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BCH_1/BCH132
Maurice Bouchor
LES POËMES DE L'AMOUR ET DE LA MER
1876
III
L'AMOUR DIVIN
XXXIV
ÉPILOGUE
Plein d'espoir, affamé d'un plus large horizon, 12
J'ai traversé le monde. O forêts séculaires, 12
Dans l'âme épouvanté, j'ai scruté vos mystères, 12
Et vos enchantements ont troublé ma raison. 12
5 Comme une chèvre, au flanc des roches escarpées, 12
Je me tenais debout, les bras tendus aux cieux : 12
Dans le couchant j'ai vu des guerriers furieux 12
Qui brandissaient en l'air leurs sanglantes épées. 12
Des hommes dans le vent hurlaient échevelés, 12
10 Des sorcières passaient et chevauchaient les nues, 12
Et quand le soir tombait plein d'horreurs inconnues, 12
Un souffle m'enlevait jusqu'aux cieux étoilés. 12
La mer avait des voix terribles et profondes 12
Qui me bouleversaient et me faisaient pâlir ; 12
15 Dans des rêves sans fin je me sentais mourir 12
Et je roulais parmi le tourbillon des ondes. 12
J'avais saisi le verre à mes lèvres tendu ; 12
Je buvais, chancelant d'une ivresse sublime, — 12
Et la nature était un effrayant abîme 12
20 Sur lequel se penchait mon esprit éperdu. 12
Ah !quand mon cœur blessé d'une douleur cruelle, 12
Se sentant las d'aimer pour la première fois, 12
S'était réfugié vers sa mère immortelle 12
Croyant trouver la paix à l'ombre des grands bois, 12
25 Il ne se doutait pas que tant de solitude 12
Épuiserait sa vie et le dessécherait, 12
Et le rendrait pareil aux arbres noirs et rudes 12
Quand la dent de l'hiver a mordu la forêt. 12
Il ne comprenait pas que l'âme tout entière 12
30 S'absorbe au sein profond des choses, que les cieux 12
Emplissent nos regards d'une telle lumière 12
Que rien n'existe plus devant nos faibles yeux. 12
Et lorsque, fatigué d'errer comme un fantôme 12
Sur l'eau silencieuse et sur les monts déserts, 12
35 Les yeux en vain tournés vers l'immuable dôme 12
Les bras en vain tendus dans le vide des airs, 12
J'ai voulu reposer mon front sur la poitrine 12
D'un être qui m'aimât et qui pût me parler, 12
Je n'ai vu devant moi qu'une splendeur divine, 12
40 Qu'un sourire infini qui ne peut consoler. 12
Que devenir, puisque la vie 8
N'était point lasse de fleurir, 8
Et puisque ma chair assouvie 8
Ne pouvait même plus souffrir ? 8
45 J'ai fui loin des bois solitaires 8
Dont le parfum m'est un poison 8
Et des sentiers pleins de mystères 8
Qui m'ont égaré la raison. 8
Je suis revenu vers les foules 8
50 A l'étourdissante clameur 8
Qui sait, mieux que le bruit des houles, 8
Étouffer les cris de douleur. 8
Mais la ville m'était déserte ! 8
Les femmes passaient et riaient, 8
55 Et du fond de leur tombe ouverte 8
Mes vieux souvenirs s'écriaient : 8
« Laisse la jeunesse enivrée 8
Saluer la gloire du jour, 8
Toute ta joie est enterrée 8
60 Sous les débris du vieil amour. » 8
Quelle tristesse et quel silence ! 8
J'ai dépensé tout mon matin 8
A remuer sans espérance 8
Les cendres d'un amour éteint. 8
65 Et pourtant, dois-je le maudire ? 8
Pourquoi l'ai-je tant blasphémé, 8
Si je vois quelquefois sourire 8
Le fantôme du temps aimé ? 8
Ce n'est pour moi qu'un rêve étrange 8
70 Qui traverse mes sombres nuits, 8
Mais le rayonnement d'un ange 8
A laissé mes yeux éblouis, 8
J'aime encor les nuits sans pareilles 8
Et les soirs pleins d'enchantements 8
75 Où résonnait à mon oreille 8
La musique de nos serments. 8
Tendresse de la femme aimée 8
Qui m'enchaînait près de son cœur 8
Dans une étreinte parfumée, 8
80 Ton souvenir reste vainqueur ! 8
Et toi, grand océan sublime, 8
Mouvante lumière des flots, 8
Vagues énormes dont la cime 8
Lançait au ciel les matelots, 8
85 Ce que j'ai dépensé de vie 8
De souffrance et de plaisir fou, 8
Double chimère poursuivie, 8
Vous m'avez tout pris — gardez tout ! 8
Défunt amour, sans épouvante 8
90 Je descendrai dans ton caveau ; 8
O mer, qu'il éclaire ou qu'il vente, 8
Je te serai toujours dévot. 8
Et vous serez mes deux idoles, 8
Parce que j'ai vers vous lancé 8
95 Mes rêves comme des gondoles 8
Au clair de lune du passé. 8
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