Métrique en Ligne
BEA_3/BEA17
Henri BEAUCLAIR
POÈMES DIVERS
1887-1914
Ville natale
Je viens te demander, ô ma Ville Natale, 12
Du calme pour mon cœur, de l'air pour mes poumons ! 12
J'ai traversé des mers et j'ai franchi des monts, 12
Et je t'ai conservé mon amour filiale ! 12
5 Lorsque je voyageais sous des cieux étrangers, 12
Devant les monuments fameux, dans les ruines, 12
Bien souvent j'évoquai ton cadre de collines ; 12
Je rêvais de pommiers devant les orangers ! 12
Le guide me disait : Voici des paysages 12
10 Qu'on vient de tous les points de la Terre admirer ! 12
Et je songeais alors, comme pour comparer, 12
Au vallon de la Touque, aux bœufs dans les herbages 12
Je restai bon normand, si je t'abandonnai ! 12
Je n'ai vu nulle part la maison désirée ; 12
15 Je ne veux pas vieillir dans une autre contrée, 12
Je mourrai dans tes murs, ô ville où je suis né ! 12
Jadis, je te quittai pour courir, — ah ! Jeunesse ! — 12
La vie aventureuse aux mirages tentants ; 12
J'étais fougueux, j'étais altier, j'avais vingt ans ! 12
20 Et je méconnaissais ton charme, bonne hôtesse. 12
C'est le cœur attendri que j'allai, ce matin, 12
Fouler les gros pavés de tes antiques rues ; 12
Je cherchais du regard des maisons disparues, 12
J'ai revu le Collège où j'appris le latin. 12
25 Du Palais de l'Évêque aux anciennes tours grises, 12
J'ai marché, comme un pélerin, jusqu'à ce soir ; 12
Sur un banc du Jardin Public j'allai m'asseoir 12
Et moi, le mécréant, j'entrai dans tes églises. 12
Le passé m'enlaçait avec ses doux liens ; 12
30 Des fantômes d'amour sont venus m'apparaître ; 12
Et j'ai senti combien est enchaîné mon être 12
Au petit coin de France où dorment tant des miens ! 12
Ah ! c'est que tous ceux-là que connut mon enfance, 12
Parents, amis, voisins, je les recherche en vain… 12
35 Comme il en reste peu pour me tendre la main ! 12
Chacun de mes appels tombe dans le silence. 12
Mes parents ? J'ai perdu les mieux aimés d'entre eux : 12
Père, frère, puis sœur : le sort me fut sévère : 12
En cinq ans j'ai, cinq fois, gravi comme un calvaire 12
40 Le dur chemin qui conduit aux Champs-Rémouleux. 12
Mais, ces êtres de qui j'ai clos les yeux, je doute, 12
Parfois, qu'ils soient partis pour ne plus revenir : 12
Tout est plein d'eux, ici ; leur exil va finir… 12
Je m'attends à les voir arriver sur la route. 12
45 Cette route, depuis vingt ans, n'a pas changé : 12
Les arbres, toujours drus, ont le même feuillage, 12
Et les mêmes roquets jappent sur mon passage, 12
Cependant que l'on m'a déjà dévisagé… 12
Derrière son rideau, c'est une ménagère 12
50 Qui se demande, avec un regard soupçonneux, 12
Quel est cet inconnu, promeneur matineux, 12
Et moi, je sais fort bien le nom de la commère. 12
De tous petits enfants sont debout sur le seuil ; 12
— O marmaille, maillons de l'éternelle chaîne ! — 12
55 N'ai-je pas vu, voilà vingt ans, la même scène 12
Et le même vieillard dans le même fauteuil ? 12
Les générations vivent ; le même geste 12
Est fait par le grand-père et par le petit-fils ; 12
Je reconnais des attitudes, des profils, 12
60 Car l'aïeul qui partit vit en l'enfant qui reste ! 12
Dans son pays natal, on n'est point isolé. 12
Ici, je serai près de ceux de ma lignée, 12
Gens à l'âme à la fois hautaine et résignée ; 12
Je suis le descendant d'obscurs semeurs de blé ! 12
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