh ! que de mon esprit, triste et mal ordonné, 12
Ainsi que de ce champ par toi si bien orné, 12
Ne puis-je faire ôter les ronces, les épines, 12
10 Et des défauts sans nombre arracher les racines ! 12
Mais, parle ; raisonnons : quand du matin au soir, 12
Chez moi poussant la bêche, ou portant l'arrosoir, 12
Tu fais d'un sable aride une terre fertile, 12
Et rends tout mon jardin à tes lois si docile ; 12
15 Que dis-tu de m'y voir rêveur, capricieux, 12
Tantôt baissant le front, tantôt levant les yeux, 12
De paroles dans l'air par élans envolées 12
Effrayer les oiseaux perchés dans mes allées ? 12
Ne soupçonnes-tu point qu'agité du démon, 12
20 Ainsi que ce cousin des quatre fils Aymon 12
Dont tu lis quelquefois la merveilleuse histoire, 12
Je rumine en marchant quelque endroit du grimoire ? 12
Mais, non : tu te souviens qu'au village on t'a dit 12
Que ton maître est nommé, pour coucher par écrit 12
25 Les faits d'un roi, plus grand en sagesse, en vaillance, 12
Que Charlemagne aidé des douze pairs de France ; 12
Tu crois qu'il y travaille, et qu'au long de ce mur 12
Peut-être en ce moment il prend Mons et Namur. 12
Que penserais-tu donc, si l'on t'allait apprendre 12
30 Que ce grand chroniqueur des gestes d'Alexandre, 12
Aujourd'hui méditant un projet tout nouveau, 12
S'agite, se démène, et s'use le cerveau, 12
Pour te faire à toi-même en rimes insensées 12
Un bizarre portrait de ses folles pensées ? 12
35 « Mon maître, dirais-tu, passe pour un docteur, 12
Et parle quelquefois mieux qu'un prédicateur. 12
Sous ces arbres pourtant, de si vaines sornettes 12
Il n'irait pas troubler la paix de ces fauvettes, 12
S'il lui fallait toujours, comme moi, s'exercer, 12
40 Labourer, couper, tondre, aplanir, palisser, 12
Et, dans l'eau de ces puits sans relâche tirée, 12
De ce sable étancher la soif démesurée. » 12
Antoine, de nous deux, tu crois donc, je le voi, 12
Que le plus occupé dans ce jardin, c'est toi. 12
45 Oh ! que tu changerais d'avis et de langage, 12
Si, deux jours seulement, libre du jardinage, 12
Tout à coup devenu poète et bel esprit, 12
Tu t'allais engager à polir un écrit 12
Qui dît, sans s'avilir, les plus petites choses ; 12
50 Fît, des plus secs chardons, des œillets et des roses ; 12
Et sût, même aux discours de la rusticité, 12
Donner de l'élégance et de la dignité ; 12
Un ouvrage, en un mot, qui juste en tous ses termes, 12
Sût plaire à Daguesseau, sût satisfaire Termes ; 12
55 Sût, dis-je, contenter, en paraissant au jour, 12
Ce qu'ont d'esprits plus fins et la ville et la cour ! 12
Bientôt, de ce travail revenu sec et pâle, 12
Et le teint plus jauni que de vingt ans de hâle, 12
Tu dirais, reprenant ta pelle et ton râteau : 12
60 « J'aime mieux mettre encor cent arpents au niveau, 12
Que d'aller follement, égaré dans les nues, 12
Me lasser à chercher des visions cornues ; 12
Et, pour lier des mots si mal s'entr'accordants, 12
Prendre dans ce jardin la lune avec les dents. » 12
65 Approche donc, et viens ; qu'un paresseux t'apprenne, 12
Antoine, ce que c'est que fatigue, et que peine. 12
L'homme ici-bas, toujours inquiet et gêné, 12
Est, dans le repos même, au travail condamné. 12
La fatigue l'y suit. C'est en vain qu'aux poètes 12
70 Les neuf trompeuses Sœurs, dans leurs douces retraites, 12
Promettent du repos sous leurs ombrages frais : 12
Dans ces tranquilles bois, pour eux plantés exprès, 12
La cadence aussitôt, la rime, la césure, 12
La riche expression, la nombreuse mesure, 12
75 Sorcières, dont l'amour sait d'abord les charmer, 12
De fatigues sans fin viennent les consumer. 12
Sans cesse, poursuivant ces fugitives fées, 12
On voit sous les lauriers haleter les Orphées. 12
Leur esprit toutefois se plaît dans son tourment, 12
80 Et se fait de sa peine un noble amusement. 12
Mais, je ne trouve point de fatigue si rude 12
Que l'ennuyeux loisir d'un mortel sans étude, 12
Qui, jamais ne sortant de sa stupidité, 12
Soutient, dans les langueurs de son oisiveté, 12
85 D'une lâche indolence esclave volontaire, 12
Le pénible fardeau de n'avoir rien à faire. 12
Vainement, offusqué de ses pensers épais, 12
Loin du trouble et du bruit il croit trouver la paix : 12
Dans le calme odieux de sa sombre paresse, 12
90 Tous les honteux plaisirs, enfants de la mollesse, 12
Usurpant sur son âme un absolu pouvoir, 12
De monstrueux désirs le viennent émouvoir ; 12
Irritent de ses sens la fureur endormie ; 12
Et le font le jouet de leur triste infamie. 12
95 Puis, sur leurs pas, soudain, arrivent les remords ; 12
Et bientôt avec eux tous les fléaux du corps, 12
La pierre, la colique, et les gouttes cruelles. 12
Guenaud, Rainssant, Brayer, presque aussi tristes qu'elles, 12
Chez l'indigne mortel courent tous s'assembler ; 12
100 De travaux douloureux le viennent accabler ; 12
Sur le duvet d'un lit, théâtre de ses gênes, 12
Lui font scier des rocs, lui font fendre des chênes ; 12
Et le mettent au point d'envier ton emploi. 12
Reconnais donc, Antoine, et conclus avec moi, 12
105 Que la pauvreté mâle, active, et vigilante, 12
Est, parmi les travaux, moins lasse et plus contente 12
Que la richesse oisive au sein des voluptés. 12
Je te vais sur cela prouver deux vérités : 12
L'une, que le travail, aux hommes nécessaire, 12
110 Fait leur félicité plutôt que leur misère ; 12
Et l'autre, qu'il n'est point de coupable en repos. 12
C'est ce qu'il faut ici montrer en peu de mots. 12
Suis-moi donc Mais, je vois, sur ce début de prône, 12
Que ta bouche déjà s'ouvre large d'une aune, 12
115 Et que, les yeux fermés, tu baisses le menton. 12
Ma foi ! le plus sûr est de finir ce sermon. 12
Aussi bien, j'aperçois ces melons qui t'attendent, 12
Et ces fleurs qui là-bas entre elles se demandent 12
S'il est fête au village, et pour quel Saint nouveau 12
120 On les laisse aujourd'hui si longtemps manquer d'eau. 12
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